L’autre vie

Des centaines de jeunes échoués sur nos côtes ont trouvé un refuge chez Don Mario Canepa. Nous nous sommes rendus dans le petit village de l’Apennin ligure où il les accueille depuis quinze ans. Et leur permet de grandir.
Paolo Perego

On laisse derrière soi la vallée de Scrivia pour remonter depuis Montoggio la route qui mène à Gênes en passant par Creto. C’est une vallée étroite, de celles qui se rétrécissent d’un coup, puis s’ouvrent sur des conques. Dans une de ces conques, entre deux anciennes forges désaffectées, en guise de sentinelle, apparaît le hameau de Trefontane. Il est difficile de garder présent à l’esprit pourquoi on est ici. La mer est proche, mais qu’ils semblent loin ces milliers de personnes qui risquent leur vie sur les routes des passeurs de clandestins entre l’Afrique du Nord et l’Italie.

LES ARRIVÉES
Pendant un an, la route des Balkans a absorbé le flux de migrants – en majorité des Syriens, des Afghans et des Irakiens –, et l’on ne parlait pas beaucoup de Lampedusa et de ses environs. Non pas qu’il n’y avait pas de réfugiés, mais les projecteurs étaient braqués ailleurs. Mais quand l’accès à la Grèce a été bloqué, les chiffres des ports italiens ont commencé à monter. Ceux des naufrages aussi, ainsi que des morts. Sur les 205 000 réfugiés qui sont arrivés en Europe depuis le début de l’année, l’Italie en a recueilli 50 000, venant principalement du Nigeria, de Gambie, de Somalie et d’autres pays sub-sahariens, mais aussi d’Egypte et de Tunisie. Les morts ? Il est difficile d’estimer leur nombre : certainement plus de mille parmi ceux qui ont tenté le périple vers l’Italie. Et il y a aussi les mineurs qui voyagent seuls : plus de 7 000 avaient entre 12 et 17 ans, le double par rapport à l’année précédente.

Les yeux obscurs de trois jeunes nord-africains qui nous dévisagent nous rappellent tout cela. Ils sont assis près d’une petite chapelle, au détour d’une route, où une image de la Vierge raconte l’histoire du nom de ce lieu : une apparition, au moyen-âge, qui fit jaillir trois sources. Quelques mètres plus loin, il y a le Sanctuaire. En face, un petit immeuble avec un vieux bistrot, quelques maisons abandonnées, et deux édifices en construction : « Il y a quelques années, il y avait aussi un bureau de poste, une épicerie, des vacanciers… Et il y avait des gens qui travaillaient dans les forges ! Aujourd’hui, c’est une autre vie », dit don Mario Canepa. À 69 ans, il a un visage joyeux, et a toujours l’air très occupé. Il court d’un bout à l’autre de la départementale qui traverse le village, du terrain de foot qu’il a fait creuser dans la montagne – « parce qu’il n’y avait pas assez de place » – à sa maison d’accueil pour mineurs, juste à côté du Sanctuaire. Il traverse la rue pour inspecter le chantier : « Les nouvelles structures seront terminées après l’été. Il y a une piscine couverte, qui sera ouverte aussi aux enfants de Montoggio, et un centre sportif ».

