Julián Carrón : « Les autres nous font prendre conscience des problèmes que nous avons »

Un entretien avec le président de la Fraternité de Communion et Libération tiré du magazine espagnol Jotdown
Ángel L. Fernández Recuero

Julián Carrón (Navaconcejo, 1950) a effectué ses études de théologie au séminaire de Madrid, avant d’être élève titulaire de l’École Biblique et Archéologique Française de Jérusalem. Ordonné prêtre en 1975, il est diplômé l’année suivante en Théologie à l’Université Pontificale de Comillas, avec une spécialisation en Écriture Sainte. En 1984, il obtient un doctorat en Théologie à la Faculté de théologie d’Espagne septentrionale, à Burgos. Il enseigne à l’Institut de Théologie, de Sciences religieuses et catéchétiques San Dámaso et est professeur ordinaire de Nouveau Testament à la Faculté de Théologie San Dámaso à Madrid.
Depuis 2005, il préside la Fraternité de Communion et Libération, le mouvement catholique italien le plus répandu.

Nous rencontrons Julián dans le bar de l’Hôtel de las Letras de Madrid, à l’occasion de l’une de ses rapides visites en Espagne. Nous parlons de politique, de raison et de science, et il nous explique l’origine du changement actuel de la société occidentale, dont les Lumières sont un élément fondamental. Il nous raconte aussi comment on vit le christianisme dans Communion et Libération, et de quelle manière celui-ci peut être un facteur essentiel de notre futur. Julián est simple, aimable et clair ; il parle avec une grande force de conviction, même pour un athée récalcitrant tel que l’auteur de cet entretien.


Dans quelle mesure la société occidentale se trouve-t-elle face à une crise anthropologique ?
Nous voyons certains piliers que nous pensions immuables s’effondrer sous nos yeux. Pensons aux migrants, à la réaction de nombreuses personnes face au phénomène des réfugiés. Qui aurait pu imaginer, il y a seulement quelques décennies, que nous dresserions des murs en Europe, après avoir tant désiré faire tomber le mur de Berlin ? Pensons au vide qui domine dans la société, et qui peut finir par se transformer, comme on le voit, en terrorisme et en violence. Ou bien observons comment réagissent les États-Unis ou l’Europe face aux grands défis de notre époque. Comme le disait Bauman, cette situation suscite incertitude et crainte.



Des valeurs sont-elles tombées ? Est-ce négatif que ces valeurs disparaissent ?
Que sont les valeurs ? Ce sont les qualités qui rendent les personnes meilleures. La liberté, la générosité ou la solidarité sont des biens précieux et fondamentaux dans notre civilisation. Les valeurs nous permettent d’accueillir la diversité de l’autre, elles facilitent les relations avec ceux qui sont différents de nous, elles nous permettent de sortir de nos schémas préétablis ; bref, elles rendent la vie plus humaine, moins dure.

D’où faudrait-il partir pour construire à nouveau ?
Pour construire à nouveau, la première chose est de comprendre ce qui s’est passé, ce qui se passe. Cette crise n’a rien de comparable avec d’autres qui ont touché l’Europe au cours des derniers siècles ; nous sommes face à une crise que le pape François définit comme « un changement d’époque ». Quelle est la différence avec d’autres périodes ? C’est que ce changement concerne tous les niveaux de la vie humaine, du rapport père-fils à celui entre professeur et élève, à nos relations avec les migrants, jusqu’aux relations internationales. À mon avis, nous arrivons à la fin d’un monde né avec les Lumières. Si l’on relit rapidement l’histoire, l’Europe a connu une unité religieuse comme conséquence de la présence chrétienne ; cette unité religieuse a éclaté avec la réforme protestante. Lorsque les Européens se sont lassés de se battre entre eux pour des raisons religieuses, ce que l’on a appelé les « guerres de religion », il fallait refonder la société. Si nous ne partageons plus la religion, qu’avons-nous en commun pour pouvoir vivre ensemble ? La raison, c’est évident. Alors, qu’ont pensé les philosophes des Lumières ? Créons une religion dans les limites de la raison, comme le dira Kant. Le pape émérite Benoît XVI explique de manière synthétique cette intuition géniale des Lumières. À cette époque d’ « opposition des confessions », on a tenté de sauvegarder les valeurs essentielles (de la vie : la personne, la liberté, la raison), en les fondant sur « une évidence qui les rendrait indépendantes des différentes philosophies et confessions ». De cette manière, on voulait assurer « les bases de la vie en société et, de façon plus générale, les bases de l’humanité ». À cette époque, cela semblait possible, car « les grandes convictions fondamentales créées par le christianisme résistaient en grande partie et semblaient irréfutables ». La reconnaissance commune de ces valeurs a permis de dépasser les divisions et les oppositions issues de l’affrontement entre religions.

Que s’est-il passé ensuite, de l’époque des Lumières à maintenant ?
C’est la question. Ces convictions ont-elles résisté aux changements de l’histoire ? Le Pape Benoît, qui n’est pas quelqu’un de sceptique, affirme : « La recherche d’une telle certitude rassurante, qui puisse rester incontestée au-delà de toutes les différences, a échoué ». Si l’on ne comprend pas que cette tentative a échoué, on ne saisit pas la nature de la crise et sa profondeur. Ce qui s’effondre sous nos yeux est ce qui a soutenu notre vivre-ensemble dans les derniers siècles, au milieu de tous les défis. J’ai été marqué par le fait que, le lendemain de l’élection de Trump, Ezio Mauro, ancien directeur de la Repubblica, l’un des quotidiens italiens les plus importants, ait écrit : « Nous croyions que la démocratie s’imposerait comme la seule religion restante. Le refus des printemps arabes d’abord, les attaques du djihadisme islamiste meurtrier ensuite, nous ont fait comprendre que ce à quoi nous avons attribué une valeur universelle [la démocratie] a un périmètre et des limites qui sont exclusivement occidentales ». C’est ce que soutenait aussi récemment une autre personnalité importante de notre époque, Zygmunt Bauman : « Je crois que nous assistons à une éviscération méticuleuse des principes de la “démocratie”, que l’on estimait intouchables ». Qu’est-ce que cela signifie ? Que la tentative de sauvegarder, indépendamment de l’origine qui les avait suscitées, les valeurs de la vie humaine que nous reconnaissons tous, a échoué. C’est pourquoi la crise actuelle n’est pas comme les autres. Nous avons traversé deux guerres mondiales, la révolution industrielle, la révolution technologique, et les fondements de cette conception de la vie en société venue des Lumières ont résisté au milieu des changements. Aujourd’hui, nous assistons à leur effondrement. Notre défi à tous face à cela est de trouver de nouveaux fondements pour vivre ensemble.

