Le peuple et l’époux

L’extrait d’Ézéchiel médité à Rimini et l’audace avec laquelle les prophètes décrivent l’alliance entre le Seigneur et Israël : d’une prédilection imméritée, à l’infidélité de Jérusalem, face à laquelle Dieu décide de faire une « chose nouvelle »
Ignacio Carbajosa

Une des choses les plus surprenantes, dans la Bible, ce sont les images utilisées pour exprimer la relation entre Dieu et son peuple. Car, pour parler de l’alliance que le Seigneur a établie avec Israël sur le Sinaï, les Écritures auraient pu utiliser l’image des serments d’allégeance entre un roi et ses sujets, ou entre un empereur et les nations soumises : images que nous trouvons dans la littérature religieuse d’autres cultures, et qui ne manquent pas non plus dans la Bible. Pourtant, une telle image ne conviendrait que pour établir la distance entre un dieu et son peuple. C’est pourquoi, non sans une certaine audace, la littérature prophétique d’Israël décrit la relation entre le Seigneur et son peuple comme une relation nuptiale, sans exclure aucune de ses caractéristiques.

Le premier prophète à utiliser cette image est Osée, dont la vie même est un signe pour Israël : il doit épouser une prostituée et engendrer des fils de prostitution. C’est en ce sens que Dieu se lamente au sujet de sa relation avec Israël : « Accusez votre mère, accusez-la, car elle n’est plus ma femme, et moi, je ne suis plus son mari ! Qu’elle écarte de son visage ses prostitutions et, d’entre ses seins, ses adultères ». (Os 2,4) Jérémie, pour sa part, remonte aux fiançailles dans le désert, quand le Seigneur arrache Israël à l’esclavage en Égypte, avant le mariage sur le Sinaï : « Je me souviens de la tendresse de tes jeunes années, de ton amour de jeune mariée, lorsque tu me suivais au désert, dans une terre inculte ». (Jr 2,2) Mais, après le mariage, Dieu interroge douloureusement, comme un époux abandonné : « En quoi vos pères m’ont-ils trouvé injuste, eux qui se sont éloignés de moi, qui ont suivi des dieux de néant pour devenir eux-mêmes néant ? » (Jr 2,5) Quant à Isaïe, il utilisera aussi cette image, mais pour parler de la restauration de Jérusalem après l’exil : « On ne te dira plus : « Délaissée ! » À ton pays, nul ne dira : « Désolation ! » (…) Comme la jeune mariée fait la joie de son mari, tu seras la joie de ton Dieu. » (Is 62, 4-5)

L’INFIDELITÉ
Or un prophète va plus loin encore et recourt aux images les plus audacieuses et les plus provocantes. C’est Ezéchiel. Encore très jeune, le prophète doit quitter Jérusalem et partir pour Babylone, lors de la première déportation ordonnée par Nabuchodonosor. Il comprend dans sa chair la raison de ce drame : c’est l’infidélité de la ville. Mais Jérusalem ne comprend pas ; elle continue sur son chemin, elle recherche d’autres dieux et d’autres alliances politiques, sans mettre son espérance dans le Seigneur. Dix années passeront avant que Nabuchodonosor ne revienne, ne détruise la ville et le temple de Jérusalem. Il met fin à la monarchie et envoie en exil le reste de la population. C’est pendant cette période intermédiaire qu’Ézéchiel reçoit son appel et la mission de prêcher, de l’extérieur, à l’intention de la ville qui se leurre. Si Osée partait du mariage consommé, et Jérémie des fiançailles, si Isaïe semblait promettre un mariage à la ville demeurée veuve, Ézéchiel, lui, part de la naissance de la petite fille que le Seigneur épousera par la suite. Son oracle s’adresse à la ville de Jérusalem, cœur du peuple du royaume de Judas, qui, seul, demeure après les multiples infidélités. On comprend pourquoi il ose parler d’une origine païenne, ce qui ne pouvait pas se dire du peuple saint, né des entrailles d’Abraham. « Par tes origines et ta naissance, tu es du pays de Canaan. Ton père était un Amorite, et ta mère, une Hittite ». (Ez 16,3) Jérusalem était la ville des Jébuséens ; ce n’est que plus tard qu’elle sera conquise par David.