UN LIT NE SUFFIT PAS
À neuf heures du matin surgissent de toute part des visages à la peau mate. « Pour le moment, ils sont une quarantaine. Tu vois, ils sont en train de ranger leur chambre. Treize d’entre eux sont partis passer leur brevet des collèges. Ceux qui sont restés ici vont aller se baigner à la piscine que nous avons construite près du terrain de foot. Nous souhaitons la mettre à la disposition des gens de l’extérieur, mais les vestiaires ne pas encore aménagés ». Tous ces jeunes sont des étrangers ; mais depuis quinze ans, il en est passé des centaines venant d’un peu partout. Il y a même des Italiens. « Ils peuvent rester chez nous jusqu’à l’âge de 18 ans. Depuis quelque temps, les cas les plus urgents sont ceux qui arrivent de la mer », explique don Mario. « Non, toi tu ne te baignes pas, tu as eu la varicelle », dit-il à Mohammed, 14 ans, un Egyptien. Et comme trop de jeunes ici s’appellent Mohammed, il le nomme Shafik. Il est arrivé ici depuis peu, envoyé par la ville de Milan. Il a débarqué dans un port sicilien après avoir été repêché d’une embarcation à la dérive. Il a fréquenté une école islamique de Al-Azhar et parle mal l’italien ; mais il est en train de l’apprendre, accompagné, comme ses compagnons, par des professeurs et des éducateurs. Il y en a douze dans la maison d’accueil, donc certains sont des anciens pensionnaires de la maison ! Comme Kalid, un Marocain de 25 ans, et son frère Fadil de 22 ans, le cuisinier de la maison. Juste après l’entrée, il y a une salle où les jeunes étudient ensemble, sur une table près de la fenêtre, sous une étagère remplie de livres. « Ils réussissent tous à passer leur brevet. Et certains vont même au lycée. » Il ne suffit pas de leur donner un lit et de quoi manger comme cela arrive dans d’autres centres. « Nous devons les orienter pour qu’ils puissent marcher par eux-mêmes, trouver un travail, une voie… » Ce sont les services sociaux de la ville qui les envoie ici. « Nous sommes une structure accréditée. Parfois, la police trouve des jeunes dans la rue et nous les amène. Et parfois ce sont les jeunes eux-mêmes qui vont trouver la police pour leur demander de venir ici, parce qu’ils ont entendu parler de nous avant de partir… » Ces jeunes sont sous la tutelle légale des services sociaux : « Nous avons délégation pour décider certaines choses de moindre importance. » Et il y a toujours un juge pour mineurs à disposition pour les problèmes urgents. Un jeune nettoie le sol. « C’est leur maison. Ils se proposent pour effectuer des petits travaux comme l’entretien du jardin du Sanctuaire. L’autre jour, deux coptes et deux musulmans sont allé nettoyer l’église. Ce n’est pas moi qui leur ai demandé. Mais en fin de semaine, je leur donne parfois un peu d’argent ». Parfois, on les accompagne à Gênes pour qu’ils s’achètent une chose ou l’autre, des vêtements, une glace… « Les portables sont interdits. Et de toute façon on ne capte pas. Mais le samedi, ils peuvent téléphoner à leur famille. » Francisco, un ouvrier d’origine colombienne de 44 ans – il est marié et a une petite fille – surveillent les jeunes pendant qu’ils piquent une tête en cette chaude matinée qui fait suite à plusieurs jours de pluie : « Je suis une formation pour obtenir un diplôme en psychologie. J’ai commencé ici il y a quinze ans ; je faisais un peu de tout. Puis j’ai commencé à étudier pour faire mieux ce métier qui me plait. C’est ma vie. »

LA CUISINE DE FADIL
Voir nager ces jeunes est impressionnant, quand on sait qu’ils ont risqué de se noyer en mer il y seulement quelques mois ou quelques jours. Personne ne parle de son périple. Pas même Makrous et Ahmed, deux Egyptiens de 13 et 15 ans, qui viennent l’un d’Alexandrie, et l’autre d’Assiout, plus au sud. « Nous avons passé cinq mois dans un camp à Palerme avant de venir ici. Est-ce que j’ai eu peur de la traversée ? Non », dit le plus grand ; mais ensuite, il baisse les yeux. Pour Ahmed, qui est ici depuis peu, le souvenir est plus récent, et il soupire : « Heu… » Loin de chez eux, de leur famille, ils sont obligés d’être des hommes. C’est trop pour un enfant de 13 ans. « Ils ont besoin d’être jeunes, de grandir. C’est pour cela qu’il y a l’école, le foot, la piscine… », ajoute Francisco. Don Mario les regarde. « Je ne demande pas les détails de leur histoire. Petit à petit, ils se confient. Mais on n’a pas besoin d’en savoir plus quand on voit leurs visages pour la première fois ; comme quand la police les amène ici, parfois en pleine nuit. Quelques jours suffisent pour les voir renaître ». Il se dit « détaché » : « J’ai un rôle, les rapports avec eux ne sont pas et ne doivent être sur un pied d’égalité. Pas de sentimentalisme, ni de commisération, sinon on risque de ne pas répondre à leurs besoins immédiats : un tee-shirt, une paire de chaussures ». Ce qui sert ici, c’est une aide à grandir. Bien sûr, un sourire ou une main sur l’épaule ne manquent pas pour autant. Comme un père, un roc sur lequel on peut s’agripper. « Mais je dois toujours faire un pas en arrière ».

Il regarde autour de lui : chaque détail lui rappelle ses jeunes. On retrouve dans cette attitude la façon d’agir que le pape François suggère si souvent, ce regard de près, sans myopie, en voulant vraiment le bien de l’autre : « le gars qui a fait ce mur, maintenant, il est marié et il habite là. Et son frère est pâtissier aujourd’hui… ». Don Mario continuerait indéfiniment à parler de ses jeunes si Fadil ne nous invitait pas à passer à table. Lui aussi est un ancien pensionnaire de cette maison. Après son diplôme et une période d’apprentissage, il est revenu travailler ici. « Il cuisine très bien, et s’occupe très bien de l’intendance », dit don Mario. « Ici, c’est beau, et c’est à moi », nous dit-il. Il a quitté Marrakech à quinze ans ; les plus jeunes lui demandent des conseils pour remplir leurs papiers ou pour savoir quelles sont les possibilités ici. Il leur tient compagnie. « Je pleurais beaucoup au début ; ma mère me manquait et elle me manque encore », dit-il en coupant les légumes. Tous se mettent à table, une table en forme de fer-à-cheval. Andrij, 16 ans, est assis devant don Mario. C’est un Albanais de Valona. Ce matin, il a passé l’épreuve d’italien. Il a dû faire une dissertation : « J’ai parlé de ce que j’aime faire pendant mon temps libre, comme jouer au foot. Demain, c’est l’épreuve de math ».

