« Raconte que tu m’as aimée ! »

Journal intime d’une bénévole qui a travaillé une année avec le Secours Catholique-Caritas, en Grèce, au milieu des visages et des histoires d’un million de migrants. Et une surprise : « Bethléem ! »
Francesca Brufani

« J’aimerais tellement avoir un cahier… » Sama dit cela timidement, comme si elle réclamait une fortune. Originaire d’Alep, au nord de la Syrie, Sama a 21 ans, deux yeux noisette et le plus beau visage du monde, bordé d’un hidjab de couleur perle. « Je voudrais tenir un journal intime, et je voudrais l’écrire pour toi. » Jamais personne n’avait tenu un journal pour moi. D’ailleurs, un journal intime, c’est un journal intime, et ce n’est pas fait pour être lu par d’autres ! Pourtant, cette jeune « demandeuse d’asile » était en train de balayer mes schémas.
Cela faisait six mois déjà que j’étais au service de la Caritas italienne en Grèce, en tant que Casque blanc, mais je ne m’attendais certes pas à une demande de ce genre. J’étais venue à Athènes pour suivre un projet de recherche sociale, en lien avec la crise économique. Les réfugiés, ce n’est pas moi qui étais allée les chercher ! Mais, juste au moment où je me creusais la tête pour savoir comment approcher les Grecs, Sama me montrait que les réfugiés qui transitaient par Athènes n’étaient pas disposés à être mes « bénéficiaires », mais qu’ils voulaient être mes amis. Non pas ‘un numéro’, perdu dans un nombre terminé par des quantités de zéros, mais chacun d’eux, une personne unique, avec une histoire personnelle, qui venait mendier un peu d’écoute. Cette phrase de Mère Teresa, compagne de voyage bien souvent, résonnait à mon oreille : « Aujourd’hui, il y a trop de gens qui parlent des pauvres, mais il n’y a personne qui parle avec eux. »

Si tu vas au fond des choses qui te stressent, qui te mettent en difficulté, tu trouves toujours une clé pour les vivre, et cela se transforme en un tremplin pour la vie. Pour moi, les innombrables tickets de caisse, gardés pour faire les comptes, sont une tâche aussi incompatible avec mes capacités qu’avec mon emploi du temps. Je ferme la porte, décidée à surmonter ma lassitude, et à cacher aux enfants de Neos Kosmos – le centre Caritas où j’habite et rends service – avec quelle facilité les tickets peuvent s’envoler… Mais Hlass, la petite Syrienne de 4 ans que j’ai tendrement appelée « enfant-séisme » est là, sans que je sache comment, et elle s’approche de mon bureau. Je lui permets de rester. Les yeux de Hlass se mettent à briller. Je n’oublierai jamais son regard, ce jour-là, quand les tickets de caisse sont entrés dans sa vie. Le plus beau jeu du monde pour elle, qui me l’indiquait en mimant « C’est moi qui vais te les coller ». Je crois que j’étais au bord des larmes. Parce que, si on laisse les autres nous « déranger », alors un de ces maudits tickets de caisse peut être transfiguré, et le collage d’une petite réfugiée devient une pièce de musée.

Asma a 39 ans, c’est une femme forte. Je lui parle du tremblement de terre qui s’est produit en Ombrie, la région où j’habite. Elle lit le Coran, en suivant le texte avec son doigt. La guerre et le tremblement de terre ne sont pas si différents, ils emportent tout, semble-t-elle dire. Elle est syrienne, elle aussi ; elle a voyagé seule en affrontant la mer avec ses douze enfants, jusqu’à ce que la Croix Rouge l’envoie à la maison de Neos Kosmos. J’étais allée les chercher : Hatoon, l’une de ses aînées, petite jeune fille aux cheveux bouclés et aux taches de rousseur, semblait déboussolée par ce énième déménagement. C’est à elle que j’ai demandé de me donner la main pour guider avec moi la caravane de ses petits frères et sœurs. Hatoon s’était redressée, toute fière de cette mission : elle avait séché ses larmes et retiré son collier couleur saphir et son bracelet couleur café, pour me les passer au cou et au bras, en signe de reconnaissance. Comme dit l’écrivain américain Gary Chapman, chacun de nous a au moins un « langage d’amour », un mot, une attention particulière. Et c’est dans la mesure où les autres le découvrent que l’on se sent aimé. Hatoon, une petite musulmane de 12 ans qui n’a plus de toit, avait parfaitement compris le mien.

« Bébé Jésus, et Grand Jésus. Regarde ! », répète comme un refrain Nadia, la « petite bichette » pour laquelle tout le monde a perdu la tête. Elle a trouvé un joli coffret en bois dont le volet gauche représente Jésus dans les bras de Marie, et le volet droit, Jésus adulte. Aucun d’entre nous ne lui a jamais parlé de religion ni de politique, la consigne étant le respect envers tous, et donc envers ceux qui, comme Nadia, viennent d’une famille musulmane. « Regarde », répète Nadia, avec les quelques mots d’anglais qu’elle a retenus. Et, du haut de ses cinq ans, elle tire les plus grands par le bord de leur T-shirt. La petite fille aux cheveux noirs répète ce geste comme un rite, en ouvrant son coffret devant chaque bénévole. « Bébé Jésus, et Grand Jésus », explique-t-elle en brandissant son trésor. Elle me regarde de ses yeux noirs. J’attends qu’arrive mon tour et que Nadia me répète, à moi aussi, son exégèse. Je la prends dans mes bras mais, rapidement, elle glisse son coffret dans mon sac. Je la gronde avec douceur. « C’est de la part de Dieu », me dit-elle en arabe, comme si elle était chargée d’une affaire importante. Je note tout dans mon journal intime, où je transcris le catéchisme très spécial avec lequel les petits réfugiés musulmans me mitraillent : « Pourquoi tu n’as jamais pensé à mettre le voile ? - Tu fais le Ramadan avec nous ? - Pourquoi Jésus est mort ? »

