La chute sur terre

Les deux candidats les plus impopulaires jamais vus, avec des visions opposées et des fragilités identiques, arrivent à désorienter tout le monde. La question devient bien plus profonde que le simple « pour qui voter ».
Mattia Ferraresi*

Désormais nous y sommes : le 8 novembre on vote et la Maison Blanche est disputée par les deux candidats les plus impopulaires jamais vus. Les sondages les plus cléments disent que plus de 50% des américains désapprouvent voire méprisent aussi bien Donald Trump que Hilary Clinton. La confiance dans les capacités de la politique à répondre aux besoins de la société est au plus bas dans l’histoire et cela se lit dans la victoire d’un outsider à la sélection qui a pris en otage le parti d’Abraham Lincoln et réduit en morceaux les anciennes structures que l’on croyait indestructibles, alors que l’autre candidate a bien eu du mal à battre aux primaires Bernie Sanders, un adversaire quasi méconnu qui a pourtant réussi à mobiliser des millions de jeunes avec la promesse d’une « révolution politique » pour purifier le système des injustices.

Les forces qui ont chatouillé les instincts anti-système ont été récompensées. La campagne électorale n’est pas dominée par les programmes politiques, les désirs d’un peuple ou les promesses titanesques des idéologies du siècle dernier, mais bien plus par la peur. La peur des immigrés et des terroristes, des processus de globalisation, de la classe politique superficielle, peur de l’autre, aussi bien le conducteur qui est arrêté par un policier que l’adversaire politique qui est traité tel un démon ou ridiculisé, méprisant « la bande de misérables » qui le soutient. Voilà totalement renversé ce que saint Ambroise affirmait en parlant de l’idéal de l’homme politique : « Ce qui est engendré par l’amour, ne pourra jamais l’être par la peur. Rien n’est si utile que de se laisser aimer ».

Dans ce scénario de « changement d’époque », comme dit le pape François, dominé par le morcellement et la peur et où les bruits de fond ont le dessus sur les contenus du débat, une situation où mêmes les certitudes de la plus grande démocratie du monde s’effritent, la question la plus urgente n’est pas celle rendue célèbre par Lénine – que faire ? – mais une autre plus authentiquement révolutionnaire : comment juger ?

AME DEMOCRATIQUE
Il faut tout d’abord une prémisse. Indépendamment du résultat du vote, l’Amérique avec sa politique impopulaire et populiste ne sortira pas indemne du « culte bipartisan de la présidence », pour utiliser l’expression de l’éditorialiste Ross Douthat, car il s’agit d’un trait dominant de la démocratie américaine. Le rôle du président est revêtu d’une aura quasi mystique, c’est une figure sacrée qui incarne les vertus universelles. Les visages des présidents sont sculptés dans le marbre pour être rendus à l’éternité. Bien loin d’incarner un réaliste qui cherche les compromis, le président américain incarne un idéal, si bien que les campagnes électorales sont le triomphe de la personnalisation : des candidats qui se jugent sur la personnalité, l’élocution, les traits humains, la crédibilité, le tempérament, la présence. On évalue s’ils sont, comme on dit justement, « présidentiables », c’est-à-dire compatibles avec un rôle qui possède une gravitas quasi religieuse. Ce qu’ils disent, les propositions qu’ils avancent viennent au deuxième rang.

Il s’agit là d’une série de signes qui caractérisent une confiance démesurée dans la démocratie, qui dans le grand « projet de modernité » que l’Amérique incarne, selon la définition du théologien méthodiste Stanley Hauerwas, correspond à l’essentiel de chaque action, le contexte dans lequel chaque question de l’homme peut trouver réponse. Il est donc singulier que deux candidats si impopulaires et si peu inspirés se retrouvent en concurrence face à une charge si élevée.

Le théologien David Schindler, doyen émérite de l’Institut Jean Paul II à Washington, l’explique ainsi : « Trump et Clinton révèlent la fin de la démocratie libérale, à savoir le point où sa logique interne échoue. Trump constitue sa version la plus obtuse, Clinton la version la plus systématique et la plus vénale. D’une certaine manière les deux ont une âme démocratique. C’est-à-dire qu’ils croient que les bavardages manipulateurs accompagnés d’un savoir technique (politique et scientifique) sont le moyen adéquat pour poursuivre les objectifs qui ont leur préférence et sont en opposition avec les objectifs naturels ».