Les Arabes et d’autres cultures auraient-ils dû passer à travers cette phase des Lumières pour comprendre la démocratie telle que nous la comprenons et lui attribuer sa véritable valeur ?
Je suis impressionné par la loyauté avec laquelle le pape émérite Benoît XVI a reconnu que, lorsque le christianisme s’est transformé, contre sa nature, en religion d’État, les Lumières ont eu le mérite de proposer à nouveau les valeurs originelles du christianisme et de rendre à la raison la place qui lui revenait. D’autres religions et cultures sont également appelées à vivre, sous une forme ou sous une autre, cette évolution réalisée par le christianisme et la culture occidentale. Les tensions que traversent beaucoup de pays arabes montrent la difficulté de cette évolution.

Dans ton livre La beauté désarmée, tu établis un lien entre le terrorisme en Europe et le grand vide qui règne chez bien des jeunes. Comment les deux phénomènes sont-ils liés ?
La lecture de certains grands intellectuels français qui expliquent cela a été une découverte pour moi. De l’extérieur, nous pourrions penser que ce qui s’est passé est simplement un problème de fondamentalisme religieux étranger. Pourtant, la plupart des jeunes qui ont commis les attentats en France étaient nés dans le pays – c’étaient des français de deuxième ou troisième génération ; ils avaient reçu l’éducation française en tant que citoyens de la République. Mais ils sont arrivés au point de ne plus rien pouvoir percevoir, dans la société française, qui leur semble plus intéressant que la violence. Cela doit nous interpeller. Qu’ont-ils vécu pour développer cette violence ? Et cela n’arrive pas seulement avec les musulmans, comme certains analystes s’obstinent à le penser : certains auteurs de violence sont des enfants de Français, ou d’Italiens, ou d’Espagnols, qui partent rejoindre l’état islamique. Les pères musulmans de ces jeunes ont eu la même difficulté que bien des jeunes et des pères chrétiens, à savoir qu’ils n’ont pas réussi à communiquer leur religion de manière attractive. Ce problème n’est pas uniquement le leur. La sécularisation est le résultat de l’incapacité des chrétiens d’Occident à transmettre la foi chrétienne de manière attractive. Cela nous est arrivé à nous comme à eux, et du même vide, commun aux uns et aux autres, peut naître la fascination pour le terrorisme. Soit les personnes rencontrent quelque chose pour lequel il vaut la peine de vivre soit, dans le cas contraire, elles peuvent s’abandonner à l’extrémisme.

Quel est le concept de « beauté désarmée » (au-delà d’être un très beau titre pour un livre) ?
Le titre du livre est né précisément comme réponse aux actes terroristes. S’ils sont perçus avec la profondeur dont nous parlions, ces actes sont un défi pour toute la société occidentale. Je me suis demandé si, lorsque ces personnes arrivent en Europe, où elles devraient en théorie rencontrer une culture et une présence chrétienne, nous avons, nous chrétiens, quelque chose à leur proposer. Par l’expression « beauté désarmée », j’ai voulu dire : « Nous qui sommes chrétiens, croyons-nous encore à la force d’attraction que peut exercer la beauté désarmée de la foi ?  ». Avec la « beauté désarmée », je propose une présence chrétienne assez attractive pour rendre la vie plus intéressante pour tout le monde.



Communion et Libération a-t-il une expérience du pouvoir de cette « beauté désarmée » ?
Oui. En réalité, notre mouvement est né comme la tentative de répondre à ce désintérêt pour la foi. Luigi Giussani l’a perçu chez les élèves d’un lycée de Milan au début des années cinquante. Beaucoup d’entre eux, qui avaient abandonné la foi, se sont sentis provoqués par l’attrait qu’exerçait sa manière de communiquer le christianisme, comme proposition faite à leur raison et à leur liberté. Depuis, nombreux sont ceux qui ont été fascinés. Et nous voyons de la même manière la force d’attraction de cette beauté dans les circonstances actuelles. Je pense à toutes les personnes qui nous rencontrent à l’université ou dans les différents lieux de travail, lorsqu’ils rencontrent un phénomène d’humanité différente née de la foi. Je pense aux œuvres sociales par lesquelles nous tentons de répondre aux problèmes éducatifs de jeunes en difficultés sur le plan scolaire, en leur offrant de l’aide l’après-midi, avec la collaboration de nombreux professeurs qui donnent gratuitement de leur temps. Quand ils se
sentent accompagnés, beaucoup d’entre eux – y compris beaucoup de musulmans – ont la possibilité de trouver un lieu qui change leur vie. Ce ne sont pas des rappels à la morale qui changent leur vie. Il faut qu’ils voient quelqu’un qui les aide, qui s’inquiète pour eux, qui leur offre gratuitement la possibilité d’apprendre. Alors, ils s’intègrent, ils tissent des rapports. Cela rend possible ce qui semblerait impossible, parce que ces jeunes sont de la même génération que ceux qui pratiquent la violence. Le problème est ce qu’ils rencontrent quand ils arrivent chez nous.

Crois-tu que la foi soit capable de susciter un attrait chez ces jeunes qui ne trouvent pas de sens à leur vie ?
Oui, du moment que le christianisme est présenté dans sa véritable nature originale ; car c’est la deuxième question fondamentale : qu’est-ce que le christianisme ? Bien souvent, ce que l’on a appelé christianisme n’est autre qu’une série de règles morales, d’aspects sentimentaux ou de formalismes religieux qui ne sont pas capables de fasciner ou d’attirer la vie de quiconque. Je connais des personnes qui n’ont connu aucune forme de rapport avec la foi dans leur famille, ni dans la tradition dans laquelle elles ont vécu et, lorsqu’elles se sont trouvées face à un christianisme vivant, à travers des personnes, des familles ou des réalités sociales dans lesquelles elles ont vu comment la vie peut être changée, elles n’ont pas eu de peine à s’ouvrir à la foi, en suivant le désir né en elles de ne pas perdre la beauté de ce qu’elles vivaient.

