Chronique d’une certitude ordinaire

Parmi les défis de la vie, voici trois expériences de personnes qui découvrent la « certitude » d’un chemin. En commençant par le juge Paulo Antonio de Carvalho, qui raconte le risque de la confiance face aux « deux murs » que nous érigeons.
Alessandra Stoppa

Audience. Le juge lit la sentence au condamné : huit ans de prison. Après quoi il lui explique qu’il peut faire recours et espérer un meilleur résultat. « Non, non. Je suis d’accord. J’ai commis une faute et je dois payer », répond l’homme. Mais il ajoute : « Excusez-moi, je dois aller en prison aujourd’hui ? ». « Oui, cela fonctionne ainsi… » confirme le juge surpris : « Pourquoi me demandez-vous cela ? ». « Parce que je ne suis pas prêt à y aller aujourd’hui ». À ce stade, naît un sourire ou une question. Ce juge lui demande pourquoi. « Nous avons deux enfants et je suis seul à travailler. Si je ne règle pas d’abord les choses à la maison, ma femme ne saura pas comment faire ».
« Vous me demandez donc du temps ? ». « Oui ». « Et de combien de temps auriez-vous besoin ? ». « Dix jours ». « Je vous en accorde trente ». Il ouvre l’agenda et note la date à laquelle le condamné devra se présenter. Trente jours plus tard, l’homme se présente, ponctuel, sa valise à la main. « Au travail, les gens n’y croyaient pas. Mais ça s’est passé ainsi car la confiance est plus forte que tout » nous raconte aujourd’hui le juge protagoniste de cette histoire. « Pas protagoniste, collaborateur… » précise-t-il tout de suite. Il s’appelle Paulo Antonio de Carvalho. Originaire de Conceição da Aparecida, au sud de l’Etat brésilien du Minas Gerais, il est, depuis plus de trente ans, responsable de la circonscription judiciaire de Itaúna, une ville de cent mille habitants à soixante kilomètres de Belo Horizonte. On le traite de fou pour la décision qu’il a prise avec cet homme. Il sait qu’il a risqué gros cette fois, et d’autres fois aussi, surtout son poste, mais il ne perd pas son temps à discuter et nous dit plutôt que « sans risquer, on ne fait rien dans la vie. Pour le reste je dois seulement remercier Dieu ». C’est un fait très simple qui lui a donné le courage de ces trente jours : « J’ai regardé cet homme dans les yeux » dit-il, « J’ai tout misé sur ma confiance en lui ». L’histoire ne finit pas seulement avec un condamné qui se présente le jour dit et entre en prison de lui-même, mais aussi avec un juge qui ne lui envoie pas la brigade volante toutes sirènes allumées. « Je l’aurais mis dans l’embarras. Lui, menottes aux mains, devant ses enfants et sa femme, les voisins à la fenêtre. On peut faire les choses de manière plus humaine. Et puis vous savez quelle différence cela fait d’entrer en prison sans l’angoisse des problèmes laissés à la maison ? Si j’étais condamné aujourd’hui, je ne serais pas prêt non plus ».

De Carvalho a obtenu sa licence en droit en 1970 ; il est devenu juge six ans plus tard mais il n’est pas entré en fonction immédiatement ; il a pressenti toute la gravité de la tâche qui lui était confiée et il avait peur, il ne se sentait pas assez mûr et préparé : « Nous autres juges, nous sommes confrontés à la liberté des hommes. Dieu a partagé la même responsabilité avec nous, celle de juger. Il faut beaucoup de prudence. Il faut agir avec miséricorde pour ne pas trahir la confiance que Dieu nous a accordée. J’ai mûri avec le temps, l’expérience, et surtout la foi. Et grâce à des rencontres ». Il est arrivé à Itaúna le 30 juin 1984. Au début il faisait son travail « comme la plupart des juges », en considérant l’exécution d’une peine comme une question administrative. « Jusqu’à ce que je me rende compte que « de l’autre côté » il y avait un homme comme moi, c’est-à-dire avec le même besoin d’attention ». Il l’a appris en découvrant la méthode Apac, les prisons sans geôliers, protagonistes d’une des expositions les plus appréciées du dernier Meeting de Rimini. La méthode naît de l’intuition vertigineuse d’un avocat de Sao Paulo, Mario Otoboni, qui, le premier, a fait ce pari : un homme est toujours plus grand que le mal qu’il a fait. Quel que soit le crime qu’il a commis. Avec les années, le nombre de prisons Apac est arrivé à 40 pour le seul Etat de Minas Gerais ; elles hébergent plus de trois mille « hommes à récupérer ». Elles sont une source de pardon, de faits impensables ; elles transforment les familles, la société autour d’elles. Elles comptent un taux de récidive de 15 à 20% contre 80% dans les prisons traditionnelles.

