Ce qu’on voit d’ici

La place Tahrir, les Frères musulmans, le retour des généraux, l’attentat dans la Cathédrale copte Saint Marc. Pour Wael Farouq, les promesses de la révolution n’ont pas été tenues, mais dans la tête des gens les choses changent et quelques lois aussi.
Luca Fiore

Six ans que les faits de la place Tahrir se sont produits, quelques semaines après la première édition du Meeting du Caire, une expérience étrange "d’amitié entre les peuples", promue par Wael Farouq, alors professeur à l’Université américaine. La révolution fut comme un événement inattendu que, du coup, tout le monde semblait attendre. Six années qui en paraissent soixante, car après la chute de Moubarak, il est arrivé de tout : l’arrivée au pouvoir des Frères musulmans et leur chute ; le retour des militaires ; la Syrie, la Libye et la naissance de Daesh ; les bévues faites par les gouvernements et la presse de l’Occident ; le retour cynique de la Russie sur la scène internationale, jusqu’à l’attentat du 11 décembre dans la Cathédrale copte Saint Marc au Caire. Quel effet cela fait-il de rembobiner le cours de l’histoire pour revenir aux drapeaux déployés par les jeunes égyptiens ? Quelle distance mesure-t-on entre les slogans de cette époque et la réalité d’aujourd’hui ? L’Égypte n’est pas un pays comme un autre : il est encore aujourd’hui le barycentre culturel du monde arabe. En effet, au Caire, on ne voit pas seulement le passé, mais on peut tenter d’entrevoir le futur. Il est donc intéressant d’aller demander au professeur Farouq, aujourd’hui professeur à l’Université Catholique de Milan, ce qu’il en est de son Égypte.

Quand vous regardez le Caire aujourd’hui, à quoi pensez-vous ?
La révolution de 2011 n’est pas arrivée à générer des formes et des protagonistes de la vie politique à la hauteur des idéaux de la Place Tahrir. L’Égypte n’a pas tenu ses promesses. On ne peut pas dire que notre pays soit un pays démocratique et libéral. Mais il serait erroné de juger de la situation sans regarder ce qui se passe dans le reste du Moyen-Orient. Libye, Soudan, Syrie, Yémen : le monde arabe est une prolifération de guerres, et que l’Égypte n’y soit pas impliquée, n’est pas une mince affaire. Mais il ne serait pas exact de dire qu’il n’y a aucune guerre en cours.

Pourquoi ?
Il y a celle contre le terrorisme. Tout comme les autres pays non directement impliqués dans des guerres ouvertes, et je pense à la Tunisie, à la Jordanie et d’une manière différente à la Turquie, l’Égypte est frappée par des attentats de fondamentalistes islamistes. Et c’est ce qui est en train d’arriver en Europe : Berlin, Bruxelles, Paris, … Dans le fond, au Caire, en deux ans, il n’y a pas eu plus d’attentat que dans la capitale française. Que l’Égypte reste un objectif du terrorisme est compréhensible dans la mesure où elle n’a pas voulu s’impliquer dans les guerres de Syrie et du Yémen auprès des formations djihadistes, comme l’ont fait d’autres pays.



Quel est le rôle des Frères musulmans ?
Après la chute du président Morsi, ils ont tout fait pour que le peuple les haïsse encore plus. Pour se venger de la perte du pouvoir, ils s’en sont pris aux gens de la rue. Une folie. Aujourd’hui, ils ne sont plus crédibles et n’ont plus de prise sur le pays.

L’Égypte est-elle encore une référence culturelle pour le reste du Moyen-Orient ?
Il suffit de voir à quel point les saoudiens ont été épouvantés lorsque l’imam d’Al Azhar avec deux autres centres d’études de pays musulmans, a signé la déclaration de Grozny dans laquelle il est dit que l’idéologie wahhabite, promue par Ryad, n’appartient pas au véritable islam. L’Égypte continue à avoir un rôle central : dans tous les pays arabes les techniciens, les intellectuels, les dirigeants des institutions culturelles sont des égyptiens émigrés. Ils sont au Qatar, à Dubaï, et même en Arabie Saoudite. Notre pays se vante de deux cents ans de traditions de libéralisme et de modernisme. C’est une véritable contre-offensive culturelle et politique contre le wahhabisme qui a été lancée ces dernières années. Et même l’Europe est en train de devenir un champ de bataille de ce conflit qui avant d’être militaire, est idéologique. Ce sont les wahhabites les véritables ennemis de l’Égypte et ils devraient l’être aussi des démocraties occidentales.