Notre génération a perçu la présence publique de l’Église en Espagne comme liée presque uniquement aux batailles sur la morale sexuelle et sur le droit à éduquer dans les écoles. Pourquoi a-t-on réduit ainsi ce qui devrait être un message universel ? Que faut-il pour que l’Église ait une forme de présence différente ?
C’est la question qu’a posée il y a longtemps un poète anglais, Thomas Stearns Eliot : « Est-ce l’Église qui a abandonné l’humanité, ou l’humanité qui a abandonné l’Église ?  ». Pour que l’Église ait une présence différente, il faut une seule chose : que nous, chrétiens, sachions profiter de chaque circonstance – et cette crise est une opportunité – pour découvrir la véritable nature du christianisme. Le christianisme est avant tout l’événement de Dieu qui se fait homme et reste présent dans l’histoire à travers la vie changée de ceux qui le suivent.

Comment se communique-t-il ?
C’est la question. Ceux qui rencontraient Jésus étaient tellement surpris de ce qui se passait en étant avec lui qu’ils s’exclamaient : « Nous n’avons jamais rien vu de semblable ». Ils ressentaient une telle fascination qu’ils le suivaient. Une religieuse me racontait que, étant hospitalisée, elle a vu entrer l’une des infirmières, qui était différente. Elle a commencé à lui poser des questions, et a découvert que cette femme vivait une certaine expérience chrétienne. La semaine suivante, il s’est passé la même chose avec un médecin qui a attiré son attention. Cette découverte l’a amenée à leur demander de l’aider dans la gestion d’un hôpital qu’elle construit en Éthiopie. Elle justifiait sa demande en disant qu’elle voulait que les Éthiopiens puissent rencontrer des personnes qui communiquent la nouveauté de vie qui naît de la foi à travers la manière dont ils vivaient leur travail. Si ce n’est pas ainsi, si cela ne se passe pas comme au commencement, le christianisme n’intéressera plus personne.

Le christianisme comme expérience, et non comme idéologie…
C’est clair. Seul un christianisme comme expérience peut se communiquer aujourd’hui. Le fondateur de notre mouvement, don Luigi Giussani, a beaucoup insisté sur le fait que la nature du christianisme est un événement. Kant admettait qu’on « peut aisément reconnaître que, si l’Évangile n’avait pas enseigné les normes morales universelles – ces valeurs dont nous parlons – dans leur pure intégralité, la raison ne les aurait pas connues dans leur plénitude. Toutefois, maintenant qu’elles existent, chacun peut se convaincre de leur validité à travers la seule raison ». Comme les autres philosophes des Lumières, Kant reconnaît l’œuvre éducative et pédagogique réalisée par l’Église pour transmettre ces valeurs. Mais une fois que les hommes les ont reconnues, ils n’ont pas besoin d’appartenir à l’Église pour les conserver vivantes. La raison suffit pour reconnaître leur validité. Que se passe-t-il aujourd’hui sous nos yeux ? Nous voyons que la raison seule n’a pas suffi pour les maintenir vivantes. Lorsque les valeurs, qui avaient été reconnues à travers un fait historique, sont séparées de leur origine, elles se transforment uniquement en idéologie. Voilà l’échec devant lequel nous sommes. Quand nous éteignons le chauffage, la chaleur peut se garder encore un certain temps. Mais si elle est détachée de la source d’énergie, la chaleur ne dure pas et, tôt ou tard, le froid envahit toute la maison.



Je pars de tes paroles : « Non seulement la foi chrétienne ne craint pas le plein usage de la raison, mais elle l’exige ». Cette raison que tu invoques continue-t-elle à être soumise à une morale établie il y a deux mille ans ?
La foi n’est soumise à rien d’autre qu’à la reconnaissance de la force d’attraction qu’exerce sur moi une autre personne : comme lorsqu’on tombe amoureux. Quand quelqu'un tombe amoureux, il commence à laisser de la place à l’existence de l’autre, parce qu’il le perçoit comme essentiel ; lorsqu’on tombe amoureux, on commence à modifier sa conception individualiste. On commence à prendre en compte l’autre dans la manière de concevoir le temps, l'argent, l’usage de ce qu’on possède. Autrement dit, l’éthique est la conséquence d’un événement qui survient dans la vie. Personne ne dit : « Je suis amoureux et, malheureusement, il faut que je sorte avec la fille dont je suis amoureux ». Sortir avec la fille dont je suis amoureux est la conséquence éthique normale d’un événement. Si je n’ai pas envie de sortir avec elle… je ne suis peut-être pas vraiment amoureux ! Aucune obligation ne pourra avoir la force de conviction qu’a le fait de tomber amoureux. Il se passe la même chose avec le christianisme. Le christianisme est un événement de la même portée. Ceux qui ont rencontré Jésus se sont surpris à vivre la vie quotidienne d’une manière différente. C’est une manière nouvelle de vivre les choses habituelles.

La science, ou l’art, n’ont-ils pas la même force d’attraction, voire une force plus grande encore que la foi, pour donner du sens à la vie ? Sont-ils compatibles ?
La science et l’art expriment, chacun à sa manière, la tentative de l’homme d’entrer dans la profondeur de la réalité. Aussi le point culminant de la recherche scientifique et de l’art est-il le sens du mystère, l’accès à quelque chose que l’on ne peut pas, au fond, dominer. J’ai toujours été impressionné par le fait qu’un scientifique de la portée d’Einstein dise que la plus belle expérience que l’on puisse vivre est celle du mystère. C’est l’émotion fondamentale que l’on perçoit au cœur de l’art véritable et de la science authentique. Celui qui ne la connaît pas et ne s’interroge pas à son sujet ne doit pas s’étonner d’être comme mort, d’avoir le regard voilé. C’est ce qui confère à l’art et à la science une immense valeur. Le problème se pose lorsque la vie presse avec toute son exigence fondamentale de sens. C’est là qu’il faut voir si la science et l’art peuvent répondre à cette nécessité impérieuse, illuminer une circonstance douloureuse, donner l’énergie pour la vivre sans tomber dans le désespoir. Le christianisme annonce que la profondeur de la réalité est devenue un événement dans la vie de l’homme.