LA RÉPONSE DE JOSÉ
C’est une vision différente du droit, du détenu, de la peine. Mais la force la plus révolutionnaire de cette méthode s’est révélée dans l’expérience d’un prisonnier, José de Jesus, qui a marqué de Carvalho pour toujours. « C’était un homme très fort et très intelligent qui, grâce à ces deux qualités a toujours réussi à s’évader de toutes les prisons ». Quand le Tribunal de Justice a fait un reportage sur les Apac, un journaliste demande à José : « Tu t’es toujours évadé. Or depuis deux ans tu es ici où il n’y a pas de gardiens et tu ne t’évades pas, pourquoi ? ». « Parce que personne ne fuit l’amour ».

Nous nous « arrêtons » tous seuls. Le juge Carvalho n’a pas été convaincu d’emblée par la méthode Apac. « Il m’a fallu deux ans ». Il a dû voir des vies changées comme celle de José, les effets sur la société, et avant tout le travail des bénévoles : « J’étais impressionné par le dévouement de toutes ces personnes, qui dépensent du temps et de l’énergie ainsi, dans un monde comme le nôtre aujourd’hui ». Un monde où est inacceptable celui qui a commis une faute. Il est très touché par la profondeur de don Julián Carrón dans la « Page Une » du Traces du mois de septembre sur les tentatives de réponse à l’insécurité existentielle de notre époque. « Cela me surprend parce que c’est crucial » explique De Carvalho : « Aujourd’hui nous construisons deux types de murs : le premier pour tenir à distance celui qui fait le mal, le deuxième pour nous enfermer dans nos vies. Nous nous « arrêtons » nous-mêmes en pensant être en sécurité. Ainsi nous créons des problèmes supplémentaires en isolant les autres. Sans résoudre le problème de la peur que nous portons en nous, dans notre intimité, qui dépend du changement de notre cœur, d’une transformation de la vie sans laquelle nous ne serons jamais en paix ». Même si le monde passait son temps à « arrêter les gens en pensant que c’est la bonne voie, la réalité nous dit que ce n’est pas le cas ». La réalité nous dit autre chose : « Nous devons chercher de nouvelles modalités. Faire les mêmes choses de manière différente, plus humaine ». La criminalité diminue là où on tente de « diminuer la hauteur des murs, regarder le détenu comme un sujet de droits, investir dans l’éducation et la réinsertion ». Ce n’est pas vrai qu’un tel monde est moins sûr. Les résultats d’Apac ne sont pas « gratuits », ils sont là parce que « la méthode fonctionne ».

ETINCELLE DIVINE
Pour lui c’est voir concrétisée la conviction de Gudesteu Biber, ex président du Tribunal de Justice de Minas Gerais : « Il faut qu’un détenu soit traité comme un homme pour qu’il puisse réagir comme un homme ». De Carvalho ose aller plus loin : « Il faut le traiter pour l’étincelle divine qu’il porte en lui ». C’est pourquoi il s’intéresse autant au « défi de don Giussani et don Carrón : seulement quand tu arrives au cœur de l’homme tu peux opérer une transformation. Même sociale ». En regardant sa carrière, il ne voit pas les dix-huit mille condamnations qu’il a prononcées, mais les soixante mille personnes qui sont passées devant lui lors des audiences. Avec le temps il a appris à voir en chacun « un Lazare, comme nous pouvons l’être nous-mêmes ou les gens que nous rencontrons chaque jour. Des personnes « mortes » qui ont besoin que Jésus arrive devant leur tombeau et dise : « Sors ! » ». Il nous confie qu’il pense souvent à la provocation du Pape à propos de l’aumône, quand il dit que si nous donnons une pièce de monnaie à un homme au bord de la route nous ne faisons rien : nous ne changeons pas sa situation, le monde continue comme avant. « François dit que c’est tout autre chose de s’arrêter, de regarder l’autre dans les yeux, de lui serrer la main, de lui parler. Car cette personne demande certainement de l’amour plus qu’une pièce de monnaie. Il existe une autre manière de faire la même chose qui change tout ». Qu’est-ce que vous gagnez à travailler et à vivre autrement ? « De toutes les choses dont nous pouvons parler, voici la plus importante » répond-il, « Rien de ce que l’on fait n’a de valeur si on le fait de façon formelle, si on fait toutes les choses « justes », même les devoirs religieux, en tant que spectateur, sans vivre l’essence de la vie. J’y gagne beaucoup : m’impliquer dans le rapport avec mon frère qui est en face de moi, avec les faits qui m’arrivent, a provoqué une transformation très profonde en moi ». Pour parler de soi il ne peut faire abstraction de l’expérience Apac et encore moins du rapport avec deux prêtres qui, durant son enfance et sa jeunesse, ont été des pères pour lui qui avait perdu son père à l’âge de sept ans : « Ils m’ont transmis la foi et je continue à suivre aujourd’hui la voie qu’ils m’ont indiquée ». Puis il ajoute : « Dieu a été très bon pour moi en me donnant tout ça. Oui la « certitude » naît du fait de se savoir beaucoup aimé ».