La découverte de l’Amérique

Donald Trump est le nouveau président d’un peuple blessé que peu de gens peuvent comprendre. Voix d’un pays où (après le 20 janvier) les problèmes finiront par émerger. Et pour l’Église ? Ce sera une belle opportunité pour être elle-même...
Roberto Fontolan

Reading, une petite ville de la Pennsylvanie, nous raconte en quatre chiffres en quoi consiste l’époque de Trump : en 2008 Obama récolta 97.000 voix et son opposant républicain McCain 80.000 ; le 8 novembre « The Donald » en a obtenu 93.000 contre Hillary 75.000. Reading est un symbole de la désindustrialisation qui a frappé une grande partie des états manufacturiers, une région peuplée de gens déçus, résignés, marginalisés. Ce monde avait eu confiance en Obama, surtout durant son premier mandat, celui de « l’espoir », et puis s’est retiré comme une mer boudeuse après quelques heures d’ondées pétillantes. Nombreux sont ceux qui n’ont pas voté, d’autres ont choisi l’homme le plus controversé et improbable de toute l’Amérique. Ce sont les démocrates qui ont perdu (plus de 6 millions de voix) beaucoup plus que « les autres » ont gagné. Il est notoire est qu’en termes de votes populaires Clinton a conservé la majorité, mais que ce sont les régions, les plaines agricoles qui ont déterminé sa stupéfiante défaite. Et puis, qui sont « les autres » ? Certainement pas les républicains : ni ceux de la tradition noble (le parti d’Abraham Lincoln !), ni ceux du « tea party », un phénomène qui n’a brillé qu’un seul été. Mais Trump, son groupe familial de type Dallas et une poignée de combattants du web : voilà ceux qui tiennent les brides de la « plus grande démocratie du monde ». Revenons à Reading, qui est devenue l’icône de cette Amérique grâce à la préférence exprimée par ses citoyens et à une belle pièce de Lynn Nottage, mise en scène à New York. Pour l’écrire, bien avant les élections, l’auteur a passé beaucoup de temps dans la région pour « écouter » les gens. Elle n’a rien voulu démontrer, son théâtre n’est pas politique, mais il met en scène les gens de Reading et tente d’expliquer pourquoi ils se sentent tels. « J’ai parlé à tant de blancs d’âge moyen : leurs discours sont pareils à ceux des jeunes noirs vivant dans les ghettos urbains. Auparavant c’était une solide classe moyenne qui, aujourd’hui, est frustrée et sceptique. Ils pleurent et pensent au passé ». Le travail perdu, l’égarement vis-à-vis des enfants (les américains font encore des enfants), une lourde solitude comme celle que seul un américain peut éprouver, sont le carburant qui a alimenté le vote en faveur de Trump. « Reste le paradoxe d’une classe ouvrière à bas revenus et de sans-emploi qui se sent rassurée par les promesses d’un milliardaire qui en a fait voir de toutes les couleurs », dit un journaliste connu, qui nous prie de ne pas divulguer son nom, en sirotant un semblant de café dans la cafetière. Selon Arthur Brooks, par contre, le président de la “American Entreprise”, un puissant centre d’études conservateur, le thème est moins économique et plus lié à la dignité de la personne, qui se résume dans les paroles que des millions de gens se sont entendu dire : « Nous n’avons plus besoin de toi ». De 1965 à 2015 le pourcentage de la population active, mais privée de travail, est passé de 10 à 22%. En plus il faut tenir compte d’un nombre incalculable de sous-occupés en conflit permanent avec les Mexicains et les hispaniques, toujours prêts à se contenter d’un dollar en moins. Désœuvrés, contraints de dilapider leurs épargnes et de s’endetter, de renoncer à l’université pour leurs enfants parce que le fameux ascenseur social s’est bloqué, et de contempler en même temps le spectacle de « ces autres » ? l’establishment de l’est en costume gris et cravate claire, car à Washington les cravates jaunes et roses sont tellement à la mode, et l’establishment de l’ouest, joyeux et effréné ? qui continuent à gagner de l’argent et à se divertir à la télévision…