La doctrine sociale de l’Eglise met l’accent sur le fait que la démocratie est « un ordonnancement, et comme tel un instrument et non pas un objectif » et son « caractère moral n’est pas automatique ». Selon cette optique réaliste qui désacralise la démocratie – une logique inacceptable pour qui, et surtout après la chute de l’Union soviétique, a théorisé l’affirmation globale du modèle démocratique et libéral comme destin nécessaire à l’humanité –, la chute sur terre depuis son piédestal céleste de la figure du président américain offre la possibilité de remettre les choses en place selon leur ordre naturel.
Cette prémisse permet de s’obstiner et de se lancer sans crainte ni chantage dans l’aventure du jugement en matière politique. Les différences entre les visions de Trump et Clinton sont innombrables et variées, mais R.R. Reno, directeur de la revue chrétienne First Things, essaie d’en faire ressortir le noyau synthétique : « Cette étrange tournée électorale est une prise de conscience que la situation mondiale de l’Après-guerre est sur sa fin et cela change notre conception politique. La confrontation entre droite et gauche est en train de laisser la place au combat entre establishment et anti-establishment et le débat concerne les tensions entre la perspective nationaliste et celle globaliste ». Avec ses positions intransigeantes contre l’immigration clandestine et en faveur de mesures protectionnistes pour défendre l’économie américaine, Trump « est le champion nationaliste qui trouve un consensus parmi ceux qui se sentent exclus et trahis par les projets de globalisation ».

« EXCETPTIONNEL »
En expliquant, au même titre que pour la réflexion sur la démocratie, que la globalisation n’est pas un bien en soi, la doctrine sociale parle d’une tension entre « nouvelles espérances » et « interrogations inquiétantes » produites par ce processus : la rhétorique de Trump a une emprise sur les Américains qui sont inquiets par rapport aux interrogations et se sentent trahis par de faux espoirs. Il s’agit d’électeurs déçus par les perspectives de progrès global affichées par l’Amérique et incarnées par Clinton.

La politique étrangère est sûrement le terrain où l’on peut observer au mieux la vision des deux candidats. Trump adhère à ce que l’on appelle l’école réaliste des relations internationales, il conçoit les rapports entre les États en termes bilatéraux, il ne met pas de conditions préalables au dialogue avec d’autres États souverains – de la Russie à la Corée du Nord – car il refuse l’idée de l’« exceptionnel américain » : pour lui l’Amérique n’est pas la nation universelle chargée de l’Histoire, avec un H majuscule, chargée d’illuminer le chemin de l’humanité vers la démocratie et le capitalisme (conception qui a, pendant des générations, informé aussi bien le parti républicain que le parti démocrate), mais une superpuissance qui doit avant tout s’occuper de ce qui se passe à l’intérieur de ses frontières. La position de l’Amérique de Trump repose sur le désengagement et l’isolement.

Au contraire Clinton est la championne de la perspective de l’exceptionnel et de la conception de l’histoire que celle-ci sous-tend. Ce n’est pas uniquement par mépris vis-à-vis de la personnalité de Trump, mais aussi par sincère affinité de points de vue avec Hillary, que le républicain George H.W. Bush, partisan de la vision globaliste, ainsi que de nombreux intellectuels qui ont inspiré la « guerre à la terreur » de George W. Bush ont changé de parti.

CHANGEMENT D'EPOQUE
« L’Eglise se range-t-elle du coté de la nation ou des partisans de la vision globale ? », s’interroge Reno, qui observe un « moment de confusion du monde qui nous implique, nous aussi les catholiques. Les principes de solidarité, subsidiarité et de dignité humaine pour la recherche du bien commun, ont encore, je crois, une incroyable originalité : les perspectives politiques qui n’admettent pas une autre dimension, une main qui ne soit pas exclusivement humaine agissant dans l’histoire, ne sont rien d’autre que des ersatz. Le défi consiste à refuser ces principes d’une manière qui soit adéquate à cette époque de la modernité », ajoute Reno.

Une des questions cruciales, en particulier pour les catholiques américains, est la position des candidats au sujet de la vie et de la famille. Des générations de catholiques ont voté en suivant le drapeau de l’activisme pro-life, mais aujourd’hui même ce schéma-là n’est plus valable. Et non seulement parce que, comme l’admet Reno, « nous avons amplement perdu les batailles culturelles », mais aussi parce que l’avortement, la famille et la théorie du genre ne sont pas au centre de l’agenda politique du candidat républicain. À ce sujet il a proclamé, au début de la campagne, une orthodoxie conservatrice de manière générale et ensuite il a amplement ignoré le sujet.

Ainsi au bout du compte, pour les catholiques la question devient encore plus profonde – et fascinante – que le simple « pour qui voter ». « J’ai l’impression que ce contexte est une invitation, pour nous, à vivre de nouvelles formes de témoignage, à chercher de nouveaux espaces de dialogue et à offrir de nouvelles idées pour le bien de tous », explique Reno. L’affiche de la communauté américaine de CL, intitulé « Protagonistes de notre histoire », marque ce changement d’époque : une invitation au réveil de la personne lorsque toutes les structures, les bureaucraties, les slogans et les candidatures montrent leur très humaine fragilité.


*Correspondant du quotidien italien Il Foglio à New York.