Je pense aux grands défis que pose la science aujourd’hui, tels que la génétique, l’intelligence artificielle ou la compréhension des mécanismes du cerveau, et je ne vois, de la part des religions, que des obstacles à leur développement…
Je ne crois pas que la religion ait en soi des objections ; la question est que se posent là des problèmes qui concernent ce qu’est l’homme, sa dignité, etc. Il s’agit de problèmes éthiques qui se posent à chacun de nous. Par exemple, lorsqu’on imagine construire un robot qui ait une certaine autonomie, nous nous prenons tous la tête entre les mains, parce qu'il peut y avoir des effets incontrôlables ; cela devient donc un problème en lien avec la vie et la forme de société que l’on veut créer.

L’Église et l’art contemporain sont deux beautés qui semblent radicalement éloignées l’une de l’autre et qui interagissent de manière conflictuelle. Comment peuvent-elles à nouveau se réunir ?
Je pense que l’Église n’a aucune défiance envers la beauté. L’œuvre d’art fait vibrer toute l’expérience humaine. Un chant, une poésie, un tableau suscitent en nous des nostalgies et des joies que nous ne connaîtrions pas autrement. Par conséquent, non seulement la foi et l’art ne sont pas incompatibles, mais le goût de la beauté fait partie de l’homme de foi, de l’homme conscient de lui-même. Comme le disait saint Thomas d’Aquin, « la beauté est la splendeur de la vérité ». L’art est la recherche de la beauté, sans garantie a priori, et il a besoin d’hommes disposés à se laisser interpeller par la vérité. C’est la tension vers la vérité qui justifie la tentative, indépendamment de son résultat, qui peut être discutable.

Non seulement il n’y avait pas d’opposition mais, historiquement, il y a eu des moments où l’Église a inspiré des œuvres d’art incroyables, y compris chez des artistes qui n’avaient pas la foi ; pourtant, aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Alors, pourquoi ce dialogue n’existe-t-il pas ? De quelle manière l’Église peut-elle changer ?
Le fait que ce ne soit pas le cas historiquement – il suffit de reconnaître l’énorme patrimoine culturel de l’Église – montre qu’il n’y a pas d’opposition de principe entre la foi chrétienne et l’art. Pensons à Gaudì et à la Sagrada Famìlia. Il peut arriver qu’il soit parfois difficile de reconnaître telle ou telle expression artistique. Je ne peux pas parler en général de toute l’Église. Nous appartenons à un mouvement dans lequel Giussani nous a toujours invités à lire les poètes, à écouter la musique, à nous enthousiasmer devant les œuvres de grands artistes tels que Giotto ou Le Caravage. Il nous a par exemple proposé de lire Leopardi, ce qui était presque scandaleux pour une certaine mentalité cléricale. Il a commencé à apprendre par cœur ses poèmes quand il avait treize ans et, pendant toute une année, il n’a fait que lire Leopardi : pour lui, c’était la forme de sa relation et de la familiarité avec le Mystère.



Quelle liberté, quelle assurance faut-il avoir en ce que l’on porte, pour pouvoir entrer en dialogue, y compris avec celui que l’on considère totalement éloigné de soi ?
La liberté dans le dialogue découle de l’estime pour l’expérience humaine que vit chaque personne. Cette estime permet d’entrer en relation avec la richesse de l’expérience de l’autre pour s’enrichir de son point de vue. Pourquoi parlons-nous tous les deux ? Parce que nous désirons nous connaître, échanger les perspectives avec lesquelles nous affrontons les défis de la vie, indépendamment des réponses que nous offrirons aux lecteurs. Nous avons un intérêt l’un pour l’autre. L’autre est un bien. Nous pouvons dire avec Térence : « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». Lorsqu’on a cette certitude, on n’a aucune difficulté à dialoguer.

Zygmunt Bauman affirme que, dans la réalité actuelle, les barrières et les murs sont inutiles. Partagez-vous son opinion ?
Je trouve l’observation de Bauman très intéressante par rapport aux questions que pose l’immigration. On peut construire tous les murs que l’on veut, tenter de renvoyer tout le monde chez soi, mais lorsque nous aurons renvoyé tous ceux qui ne nous plaisent pas, nous commencerons à nous rendre compte que nous n’avons pas encore commencé à poser les fondations pour affronter les problèmes que nous avons. Les problèmes, ce ne sont pas les autres qui les créent ; les autres nous font prendre conscience des problèmes que nous avons. Le vide que trouve un immigré quand il arrive, ce n’est pas lui qui le crée. L’autre nous fait prendre conscience que la société n’a rien d’attractif à offrir comme alternative à la violence terroriste. Mais cela ne vaut pas seulement aujourd’hui pour ce que nous appelons le terrorisme islamiste. En Italie, comme en Espagne, nous avons connu des années de terrorisme, qui a suscité beaucoup de violence et qui n’avait rien à voir avec le terrorisme islamiste. Ce postulat d’un lien (entre terrorisme et religion) est parfois très superficiel.

L’un des effets du terrorisme est que l’autre devient une menace, avec l’arrivée de la « post-vérité » et la nécessaire complicité des médias. Comment sortir de ce mensonge ?
Ce mensonge ne se brise que si l’un des interlocuteurs ne répond pas à la menace de l’autre sur le même mode. Je pense que l’autre est un bien parce que, indépendamment du fait que je sois d’accord ou pas avec ses idées, ou indépendamment de la perception que l’autre se fait de moi, il est toujours pour moi un facteur de maturation. Je suis souvent rentré chez moi blessé parce que certaines choses qu’une personne avait dites m’avaient déplu, et le lendemain je me réveillais avec cette blessure, et je n’arrivais pas à lire le journal, à écouter un ami, ou à lire quelque chose d’intéressant sans ressentir la douleur provoquée par cette blessure. Cela ne signifie pas que l’autre avait raison. Parfois, il pouvait avoir tort, là n’était pas la question. Sa provocation m’a aidé à rester éveillé, attentif, à conserver ouvertes les interrogations qui permettent d’intercepter les réponses qui, autrement, passeraient totalement inaperçues. En ce sens, toute occasion de ce type a été un bien pour moi, non pas parce que tout est rose ou doux, mais parce que le rapport avec l’autre est toujours dramatique, même avec les personnes que l’on aime. Pourquoi ? Parce qu’elles me provoquent, parce qu’elles ne sont pas le prolongement de moi-même : elles constituent une altérité, et l’altérité provoque toujours. Une crise, dit Hannah Arendt, nous ramène toujours aux interrogations, et elle peut donc être une occasion de grandir.

