La guerre ne gagne jamais

Voyage jusqu’au cœur de la ville-symbole du conflit. Mais la vie ne s’arrête pas devant les décombres d’Alep. Là où les enfants ramassent de la neige pour boire et où les chrétiens se battent chaque jour pour reconstruire la « communauté ».
Andrea Avveduto et Maria Acqua Simi

L’histoire de ce voyage à travers le Liban et la Syrie est l’histoire d’une amitié. Celle qui lie ceux qui l’écrivent et celle de tant de personnes rencontrées durant ces dix jours extraordinaires. Ils ont débuté à Beyrouth, où se trouve le dernier aéroport utile pour rejoindre la Syrie. La situation du Liban s’est améliorée ces dernières semaines, grâce aussi à l’élection d’un président et donc d’un gouvernement, après des années d’impasse. Mais le problème des réfugiés - causé par flux incessant de civils syriens et irakiens en fuite - est loin d’être résolu. Un pays de quatre millions d’habitants qui accueille deux millions de réfugiés.
Le père Toufik, franciscain libanais, est parfaitement conscient des difficultés. Chaque dimanche il parcourt des centaines de kilomètres pour aller trouver les minuscules communautés chrétiennes de Tyr, Tripoli et Deir Mimas. Précisément à Deir Mimas, village aux confins d’Israël, le nom tabou, vivent de nombreuses familles chrétiennes irakiennes réchappées de Daech, qui se sont installées là. Nous les rencontrons après la messe (la troisième célébrée par l’infatigable prêtre franciscain ce matin-là). « Moi j’étais instituteur à l’école élémentaire de Qaraqosh, mon travail me manque beaucoup », nous dit Zuhir, qui doit avoir une cinquantaine d’années. « Je voudrais rentrer chez moi. Mais désormais, même si la zone a été libérée, ceux qui sont arrivés après Daech se sont approprié nos habitations. Il n’y a plus de place pour nous en Irak ». Les plus affectés sont les jeunes. Samaan a 24 ans, il est étudiant ingénieur : « Je n’ai pas pu terminer mes études à cause de la guerre. Aujourd’hui je suis ici, sans amis, sans famille, dans un pays étranger. Qu’ai-je fait de mal ? Pourquoi tout cela m’est-il arrivé ? Je me le demande sans cesse ». Tous ont leur histoire de fatigues et de souffrances : certains ont été séparés de leurs proches, d’autres ont perdu leur travail, leur maison. Mais jamais la foi. « Parvenez-vous à pardonner à ceux qui vous ont traités ainsi ? », demandons-nous à brûle-pourpoint. « Non », répond énergiquement Hanna, 17 ans : « Je ne pardonne pas à qui m’a arraché à ma vie d’avant, à mes amies, à mon école ». Sa mère qui est à côté d’elle, lui fait une caresse et ajoute d’une voix calme : « Moi, parfois je pardonne, parfois non. J’ai du mal, mais je me souviens que dans l’Évangile Jésus invite à pardonner. Et si Lui l’a fait… nous devons au moins essayer ».

La première leçon de ce voyage : le pardon est un chemin. Cette mère et cette fille ont subi les mêmes privations, les mêmes souffrances. Mais la mère réussit à faire un pas de plus, au-delà de la rage instinctive et sans doute légitime. Le pardon est un chemin qui vaut tant au Liban qu’en Syrie, et en Italie. Nous nous en rendons compte à Damas aussi, en rencontrant les sœurs et les frères du couvent saint Paul – érigé à l’endroit où l’apôtre s’est converti – qui accueillent des centaines de familles et d’enfants échappés des zones syriennes les plus touchées par la guerre : Alep, Homs, Hama, Idlib, Qamishli, Hassakè. « Nous avons créé une crèche pour les petits les plus vulnérables », raconte sœur Iole en souriant. « Jadis nous avons hébergé ici des groupes de touristes et de pèlerins, mais aujourd’hui tout est affecté aux réfugiés. Nous accueillons tout le monde : chrétiens et musulmans. Aucune différence, car la division, l’affrontement entre civilisations dont on parle tant en occident n’a jamais existé ici avant la guerre. Aucun syrien ne demandait aux autres quelle était leur religion. Nous sommes tous syriens, nous sommes tous hommes. La guerre a introduit la violence et la division là où avant régnait la paix et l’unité. Nous cherchons à reconstruire tout cela petit à petit : en accueillant les malades, surtout ceux qui souffrent de tumeurs, qui ne peuvent plus être soignés dans les zones de combat – et en offrant une assistance psychologique aux enfants traumatisés. Nous aidons les familles pour qu’elles aient au moins une vie digne et nous espérons qu’avec le temps les familles divisées parfois à cause de la fuite du père vers l’Europe, puissent être réunies. En Syrie tout le tissu social est à reconstruire ».
C’est aussi l’opinion des pères Ibrahim, Firas, Bassam et Edoardo, quatre religieux qui n’ont pas quitté Alep, malgré les bombardements. Après dix heures de voyage nous arrivons dans la cité-symbole du martyre du peuple syrien et sans transition nous sommes projetés au cœur de la guerre. Nous errons dans des quartiers désertés : édifices éventrés par les bombes, maisons incendiées, silence. Pour comprendre l’horreur de ce conflit qui semble interminable, il faut vraiment toucher les pierres détruites, respirer l’épaisse odeur de feu dans les décombres, entendre les bombardements nocturnes aux périphéries de la ville, sentir jusqu’aux os le froid de ceux qui n’ont pas les moyens de se chauffer.