Vous en êtes sûr ?
Ça ne me semble pas être un détail que tous les vendredis, dans toutes les mosquées d’Arabie Saoudite, la prière se conclue avec l’invocation à Dieu de détruire les chrétiens et les juifs. C’est quelque chose qui se produit normalement en public, sans aucun scandale. Je vois donc un conflit entre la culture islamique libérale et modernisée promue par l’Égypte, et l’islam fondamentaliste estampillé wahhabite appuyé par les saoudiens. Ce que nous voyons en Syrie est l’image la plus dramatique de ce que je suis en train de dire. Mais le conflit a des racines culturelles très profondes, et l’un des nœuds est l’alliance entre des intellectuels wahhabites et la famille royale saoudienne.

Les saoudiens sont accusés de financer le fondamentalisme. Que fait l’Égypte ?
Le général Al Sissi, le président, n’arrête pas de demander une rénovation du discours religieux. Il y a un réel changement de fond qui s’opère. Ce n’est pas un hasard si l’objectif des attentats, ce sont toujours les chrétiens coptes. Daesh veut convaincre le monde que le nouveau type de cohabitation entre musulmans et chrétiens n’est pas possible. Ces attaques veulent détruire le renouveau né ces dernières années.

Et ce serait quoi ?
La grande conquête de la révolution de 2011 c’est que musulmans et chrétiens ne se sont jamais sentis unis comme aujourd’hui. C’est une énorme provocation pour le reste du Moyen-Orient, et c’est la raison pour laquelle Daesh fait tout pour miner cette unité. Je ne suis pas en train de dire que l’idéologie wahhabite n’existe pas dans le pays, mais je dis que ce qui est arrivé sur la Place Tahrir a changé le cœur des personnes, avant de changer les institutions et les organisations politiques et religieuses.

Comment le voit-on ?
Pensons à ce qui est arrivé après le terrible attentat contre les coptes d’Alexandrie lors de la nuit de la Saint Sylvestre en 2011. C’est l’église des Saints qui a été frappée et il y a eu 22 morts. La seule réaction fut celle des autorités religieuses musulmanes qui se limitèrent aux prises de position classiques : « Non, l’islam n’est pas cela ». Une apologie qui est faite après chaque attentat. Nous avons essayé, avec les amis du Meeting du Caire, d’organiser un concert en hommage aux victimes de l’attentat et ça n’a pas été possible. Maintenant prenons le dernier cas du 11 décembre à la Cathédrale Saint Marc au Caire, siège du pape copte Tawadros II : vingt-cinq morts et trente-cinq blessés. On avait l’impression que ça s’était produit dans un autre pays.

C’est-à-dire ?
Il y a quelques années, il était impensable que des centaines de musulmans accourent donner leur sang pour sauver des vies de chrétiens frappés dans une église. Avez-vous vu les larmes des mères musulmanes ? Et les centaines d’égyptiens musulmans participer aux funérailles chrétiennes des victimes ? On a prié dans les mosquées avec la sourate dédiée à Marie pour que les âmes des victimes aillent au Paradis. C’est ça que je vois : le changement du cœur de l’homme qui arrive à changer la société. Selon vous, pourquoi le président Al Sissi participe tous les ans depuis 2014 à la messe de minuit de Noël ?

Je ne sais pas.
Parce qu’il veut plaire au peuple égyptien à majorité musulmane. Et savez-vous pourquoi Hosni Moubarak évitait de le faire ? Pour la même raison : il ne voulait pas irriter les musulmans. Cela signifie que le pouvoir utilise la vieille logique, mais la tête des gens a changé : ils veulent que les vieilles divisions disparaissent. Et par conséquent, quelques nouvelles lois arrivent aussi. Depuis les années cinquante l’Égypte n’avait pas de norme régulant la construction des églises. Maintenant, elle existe et a été approuvée le 30 août. Ce n’est certes pas une loi parfaite, mais elle donne une grande liberté aux chrétiens. Dans quel autre pays arabe de tels pas se font-ils ?

Dans ce contexte, quel rôle Al Azhar tient-il ?
L’université islamique est aussi infiltrée par de nombreux wahhabites. Mais les contradictions entre les savants ont toujours existé. L’attentat du 11 décembre est survenu le jour où l’on fait mémoire de la naissance du prophète Mahomet, et quelques heures auparavant, Al Sissi était allé répéter son appel à la rénovation du discours religieux. Alors, le Ministre des affaires religieuses qui vient de Al Azhar, a ordonné que le vendredi suivant on lise dans toutes les mosquées du pays un unique texte de condamnation. Al Sissi a condamné durement cette initiative car il ne suffit pas d’imposer un texte standard pour changer le discours religieux. Le changement doit venir de la vie quotidienne. Mais il semble que le président a compris que le peuple est bien plus avancé que les institutions religieuses et politiques, et cela me donne beaucoup d’espoir.

Pourquoi ?
Je vois des personnes qui, sans hésitation ou peur, font le bien auquel elles croient. L’Égypte n’est plus un pays qui enseigne à ses fils de demander à Allah la mort des chrétiens et des juifs. Il me semble que de ce point de vue, le temps de l’idéologie soit révolu.