Une marche agitée

Un décret qui dépénalise la corruption. Et la plus grande protestation populaire depuis la chute du régime. Ruxandra, Mihai, Adrian et les autres voix sur la place, avec, parmi les questions, le sens de l’unité et une espérance à soutenir.
Luca Fiore

« À chaque fois que je reviens de la manifestation, ma mère me demande comment ça s’est passé. Je lui réponds : "Bien, mais j’ai mal au dos", ou bien : "Bien, mais j’ai mal aux jambes tellement on a marché". Je ne lui dis jamais ce qui me fait réellement mal. Je ressens une douleur au dedans, profonde, qui commence dans la poitrine et qui, en même temps, monte à la gorge et descend à l’estomac ». Ruxandra est une femme de 35 ans, mariée, qui a deux enfants. Elle a participé pendant plusieurs jours aux marches antigouvernementales dans sa ville, Cluj-Napoca, en Transylvanie. Elle a écrit un message à ses amis pour raconter ce qui l’a poussée à se bouger et à participer aux manifestations : « Vous savez, le cœur, ce truc là, où habite tout ce que nous désirons. L’amour, la beauté, la justice. Je ne savais pas qu’il pouvait me faire aussi mal à cause de mon pays. Et je vois que c’est comme ça pour beaucoup aujourd’hui en Roumanie ».

Tout a commencé le 31 janvier, jour que tout le monde appelle l’întuneric marti, le mardi noir : le gouvernement social-démocrate de Sorin Grindeanu avait approuvé, pendant la nuit, une ordonnance urgente qui, de fait, dépénalisait et favorisait l’amnistie de certains délits de corruption. Le moment et le moyen ont fait suspecter que cette action était faite pour protéger certains leaders sociaux-démocrates comme le chef du parti Liviu Dragnea et l’ex premier ministre Victor Ponta. Le soir même 10 milles personnes ont envahi les places dans tout le pays. Le jour suivant ils étaient 250 milles. Le dimanche 5 février ils étaient 500 milles : la plus grande manifestation de la Roumanie post-communiste. Il était demandé le retrait de l’ordonnance et la démission du gouvernement. Quand Grindeanu s’est décidé à faire machine arrière après avoir accepté la démission du ministre de la Justice, les protestations ont continué pendant plusieurs jours.

Ruxandra n’est pas une activiste ou une militante d’un parti. Et on ne peut pas s’expliquer sa réaction si l’on ne tient pas compte de tout ce qui a changé dans le pays depuis une vingtaine d’années. Pendant qu’un quart de la population laissait le pays pour chercher fortune ailleurs, les gouvernements de Bucarest ont d’abord adhéré à l’OTAN en 2004, puis à l’Union européenne en 2007. La magistrature s’est émancipée du pouvoir politique et a mené une importante campagne anti-corruption qui a fini par impliquer les plus hautes charges de l’État. Sous la direction de Laura Codruta Kövesi, l’agence anti-corruption a enquêté sur vingt-quatre maires, cinq parlementaires, deux ex ministres, et un ex premier ministre. La société commence lentement à réaliser que le phénomène de la corruption n’est plus une réalité inéluctable, mais quelque chose d’inacceptable.

« La Cour Constitutionnelle roumaine avait recommandé au gouvernement d’intervenir sur la loi anti-corruption afin de la rendre plus applicable », explique Adrian Rozenberg, journaliste de Tvr, la télévision d’État roumaine : « On n’aurait jamais imaginé que Grindeanu, élu en décembre avec 46 pour cent des voix, en profiterait pour écrire cette ordonnance qui a réveillé tant de suspicion ». Les manifestations ont été spontanées et peuplées de jeunes qui, pourtant, pour la plupart, avaient déserté les urnes un mois et demi avant. « L’affluence a représenté 36 pour cent. Et aujourd’hui, quand on demande au premier ministre de démissionner, il répond : "J’ai été élu démocratiquement" ». La vérité est que, malgré les scandales qui ont conduit à la démission en 2015 de Victor Ponta pour une affaire de corruption, les sociaux-démocrates font face à une opposition fragmentée, elle-même impliquée dans des enquêtes judiciaires. « Aujourd’hui, la seule personne qui arrive à avoir un contrepoids face aux sociaux-démocrates est le président Klaus Iohannis », poursuit Rozenberg : « De toute façon, il ne semble pas y avoir de leaders politiques et que puisse naître une initiative qui inquiète Dragnea et Grindeanu sur les places. Pourtant les roumains désirent aujourd’hui que le reste de l’Europe voie que le pays va dans la bonne direction ».

Cela faisait des années que ne siégeait pas à Bucarest un gouvernement monocouleur avec une majorité absolue au parlement. Le fait qu’à la première occasion, il ait usé de son pouvoir pour protéger ses propres leaders face à la loi, a refait surgir le passé communiste. Ce n’est pas un hasard si sur Twitter quelques-uns ont mis l’une à côté de l’autre, une photo d’un jeune de la révolution de 1989 qui tenait une pancarte avec la phrase : « Nos enfants seront libres », et celle actuelle d’une jeune fille à Bucarest avec une pancarte où était écrit : « Les enfants de la révolution sont ici ». Il y a de fortes chances que le gouvernement reste en place, mais le message est arrivé à bon port : le peuple roumain est attentif et ne laissera pas faire.

« Je suis allé sur la place en voyant la décision de Ruxandra », explique Mihai, 38 ans, informaticien : j’ai été frappé par sa proposition de dire ensemble l’Angélus avant de nous unir à la manifestation. Ce fut le moyen pour nous rappeler que la solution des problèmes n’est pas en nos mains : ce qui satisfait notre cœur n’est certes pas l’abrogation de cette ordonnance, ni la démission du gouvernement ». Pour Mihai ce qui est important est que les gens se soient bougés de cette façon, de façon spontanée et non violente : « On n’avait jamais rien vu de pareil depuis le milieu des années 90. Le climat était dominé par une insatisfaction générale qui n’amenait à rien. Pendant ces journées a émergé un sens de l’unité et une demande de sincérité. C’est comme si les gens demandaient au gouvernement un bien plus grand que ce que propose la politique aujourd’hui ».

Question de dignité. Il en a été beaucoup question entre les amis de la communauté de CL. Camelia, 38 ans, fonctionnaire, raconte que chaque soir à Cluj la colonne des manifestants était accompagnée par des jeunes qui jouaient du tambour : « Parfois le son était tout près et très fort, et d’autres fois on l’entendait très loin, mais ils étaient toujours là, comme le battement du cœur de la foule ». Tina, directrice d’une école de Bucarest, dit que les choses que les gens disent sur la place sont justes et vraies, mais on se demande alors : « Où étaient-ils quand il fallait voter en décembre ? ». Et ensuite : « Un des slogans que l’on crie est : "Vous nous avez enlevé la dignité". Et ça, ça n’est pas vrai : aucun politique ne peut m’enlever la dignité ». Pour Adrian, entrepreneur de 46 ans, ce qui est en train d’arriver « est un fait public qui me demande un jugement personnel. Le fait que j’ai voté ou non, ou de comment j’ai voté en décembre, devient un aspect secondaire. Ce fait est en train de me défier aujourd’hui ».

Les questions sur cette situation sont bien plus nombreuses que les réponses. Ioana, assistante sociale, 40 ans, confie à ses amis : « Quand je travaillais dans une communauté de Rom j’ai vu que ce qui compte le plus n’est pas tant de résoudre les problèmes sociaux des personnes, mais de soutenir leur espérance ».