Tu es plus du côté de Hobbes, ou de Rousseau ?
J’ai du mal à trancher, parce qu’il me semble qu’ils défendent tous deux des aspects réels, mais incomplets, de l’expérience humaine. L’homme historique qu’est chacun de nous porte en soi une blessure. Pensons à l’image d’un enfant dans les bras de sa mère, avec cette ouverture, cette curiosité, ce désir d’adhérer à ses parents. Le problème est que l’enfant vit ensuite dans un contexte social qui ne facilite pas, bien souvent, la persistance de cette curiosité. À cause des blessures de notre mal, de nos problèmes et de nos incompréhensions, du mal fait par d’autres, des soupçons apparaissent. Je me rappelle avoir fait, il y a quelques années, un camp avec un groupe de jeunes d’une communauté créée par la Municipalité de Madrid pour accueillir des enfants qui avaient eu des problèmes en famille. Le dernier arrivé avait frappé sa mère. Je me rappelle la difficulté qu’avaient les éducateurs à entrer en relation avec eux, parce que le rapport de confiance propre aux enfants à la naissance s’était altéré. Ils avaient tellement souffert qu’ils n’étaient plus capables de répondre aux efforts généreux des éducateurs, et la seule chose qu’ils faisaient était de se défendre. Cette position n’était pas originelle, elle était survenue comme conséquence d’une perturbation du rapport normal de ces enfants avec la réalité. Lorsqu’on est blessé, on est sur la défensive. La question est de trouver un lieu qui guérisse nos blessures.



En tant qu’Européens, nous sommes les héritiers du christianisme et de ses valeurs ; l’angélisme chrétien, dont la gauche bien-pensante s’enorgueillit, n’est-il pas le talon d’Achille de notre société occidentale face aux problèmes géopolitiques que nous rencontrons ?
Cela dépend de ce que l’on entend par « angélisme » chrétien. Lorsque j’ai présenté le livre La beauté désarmée au Brésil, il y avait avec moi un juge qui m’a raconté que, il y a quelques années, il avait dû juger un homme pour un crime ; il l’avait condamné et, quand il lui avait communiqué la sentence, cet homme lui avait dit : « Écoutez, Monsieur le juge, je ne suis pas prêt pour aller en prison ». Il avait répondu : « Je te comprends, personne n’est prêt pour aller en prison. Mais tu as commis un crime, et si tu ne fais pas appel, tu dois aller en prison ». L’autre avait répondu : « Je ne nie pas le crime, et je ne discute pas la peine, mais ma situation familiale est si embrouillée que si je ne règle pas certaines choses avant d’aller en prison, cela empirera encore. Si vous m’accordez dix jours, je peux régler les choses en famille, et ensuite je ferai ma peine ». Le juge, surpris, lui a dit : « Je vois que tu es sincère, et je te donne trente jours ». Les trente jours écoulés, le condamné s’est présenté au juge. Celui-ci était tellement surpris que, au lieu de le remettre à la police pour qu’il soit menotté et emmené en prison, il lui a donné directement l’adresse pour qu’il aille seul. On peut penser que c’est une manière d’agir naïve, mais il existe de fait au Brésil une forme de prisons où il n’y a pas de police. On ne peut pas penser que c’est naïf : ces prisons ont abaissé le taux de récidive, qui est de 80 % dans les prisons ordinaires, à 15 % ; tout cela parce qu’on sollicite le cœur de l’homme, comme l’a fait ce juge. Personne n’y croit, mais les chiffres sont là. Ce système est tellement reconnu que, dans les accords de paix récemment signés entre le gouvernement et la guérilla en Colombie, où il faut réinsérer socialement des milliers de terroristes (autrement, on n’obtiendra jamais la paix sociale, pendant des siècles), c’est ce système carcéral qui a été retenu. Cela ne signifie pas que ce type de centres soit toujours valable. Quand on fait confiance, l’autre peut nous trahir, mais si l’on ne commence pas à agir ainsi, on ne pourra pas susciter de réalité nouvelle, de société nouvelle, de manière différente d’entrer en relation ; nous resterons toujours figés dans notre système, si bien qu’il sera impossible que quoi que ce soit change. Je comprends que beaucoup considèrent le christianisme comme naïf. Il faut savoir s’il est possible de commencer à regarder les personnes différemment, pour que celles-ci commencent à penser qu’on peut vivre de manière différente, qu’une manière totalement différente de vivre la réalité est possible. « Personne ne fuit l’amour », a répondu un prisonnier qui s’était échappé de toutes les prisons où il avait été auparavant, à un juge qui lui demandait pourquoi il ne s’échappait pas de celle où il se trouvait actuellement ; en prison, il avait vécu l’expérience d’un regard différent posé sur lui.

Quand nous avons interviewé Javier Prades, celui-ci nous disait que le christianisme est la religion la plus persécutée au monde. Quelle en est la raison ?
Je pense qu’il peut y avoir plusieurs causes. Parfois, nous, chrétiens, avons commis des erreurs qui peuvent justifier une certaine hostilité. Mais il me semble qu’attribuer la persécution aux erreurs ne suffit pas à expliquer la question, car dans la plupart des cas, la forme de violence qui se déclenche vise des personnes innocentes. Mettre une bombe dans une église pleine de personnes sans le moindre pouvoir, ou tuer un prêtre français parce qu’il célèbre une messe, ne me semble pas pouvoir s’expliquer uniquement par les erreurs des chrétiens. Cette apparition désarmée de Dieu fait homme (pour sauver les hommes), le fait que Dieu se dépouille de son pouvoir de Dieu et devienne un être humain qui peut être humilié, méprisé, crucifié, est quelque chose qui défie la raison humaine. En conséquence, une telle présence peut provoquer une réaction violente chez ceux qui ne veulent pas relever le défi que pose le christianisme dans l’histoire, comme c’est arrivé au Christ. Pourquoi ? Le christianisme a la prétention de sauver la vie, non pas en voulant l’imposer par la violence, mais en promettant quelque chose qui correspond tellement à ce que désire le cœur de l’homme que l’on est touché : alors, soit on est reconnaissant d’avoir trouvé une réponse, soit une violence énorme surgit parce qu’on le refuse, et qu’il faut justifier ce refus de quelque manière.