La mère de don Mario habite au deuxième étage. Elle a appris à Fadil comment faire des gâteaux. Les jeunes vont souvent la voir : « Ils ont compris qu’ils peuvent lui demander ce qu’ils n’osent pas me demander à moi », commente le prêtre. Son père était maçon, il aurait voulu que Mario travaille avec lui, mais il a soutenu la décision de son fils. Pour son premier poste, on l’a envoyé à Campomorone, sur les collines de Gênes : « professeur de religion à Sampierdarena ». Puis, en 1981, on l’a envoyé à Montoggio où il a été nommé recteur du Sanctuaire de Trefontane. « Deux ans plus tard, j’ai été nommé chapelain de la prison genevoise de Marassi ». Le Sanctuaire devient un lieu d’accueil pour certains détenus bénéficiant d’un régime de semi-liberté. « C’était le début de la nouvelle vocation de cet endroit. Et ma propre vocation prenait forme. Même lorsqu’on m’a demandé de donner un coup de main à l’église de via dei Pré, le vieux quartier malfamé de la capitale ligurienne ». Ce furent des années de rencontre ; « avec tellement d’humanité, tellement de besoins ». De retour à Trefontane en 1999, don Mario reçoit un appel d’un employé de la ville de Gênes : « Il y a ici beaucoup de jeunes, surtout des albanais, qui ne savent où aller ». « Envoie-les-moi ». C’était en 2001. Avec l’aide de quelques bénévoles, don Mario a accueilli ses premiers jeunes. Au début uniquement la nuit, du dîner au petit-déjeuner. « Mais pendant la journée, ils allaient faire des sottises dans les alentours. Alors j’ai demandé à pouvoir les garder aussi la journée. Les autorités ne m’ont pas répondu tout de suite, mais je l’ai quand même fait ». Par la suite, tout s’est arrangé pour le mieux. Il y a eu d’abord une association de jeunes volontaires, et plus tard une maison à côté de l’église. Et les volontaires ont commencé à travailler. Aujourd’hui, il y a trois communautés. Les 70 euros que les jeunes reçoivent des institutions suffisent à couvrir les frais. « Quelqu’un doit s’occuper d’eux. Ils auraient dû être pris en charge par leurs pays d’origine, stoppés avant, mais quand ils arrivent... ». Ça ne sert à rien de fermer les frontières, il faut être réaliste.

SANS RAISONNEMENTS
On se rend à l’endroit où une vingtaine de jeunes entassent le chaume pour le brûler dans le lit du torrent. Don Mario ne cesse de les regarder ; et de parler. Par exemple du pèlerinage annuel au sanctuaire « Nostra Signora della Guardia », proche d’ici : « En général, j’y amène les chrétiens, surtout les coptes. Mais chacun est libre. Et nous demandons aux jeunes de respecter la croyance des autres. Et puis, évidemment, il y a l’église... ». Et ce regard de don Mario qui naît de la foi : « Rien ne s’est fait à partir d’une idée. La prison, la via dei Pré, ce qui a été réalisé ici… J’avais même autre chose en tête. Mais on se trouve devant ce qui arrive. C’est la plus grande découverte de toutes ces années. Je réponds comme je peux, sans faire de raisonnements. Je n’ai pas de dettes. Et je ne les abandonnerai pas. Il y a des bienfaiteurs, la Providence ; et les amis, nouveaux et anciens. Comme lui... », dit-il en parlant de Mario, le conducteur de la voiture qui vient de se garer sur le bas-côté et qui habite un peu plus loin. Ils se mettent immédiatement à parler en dialecte du bon vieux temps, de l’église, « et c’est nous qui avons mis les vitraux », de la fête pour récolter de l’argent pour le Sanctuaire – « Trois mille personnes venaient manger chaque jour ! » Aujourd’hui, les jeunes de la communauté viennent souvent le trouver. « Ce lieu était à nous. C’était notre “maison” », dit-il en regardant l’église. « Tout le monde en prenait soin. Mais maintenant... ». Beaucoup ne sont plus là. Il salue les jeunes sur l’autre rive. « Aujourd’hui, cette maison est aussi la leur ».