DÉPENDANCES
La disparition de la classe moyenne américaine, voilà ce qu’ont célébré les élections sans que personne de cet establishment, ivre de ses propres succès et de ses propres milliards, ne s’en soit aperçu. Arthur Brooks souligne qu’une vie sans dignité produit des résultats choquants. Le prix Nobel Angus Deaton a signalé que la mortalité chez les blancs américains d’âge moyen (ceux de Reading) augmente depuis 1999. La cause : cirrhose du foie (+50%), suicide (+78%), empoisonnement par la drogue et l’alcool (+323%). Aucun autre groupe démographique n’est si mal en point. Peu après les élections, le Rapport fédéral sur la santé a diffusé des chiffres alarmants : un américain sur sept a des problèmes de dépendance à la drogue ou à l’alcool : sans compter les enfants, il s’agit de 21 millions de personnes, plus que tous les malades du cancer. Toutes les 19 minutes on enregistre un mort par overdose, d’héroïne inclus, car cette drogue a de nouveau envahi les marchés. Le coût économique en est de 440 milliards de dollars ? le diabète, une maladie sociale très répandue – n’absorbe que 245 milliards de dollars. Comment fait-on face au problème ? Dans différentes villes, on a installé des « salles de shoot » comme il y a des bains publics, où les gens peuvent se piquer en toute tranquillité et sécurité. Ou bien, dit le Rapport, l’Amérique envoie les drogués en prison : « C’est la seule maladie que nous ne reconnaissons pas comme maladie ; au lieu de soigner qui en est atteint, nous l’expédions derrière les barreaux ».
Mais à quel moment les États-Unis sont-ils devenus un pays malheureux ? Ou plutôt : quand le malheur est-il devenu une étoile de la bannière qui flotte au-dessus des stations-service et des supermarchés ? Doté de tant de merveilleuses universités, de prestigieux journaux et de start up, du « hytech », d’empires du divertissement, comment le gouvernement de la globalisation et le leadership mondial ont-ils fait pour ne rien voir ? De nombreux Américains cultivés ont certainement lu ce que dit le champion américain Joseph Conrad : « À travers la puissance de l’écriture mon but est de te faire écouter, de te faire entendre ou, en réalité, de te faire voir ». Et comment n’ont-ils pas vu, ni même écouté et entendu cette souffrance opaque qui se répandait dans la ville et à la campagne d’une manière si puissante et discrète qu’elle parvenait à conquérir Washington sans même le vouloir (des témoins affirment que Trump et les siens en ont été profondément surpris) ? Ici commence la grande oraison funèbre sur l’information américaine, récitée jour et nuit sans discontinuer. Journaux et télévisions qui parlent à eux-mêmes et d’eux-mêmes. Chaque programme d’information, chaque journal télévisé ne semble être fait que pour le Capitole, tant le suprême que la myriade des plus modestes, ceux des états, des régions, des cités. Monde clos non intéressé à la réalité mais obsédé par les bavardages sur la réalité, découpé et modelé sur le pouvoir, au lieu d’être son « chien de garde ». Le New York Times et le Washington Post, des journaux mythiques pour nous, provinciaux européens, terrifiés par leur propre aveuglement et incapables de chausser d’autres lunettes. Et Facebook, Twitter, le règne joyeux de la spontanéité et de la liberté ? Maintenant on comprend que tous les mensonges et toutes les variantes du « hate speech » habitent et infestent les médias sociaux. La parole clé d’aujourd’hui est « post-truth », post-vérité, expression consacrée par l’Oxford Dictionary comme la plus « googlée » des dernières années (son usage s’est intensifié à 2000% en 2015-2016).

LE NOUVEAU POUVOIR
Et que fait-on maintenant ? Que pouvons-nous attendre de l’Amérique, fini le défoulement de contestataires peu consistants traités d’enfants capricieux par Obama, finie la fête des « hommes oubliés », ceux de Reading pour ainsi dire, l’expression la plus géniale lancée par Trump durant sa campagne, finie pour de bon l’époque des Clinton (et combien Hillary ne regrettera-t-elle pas d’avoir appelé « misérables » ceux qui comptaient voter pour son rival ?), terminée la discussion sur la perte de crédibilité des média ? Entretemps s’écouleront deux longs mois d’absurde « transition » avant que le « président élu » ne puisse entrer effectivement en fonction, avec des crises de nerf quotidiennes inévitables dans tous les systèmes (de la finance à la santé, de la justice à la politique extérieure) à cause du fait que le 20 janvier ne semble jamais s’approcher. Puis une profusion de paroles, invectives, programmes, hurlements, négociations, destinés à creuser des divisions toujours plus profondes nonobstant les propositions de collaboration et les promesses de réconciliation : entre blancs et autres groupes, entre noirs et autres groupes, entre les « millennials » et leurs parents, entre les régions côtières et les plaines, entre démocrates et républicains et à l’intérieur de ces mêmes partis. Un pas encore et voici le nouveau pouvoir, avec un étrange mix de nouveaux visages et de profiteurs de toujours (« en politique il en va comme dans la guerre, il n’y a pas de différence », affirme Steve Bannon, conseiller stratégique du président, très détesté et donc sympathique, qui se définit comme « un nationaliste économique »). Décisions importantes de la Cour Suprême, avortement, guerres (Trump en hérite de trois), secteur bancaire, milieu, programme illusoire de ré-industrialisation, et pendant ce temps la vie de tous les jours va son train, vibrante et congestionnée comme aux temps de Francis Scott Fitzgerald, inconsolable et balbutiante comme dans Eccomi de l’ami Jonathan Safran Foer. Un temps merveilleux, un temps pour « être là », conclut une haute personnalité de l’Église. Être là avec les gens, être dans la réalité. Dans quatre ans il y a de nouvelles élections et la vie ne peut être une parenthèse entre deux mardis de novembre.