Faut-il revenir à un État confessionnel, ou à une Europe fondée sur des lois chrétiennes ?
Je pense que l’Église a parcouru un chemin considérable de l’époque de Constantin au Concile Vatican II, qui a permis de prendre toujours plus conscience que la seule manière de communiquer la foi chrétienne passe à travers la liberté. Non que l’Église ait dit : « Comme je ne suis pas parvenue à convaincre les hommes de la vérité du christianisme, défendons au moins la liberté religieuse », mais parce qu’elle est allée au cœur de la nature de la vérité. Si vous permettez, je cite une affirmation du Concile Vatican II qui est fondamentale pour comprendre ce point : « La vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même ». Autrement dit, la vérité n’a besoin d’aucun autre appui extérieur à la vérité, si ce n’est la fascination exercée par la vérité elle-même, l’attrait de la vérité. Partant, le grand défi de l’Église aujourd’hui n’est pas de revenir à un État confessionnel, mais de témoigner la foi de telle sorte qu’elle puisse aiguillonner la raison et la liberté de l’homme. C’est ainsi qu’est né le christianisme. La raison et la liberté sont essentielles pour le christianisme, parce que Jésus ne voulait pas que les personnes croient en lui de manière naïve, crédule ou forcée. C’est donc seulement dans un espace libre de contraintes que la foi chrétienne peut devenir intéressante pour l’homme d’aujourd’hui ; en effet, pour l’homme moderne (les Lumières ont joué un rôle fondamental sur ce point), il n’y a pas de plus grand bien que la liberté. Personne ne pourrait songer aujourd’hui à proposer ou imposer quelque chose qui aille à l'encontre de la liberté.

Quand nous avons interviewé Juan Manuel de Prada, il nous disait que « celui qui tient le couteau du côté du manche peut se permettre le luxe d’adapter la réalité à ses principes idéologiques ». Comment l’Église peut-elle vaincre la tentation de l’hégémonie, l’utilisation du pouvoir pour affirmer la foi ?
On ne dépasse la tentation de l’hégémonie qu’en approfondissant la nature même de la foi, et non en conséquence d’une nouvelle stratégie pour convaincre l’autre. Il n’y a pas d’autre méthode. « La vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même ». Le christianisme s’est diffusé dans l’empire romain sous les persécutions, sans la moindre forme d’hégémonie, et peu de périodes de l’histoire de l’Église ont été autant missionnaires, autant capables de propager la foi. Le christianisme est donc à l’aise dans un espace libre, qui nous permet, en tant que chrétiens, de ne pas nous appuyer sur une forme de pouvoir, mais uniquement et exclusivement sur la beauté de ce que nous vivons.

Raconte-nous ce qu’est Communion et Libération et en quoi il se différencie d’autres mouvements.
Communion et Libération est un mouvement qui est né à Milan dans les années cinquante, à une époque où le christianisme dominait et où toutes les grandes organisations et associations chrétiennes regorgeaient de fidèles. Luigi Giussani, le fondateur, a commencé en voyant que les lycéens issus de familles chrétiennes, qui avaient fait leur première communion, avaient participé aux activités paroissiales, et avaient reçu la confirmation, arrivaient à l’école sans la foi, dans la plupart des cas. Il s’est alors rendu compte qu’on ne pouvait pas l’attribuer uniquement à un manque d’intérêt pour la foi, mais au fait que la foi n’avait été présentée à aucun de ses jeunes dans son rapport avec les centres d’intérêt de la vie. Dès le début, il a voulu montrer la pertinence de la foi par rapport aux exigences de la vie, aux problèmes concrets de la vie. Le résultat est que beaucoup de ces lycéens ont recommencé à se confronter à la foi, indépendamment du fait qu’ils aient décidé au préalable qu’elle ne les intéressait pas. Depuis, tout ce que Giussani a fait dans le mouvement dans son ensemble a consisté à proposer aux générations que nous avons rencontrées au fil de toutes ces années la possibilité de découvrir que la foi présente un intérêt pour l’homme pour affronter les problèmes de la vie que nous connaissons tous. C’est tout simplement le christianisme : le Christ n’est pas venu compliquer la vie, mais nous aider à affronter les problèmes et nous permettre de vivre dans une compagnie sans laquelle tout est plus compliqué.



Comment passe-t-on de Navaconcejo, en Estrémadure, à là où tu te trouves maintenant ?
C’est un mystère, et la dernière des choses que j’aurais pu prévoir. Quand Giussani a commencé à dire que la direction du mouvement devait être une amitié italo-espagnole, personne ne pensait que cela pouvait vraiment arriver, même pas nous. Nous voyions une telle disproportion entre la petite réalité que nous étions en Espagne et les dimensions du mouvement en Italie que personne ne songeait à quelque chose de tel. Quand nous nous sommes connus, il a commencé à insister pour que je l’aide, et bien entendu, je lui ai toujours donné ma disponibilité. Pour finir, il a réussi à me faire venir à Milan.

L’attrait ou l’intérêt pour Communion et Libération t’est-il venu de la connaissance, parce que tu étais un expert en Écriture Sainte, ou cela a-t-il été en général une expérience personnelle ?
Cela a été une expérience personnelle. Quand j’ai été ordonné prêtre, on m’a envoyé dans un petit village à côté de Madrid. J’ai vu se développer les grands quartiers résidentiels populaires des banlieues, avec tout ce que signifiait le problème de l’immigration intérieure, les changements, les difficultés, etc. Je voyais que certaines des choses que j’avais reçues, et auxquelles j’avais adhéré avec cordialité pendant la période du séminaire, ne suffisaient pas pour affronter certains des défis qui se posaient à moi. C’est ce qui a suscité mon intérêt pour le mouvement : il contenait une proposition pour vivre le christianisme dans laquelle il n’était pas nécessaire de censurer quoi que ce soit de ce qui se passait ; c’était une manière de vivre la réalité que je voulais partager. Le premier signe de changement a été ma manière de faire cours, la manière d’être avec mes élèves pendant les cours de religion que je dispensais dans une école. Ce qui m’était arrivé en rencontrant le mouvement m’a permis de commencer à leur lancer des provocations. Je percevais que ce qui avait commencé à m’arriver pouvait intéresser les autres.