« TU DEVINS MIENNE »
C’est quand on reprend toutes les plaintes de Dieu face à l’infidélité d’Israël, son épouse, qu’apparaissent les bénéfices que le Seigneur concédait, malgré tout, à son peuple. De cette façon, toute tentative de réplique était déjouée à la racine : l’infidélité n’a pas d’excuses, elle est signe d’ingratitude et d’absurdité. Le texte d’Ézéchiel 16 commence par décrire la naissance de la ville-enfant qui, païenne, ne jouit pas des bénéfices de l’alliance : on la jette dans un champ sans même couper le cordon ombilical – cela se faisait, à l’époque, quand le nouveau-né n’était pas un garçon.– Personne n’a de compassion pour elle. Or c’est ici qu’apparaît le premier bénéfice dont jouit chaque être, même s’il est exclu de l’alliance : « Je suis passé près de toi, et je t’ai vue te débattre dans ton sang. Quand tu étais dans ton sang, je t’ai dit : "Je veux que tu vives !" Je t’ai fait croître comme l’herbe des champs ». (Ez 16, 6-7) La vie est un don de Dieu. Cette enfant survit par la volonté de Dieu, même si elle est comme l’herbe des champs, privée des soins de l’alliance. De fait, la ville des Jébuséens échappa à l’extermination, elle ne fut pas conquise par les tribus d’Israël : elle survécut comme une fleur spontanée. Dans ce contexte « sauvage », la petite fille commença à grandir et devint femme. Et ce fut le moment de l’amour : « Je suis passé près de toi, et je t’ai vue : tu avais atteint l’âge des amours. J’étendis sur toi le pan de mon manteau et je couvris ta nudité. Je me suis engagé envers toi par serment, je suis entré en alliance avec toi – oracle du Seigneur Dieu – et tu as été à moi ». (16, 8) Par une initiative gratuite, le Seigneur se pencha sur cette jeune fille pour l’épouser, en l’accueillant dans l’alliance. C’est exactement ce qui arriva avec la conquête de Jérusalem par la main de David qui, plus tard, fera d’elle la capitale de son royaume.

Les effets de cette préférence imméritée ne se font pas attendre : la jeune fille est lavée (elle était encore ensanglantée), purifiée (elle appartenait aux peuples païens), ointe d’huile (comme une reine). Ce sont là des gestes de soin, propres au contexte de l’alliance, et exprimés encore une fois en termes matrimoniaux. Commence alors le rite de la parure de l’épouse avec vêtements et bijoux, témoignage de l’affection que le Seigneur éprouve pour elle. Suit la description du mets qu’elle goûte : il ne s’agit plus d’un animal sauvage. Dans cette description minutieuse, ce qui domine, c’est l’initiative du Seigneur qui prend soin du moindre détail par amour pour son épouse. Le résultat éclate aux yeux de tous : « Tu devins de plus en plus belle et digne de la royauté. Ta renommée se répandit parmi les nations, à cause de ta beauté car elle était parfaite ». (16, 13-14) C’est le moment de la splendeur sans égale de Jérusalem, au temps du roi Salomon, quand la reine de Saba se présenta pour contempler la beauté de son temple, de ses palais et de ses murs. L’architecture du récit rend évidente l’origine de toute la beauté de Jérusalem : « pour la gloire que j’avais mise en toi » (16, 14 dans la version CEI de 1974, mais celle de 2008 ne mentionne pas cette précision). Arrive alors la trahison dont le Seigneur parle avec amertume.

Dans le verset 15, le sujet change : on passe des actions de Dieu à celles de l’épouse-Jérusalem. « Mais tu t’es fiée à ta beauté, tu t’es prostituée en usant de ta renommée, tu as prodigué tes faveurs à tout venant ; tu as été à n’importe qui ». (16, 15) La beauté donnée à l’épouse n’est pas pour elle l’occasion de se tourner pleine de gratitude vers son aimé ; mystérieusement, loin de reconnaître ces faveurs, c’est vers ses amants que se tourne Jérusalem (les idoles et les nations avec lesquelles elle recherche des alliances politiques). Les vêtements et les bijoux qu’elle avait reçus du Seigneur, en signe de l’affection passionnée de son époux, elle les utilise pour parer les autels païens et demander l’affection des idoles qui ne peuvent la lui donner. Les mets choisis avec un soin raffiné par le Seigneur, elle les dépose devant des images inanimées, comme offrandes au suave parfum, en recherchant une compagnie que les idoles ne peuvent lui apporter.

Il est difficile de ne pas se reconnaître dans cet extrait. C’est ce qu’ont fait le pape François et don Giussani. Comme Jérusalem, nous avons besoin, nous aussi, d’un cœur nouveau où héberger l’affection comme un jugement, comme une sympathie radicale. Car le Seigneur, ému de pitié pour son peuple, décide de faire « une chose nouvelle ». Pierre le traître, face à Jésus, est le premier témoin de cette nouvelle création.