Hatoon a trouvé un chapelet en jouant dans le parc, et se l’est passé au cou. Son père, qui les a rejoints en Grèce, lui flanque une gifle, mais elle, sans se démonter, vient me chercher. Elle a pris des ciseaux, et, en silence, sans écouter mes questions, a commencé à défaire le chapelet. Maintenant elle s’affaire avec un fil, comme une bijoutière qui n’aurait fait que ça pendant des années. Elle me le passe autour du cou, en riant. « Maintenant, personne ne le trouvera », explique-t-elle d’un air satisfait ; elle me montre la création qu’elle a réalisée en assemblant les restes du chapelet. « Cache-le, dit-elle en le glissant sous mon pull, moi, je garde celui-ci ». Son ‘chapelet’ ressemble maintenant à n’importe quel collier…

« Je me sens mieux ! », dit Mohammed avec un grand soupir. Il a 42 ans ; c’est l’un des derniers habitants du camp informel d’Idoméni qui, il y a quelques mois encore, longeait la frontière avec la Macédoine. Nous nous sommes mis à l’écart dans une roseraie cachée, loin du bruit venant des tentes, pour discuter dans un esperanto bien à nous, pétri de portugais et d’espagnol. Sa femme, en Syrie, n’avait pas voulu le suivre dans ce grand voyage et lui, pendant plus de trois mois, n’avait pu confier sa douleur à personne. Dans les situations d’urgence, il peut arriver, en effet, que les hommes restent les grands oubliés. Mohammed se lève et se dirige vers la petite superette. « Comme ça, tu te souviendras de Mohammed », explique-t-il en revenant. C’est la première fois qu’il rit. Il me remplit les poches de biscuits au chocolat ; j’essaye de l’en empêcher mais je comprends que c’est comme ça qu’il se réapproprie son rôle d’homme, avec la possibilité de prendre soin de quelqu’un, de « lui donner à manger ». Je le laisse faire, tandis qu’une petite fille yazidi aux yeux bleus s’approche de moi en silence, et me tend un bouquet de coquelicots.

À Idoméni, même les tentes te demandent de faire attention. Il y a ceux qui ont créé des vérandas avec des fils et des bâtons, ceux qui ont préparé des cours intérieures d’où l’on voit monter de la fumée, ceux qui ont construit des salons avec des souches et des morceaux de rails. Idoméni n’a rien à voir avec Paris, Nice ou Bruxelles. Idoméni, c’est le génie créateur. Il y en a qui font cuire des fougasses sous des wagons abandonnés, d’autres qui coupent les cheveux, en échange de courgettes grillées. Afran est là, perdu parmi les nombreux ‘Ulysse sans Ithaque’. Dans sa valise, il n’a réussi à mettre que son saz, qu’il gratte à toute heure sous sa tente, le regard fixé sur la frontière. Peut-être parce que c’est plus important de regarder le vide que de chercher à résoudre le problème. Afran reste là, comme pour demander à la frontière fermée des réponses que personne ne peut lui donner.
Certains m’ont dit qu’Idoméni était le Dachau de notre époque, mais la comparaison n’est pas honnête ; surtout, à cause des milliers de volontaires, venus des quatre coins du monde, qui se sont retroussé les manches dans le village grec. D’autres m’ont dit que, d’après la façon dont je l’ai décrite, Idoméni ressemblerait plutôt à une crèche : pas dans un sens bucolique, mais une crèche au vrai sens du terme, avec ses humbles artisans et ses petites saynètes. Je réfléchis à cette suggestion, en cherchant à savoir ce qui serait l’étable. On me dit que l’étable, c’est chaque tente. Parce que, pour aucun d’eux « il n’y avait de place à l’hôtellerie. »

Assise dans un coin, avec ses manières toujours élégantes, Suham attend avec inquiétude mon retour d’Idoméni. Elle a 27 ans et a fait pour moi un dessin, ‘Hada Makedonia’. « C’est la Macédoine », me dit-elle en faisant allusion à Idoméni. C’est moi qui suis au premier plan. Elle est là, avec le petit Jakob de 2 ans, dans l’une des tentes que l’on aperçoit sur le dessin. Je les regarde, étonnée. Les tentes de Suham ressemblent à autant de petites Nativités. La Grèce aujourd’hui, c’est vraiment Bethléem.

Six mois ont passé depuis que j’ai acheté le cahier pour le journal intime de Sama. Et une année, depuis que je suis entrée pour la première fois dans la maison de Neos Kosmos. Je caresse encore du doigt les mots qui sont inscrits dans ce cahier rouge aux pages de parchemin. « Mes parents sont en Allemagne ; j’aurais voulu qu’on nous envoie là-bas, mais nous devons aller au Portugal. Nous sommes heureux quand même, nous aurons une maison. À présent, on s’attend à Lisbonne. » Sama doit écrire d’autres chapitres, et moi j’ai encore à écouter. Je regarde avec tendresse chacun des lexèmes arabes de ces phrases, en passant le doigt sur chaque ligne. Chaque fois qu’apparaît le mot « Syrie », il y a des cœurs dessinés, Je jette un coup d’œil à la fin du journal. « S’il te plaît, raconte que tu m’as aimée ! »