Dans quelle mesure la foi chrétienne est-elle vécue à CL sous une forme actualisée ?

Comme le dit Giussani, la foi est la reconnaissance de la présence du Christ ici et maintenant, de sa présence dans un signe humain. Le chemin qu’il propose est, fondamentalement, celui qu’il appelait personnalisation de la foi. La seule possibilité pour la foi d’être perçue comme intéressante consiste pour chacun à la vérifier dans sa vie, c'est-à-dire à commencer à vivre la vie, les difficultés, les circonstances qui ne sont épargnées à personne, avec une dignité, une gratitude et une lumière inconnues auparavant. Ce que nous tentons de faire est de nous tenir compagnie dans ce processus de maturation de la foi, pour que les personnes qui nous rencontrent dans les lieux où nous nous trouvons, au travail, en famille, avec les amis ou dans les œuvres sociales que nous réalisons, puissent se rendre compte de ce que signifie aujourd’hui la foi chrétienne vécue « à ciel ouvert ».

L’individu et son accomplissement ont caractérisé le progrès de l’homme dans la société occidentale. Dans quelle mesure une fidélité et une communion avec l’Église catholique et ses pasteurs sont-elles compatibles avec le progrès ?
Il y a quelques jours, je me trouvais à une rencontre avec un grand groupe d’étudiants italiens, et une personne m’a posé une question similaire : « Affirmer le Christ comme ce qu’il y a de plus important ne dévalorise-t-il pas la réalité, en la rendant moins intéressante ?  ». Il m’a suffi de lui répondre par une autre question : « Es-tu déjà tombé amoureux ?  ». « Oui », a été sa réponse, et je lui ai dit : « Et quand tu es tombé amoureux, la réalité était-elle plus ou moins intéressante ?  ». Il m’a tout de suite répondu : « Les choses avaient plus d’attrait !  ». Le christianisme introduit dans la vie une présence qui exerce un tel attrait que tout devient plus intéressant, y compris le progrès. On s’en aperçoit quand on tombe amoureux. Chaque fait, chaque circonstance, même banale, par exemple faire la cuisine pour la personne que l’on aime, devient un événement. Giussani nous répétait souvent une phrase de Romano Guardini : « Dans l’expérience d’un grand amour, tout devient événement ». Ainsi, dans l’histoire d’un grand amour comme celle du christianisme, tout acquiert un intérêt qu’il n’aurait pas autrement. Nous le voyons dans l’expérience de l’amour humain ; quand, chez les personnes, l’amour se trouble, ce qui était auparavant l’occasion de se dire « Comme je t’aime !  », à travers le geste de préparer un repas, devient une obligation, ou un poids dont on se plaint : « Pendant que tu vas travailler, je reste ici à faire la cuisine pour toi… ». On perd toute la densité dont le geste était plein auparavant.

Comment CL a-t-il compris le désir à l’intérieur de la tradition ?
Je viens de terminer de prêcher à quatre mille étudiants des exercices intitulés « Toi seul es le désir de mon âme ». À qui pouvons-nous adresser ces paroles ? Qui est le désir de mon âme ? Pour la plupart des personnes, le désir est quelque chose qu’il faut dompter ou contrôler. Et pas seulement de nos jours : avant le christianisme, dans le monde classique, l’hybris, l’exagération, était quelque chose de dangereux, parce que pousser le désir au-delà de ses limites pouvait conduire à la folie. La question essentielle était donc de dompter le désir pour le réduire et le maintenir à l’intérieur de certaines limites. La vertu était la modération. Le seul qui, au contraire, n’a pas peur d’affronter le désir de l’homme dans toute sa puissance est le chrétien. Grâce à la rencontre avec le Christ, le chrétien n’a pas peur de l’immensité du désir humain, à la différence de ce qui se passait dans l’Antiquité. Pourquoi ? Parce que le Christ embrasse tout ce que l’homme désire. Dans cette étreinte uniquement, notre désir révèle toute sa puissance et sa profondeur. Voici l’une des phrases de l’Évangile que Giussani citait sans cesse : « Que sert à l’homme de gagner le monde entier, s’il se perd lui-même ?  ». Bien souvent, nous avons interprété ces paroles sous un angle moraliste, comme si elles indiquaient le maximum de ce que Jésus exige ; mais en réalité, c’est le geste le plus émouvant du Christ, qui regarde la profondeur du cœur de l’homme, en l’étreignant : « Ton cœur est si grand que seul le Mystère fait chair est à sa hauteur ».



En t’entendant parler du sentiment amoureux, de l’amour, je me demande si tu as jamais été amoureux.
Même si je suis entré enfant au séminaire, je suis tombé amoureux. Mais par la conscience que j’avais du désir et par l’expérience que j’avais du Christ, en qui je trouvais une plénitude affective que rien d’autre ne m’apportait, j’ai pu orienter et regarder en face mon désir, sans le censurer ni le sublimer, mais en l’affrontant. Si je n’avais pas vécu cette expérience personnelle, je ne pourrais pas parler aux jeunes étudiants de cette manière, en proposant un week-end entièrement centré sur le désir, en les poussant à ne pas réduire leurs désirs, à ne pas se contenter des miettes qui leur sont offertes. En effet, c’est le problème : comment la société répond-elle au désir d’un adolescent ? Le plus souvent, ce qu’elle lui offre ne peut pas l’intéresser longtemps. Il est normal de penser, quand on est petit, que ce qu’offrent les Rois est tout ce que l’on désire. Avec le temps, on se rend compte que la maison est pleine de poupées ou de jouets qui ne nous intéressent plus. Alors, on peut remplacer les jouets par le téléphone et de nouveaux gadgets, et plus tard par des personnes… mais le problème est de savoir si quelque chose existe qui soit à la mesure de la nature du désir. Voilà le défi qui attend la société. Elle l’avait déjà avant le Christ, elle l’a après le Christ et elle l’aura à l’avenir.

CL se définit comme un mouvement chrétien, et non catholique. Cela ne vaut pas seulement pour CL : dans le monde entier, quand on veut parler de la partie saine de la religion, on parle des chrétiens, jamais des catholiques. À quoi attribuer cet usage du terme « chrétien » au lieu de « catholique » ?
Ce n’est sûrement pas par désir de nous distinguer du catholicisme, parce que s’il y a bien une chose que le mouvement a témoignée dans toute son existence, c’est le lien plein et total avec le Pape et l’Église. Il n’y a pas de doutes là-dessus. Quand nous parlons du christianisme et insistons sur celui-ci, ce n’est pas pour nous distinguer du catholicisme, mais pour revenir à la nature originelle du christianisme, qui est « catholique » par définition, c'est-à-dire universel, pour tous.

La libération de Communion et Libération est-elle la même que celle dont parle la théologie de la libération ?
Il s’agit de savoir quelle libération répond à l’espérance humaine dans sa totalité. Bien entendu, la demande de libération est plus vaste et plus profonde que la libération matérielle et économique ; elle concerne la totalité de la vie de l’homme. Cela se révèle dans l’expérience, et pour le comprendre, il faut donc partir de celle-ci, des moments où l’on se sent libre. On se sent libre lorsque se réalise un désir que l’on a. Si tu as un enfant qui veut aller à une fête et que tu lui dis non, il se sent mortifié dans sa liberté. Si, au contraire, tu lui dis oui, il est tout content parce que son désir peut se réaliser. Le problème de la liberté, c’est que l’homme ne désire pas seulement aller à une fête, mais il désire être libre, il veut voir se réaliser l’immense désir qu’il possède à chaque instant de la vie, dans la vie quotidienne, cette vie rongée par l’habitude. Qu’est-ce qui permet la libération, pour ne pas finir, comme le dit Eliot, par perdre sa vie en vivant ? Certains pensent que c’est d’être libérés de la pauvreté. C’est évidemment une partie de la réponse. Mais cela ne suffit pas. Combien de personnes connaissons-nous qui ont satisfait leurs nécessités fondamentales et qui ne sont pas heureuses ? Le problème est de savoir si l’on rencontre dans la vie quelque chose qui satisfait si bien le désir qu’il rend libre de tout le reste. La libération est la communion avec le Christ, dont on peut faire l’expérience dans le rapport avec le Christ présent dans la compagnie chrétienne qui, vécue authentiquement, se présente dans le monde comme un facteur d’humanisation réelle.

Peut-on atteindre la liberté par l’absence de liens ?
Non. Même si nous l’avons pensé à certains moments, nous avons découvert dans le temps qu’il ne suffit pas de ne pas avoir de liens pour être libres. Aujourd’hui, nous nous sommes débarrassés de toutes les attaches, mais les personnes ne sont pas plus satisfaites pour autant. Elles commencent à se rendre compte que, pour être libres, ne pas avoir de liens ne suffit pas. Il faut quelque chose pour lequel il vaille la peine de faire usage de la liberté. Il s’agit de trouver une raison pour laquelle il vaut la peine de se mettre en mouvement, de s’impliquer vis-à-vis de quelqu’un ou de quelque chose. Sans cela, les personnes commencent à avoir peur de la liberté. Ce que disait déjà quelqu’un comme Kafka est intéressant : « On a peur de la liberté et de la responsabilité, c’est pourquoi l’on préfère étouffer derrière les barreaux que l’on a soi-même construits ». Bauman disait lui aussi que cette peur de la liberté est ce qui définit notre société actuelle, comme on le voit à propos des immigrés. Pourquoi ? Les relations interpersonnelles se sont perdues, et cela a laissé l’homme encore plus désarmé. Cela suscite la peur. Qu’est-ce qui permet, alors, de recommencer à construire la confiance dans les relations, pour pouvoir vivre à nouveau une vie plus humaine ? Voilà le défi qui s’offre à nous aujourd’hui.

Dans l’encyclique Evangelii gaudium, le pape François affirme que nous sommes plongés dans une économie qui tue et exclut. A-t-on besoin de modèles économiques sociaux et solidaires ?
Certainement. Nous avons besoin d’une économie plus humaine, qui réponde mieux au bien commun. Pourquoi le bien commun, l’écologie et la solidarité sont-ils importants ? En ce qu’ils contribuent tous à susciter la forme d’humanité et de société que nous désirons. Pendant des années, nous avons été indifférents aux pays du tiers monde. Maintenant qu’ils nous posent problème et que nous commençons à voir qu’ils peuvent nous mettre en danger, nous nous rendons compte qu’il aurait été approprié, pour dire peu, et que cela aurait coûté beaucoup moins de vies, si nous avions partagé la vie avec eux et créé des richesses dans ces lieux, au lieu de les dépouiller de toutes leurs ressources. Si nous avions collaboré à leur développement et favorisé une société durable, nous n’en serions pas à tenter d’ériger des murs aujourd’hui.

Le pape François a rencontré des résistances internes face à ses propositions, plutôt d’avant- garde, et en lisant ton livre [La beauté désarmée], j’ai pensé que tu as peut-être rencontré toi aussi des résistances dans ton mouvement. Est-ce le cas ?
Oui, bien sûr, dans certains cas. Le Pape a représenté et représente une révolution. Dans une réalité qui a des dimensions telles que la nôtre, tout le monde n’a pas réagi avec la même rapidité, comme on le voit aussi dans la vie de l’Église. Nous ne sommes pas différents. À mon avis, tout dépend un peu de ce que nous disions au départ : si l’on comprend ou non la nature du défi. On ne peut comprendre le pape François que si l’on comprend en quoi consiste le défi qui s’offre à nous. Autrement, on pense que ce n’est qu’une question d’accent, parce que le Pape vient d’Amérique Latine, et on reste alors en superficie.

Comment est la relation entre le pape François et CL ?
Très bonne. Nous avons eu la chance de le rencontrer il y a quelques temps. Il vient de nous envoyer une lettre.

Quel est le sens de cette lettre ?
C’est un geste de tendresse du Pape, qui montre qu’il nous suit de près. Le Pape m’a dit devant tout le monde que, quand il était archevêque de Buenos Aires, lire Giussani a été pour lui bénéfique. Il est largement sur la même longueur d’ondes que nous dans notre manière de vivre le christianisme comme rencontre, comme événement. De plus, l’harmonie se trouve précisément à l’origine, dans sa manière spécifique de percevoir la réalité. D’autre part, le Pape nous accompagne dans le chemin que nous devons parcourir, en nous invitant constamment à revenir à l’origine, pour que le mouvement puisse apporter la contribution pour laquelle l’Esprit Saint suscite ce charisme dans l’Église.


Texte et photos avec l'aimable autorisation de Jot Down Magazine

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