Le père Toufik, Liban

PAR LES RUES DE HANANO
Nous nous arrêtons devant la cathédrale maronite, jadis le fleuron de la communauté chrétienne locale : le toit a été emporté par les bombes, à l’intérieur tout s’est effondré. Les églises arménienne et orthodoxe ont subi le même sort, ainsi que les maisons, les hôtels, les cimetières, les bureaux de rédaction des journaux. Même l’antique grande mosquée des Omayyadi est en ruine et le vieux souk, où jadis il y avait des ambassades et des consulats, a été saccagé. Un vieillard y erre désemparé ; en échange de quelques sous, il nous offre du café de son thermos dans des tasses sales et ébréchées, tandis qu’un peu plus loin des enfants sont en train de fouiller le terrain à la recherche de bouts de plastique et de ferraille à revendre aux soldats. Nous sommes au milieu des montagnes, dans la ville considérée comme le joyau du Moyen-Orient et proclamée patrimoine de l’Unesco. Et l’air nous manque.
« Nous vivons une situation difficile, mais jamais nous ne nous sommes sentis abandonnés du Seigneur. Jamais », dit le père Firas : « Chaque fois que nous avons besoin de quelque chose, Il nous répond. À travers la réalité qui nous entoure ». Nous lui demandons de nous donner un exemple. « À un moment donné nous nous sommes rendu compte que des milliers de familles mouraient littéralement de faim. Nous avons alors pensé à une distribution mensuelle de colis de vivres, mais nous n’étions pas capables de l’organiser. Par contre l’Église grecque-orthodoxe en avait les moyens parce qu’elle s’était déjà chargée de ce service aux pauvres avant la guerre. C’est ainsi que des membres de cette communauté sont venus nous enseigner comment procéder. À l’heure actuelle nous distribuons des vivres à plus de sept mille familles ». Certes, les problèmes sont nombreux. « La pénurie d’eau depuis plus de trois ans est la difficulté majeure : toutes les familles qui sont restées en ville ont comme unique préoccupation d’en trouver pour pouvoir survivre », ajoute le père Ibrahim.
C’est lui qui nous accompagne dans le quartier de Hanano, un des plus pauvres, où femmes et enfants ramassent de la neige par terre pour boire, se laver et cuisiner. « Nous enverrons l’eau jusqu’ici », se hâte d’observer le prêtre. Le puits de son couvent – un des derniers encore fonctionnels à Alep – est devenu “fontaine d’espérance vivace”, au sens littéral du mot. Celui qui en a besoin sait qu’il peut y remplir des bidons d’eau, et s’il n’a pas la force de les porter, la camionnette endommagée des frères s’en chargera. Mais l’Église ici sait bien que l’aide ne saurait se limiter à la distribution d’eau, de vivres et de médicaments (tâches dont toutes les ONG et les communautés religieuses que nous avons rencontrées s’acquittent à la perfection). « Le plus grand engagement consiste à reconstruire la vie communautaire, étant donné que des milliers de familles sont disloquées », continue le père Firas : « Pour cette raison nous nous sommes efforcés d’aider surtout les jeunes et les enfants. Nous soutenons les écoles existantes afin qu’elles puissent se maintenir, tandis que nous proposons aux jeunes adultes des projets de micro-crédits pour qu’ils puissent entreprendre des activités, ouvrir de modestes commerces et ainsi se marier ou soutenir leur famille ». Et ils reconstruisent également les maisons détruites par les bombardements. Pendant deux jours nous les avons visitées l’une après l’autre, accompagnés de l’ingénieur qui cherche comment les remettre en état. « Restituer la maison aux familles est primordial pour nous. Nous avons pu constater cette année une augmentation impressionnante de naissances. Les familles, détruites dans leur intimité, tentent de vivre cette dimension d’ouverture à la vie qui constitue le trait distinctif de tout mariage », explique le père Ibrahim.

LA BOUTIQUE DE MARYAM
Ils parlent peu, ces prêtres habitués à une charité opérative, intelligente. Ils nous conduisent dans une petite boulangerie. Sur le seuil Khalil, 29 ans. « Goûtez ces biscottes », dit-il, fier de lui, « c’est ce que je réussis le mieux ». Il a raison, le plateau se vide en un rien de temps. Son rêve était d’ouvrir une pâtisserie, avec l’aide des frères il a réussi. Le commerce a démarré et en mai il s’est marié. Il a décidé de rester dans son pays. Voilà, la Syrie peut repartir de là, de ce désir d’être protagoniste de sa propre vie au lieu de se résigner à n’être qu’un triste figurant. Un désir qui explose sous nos yeux quand nous rencontrons la jeune Maryam, qui grâce à l’aide reçue a pu ouvrir sa boutique de vêtements (« J’ai peu de clients pour le moment, mais avec la grâce de Dieu je suis certaine qu’ils viendront tôt ou tard », dit-elle sereinement), ou les scouts (contraints de se réunir dans un grenier, mais toujours enthousiastes de leur amitié), puis les petits musiciens qui apprennent à jouer de la trompette au sous-sol du couvent de Azizyeh, les filles de la chorale, les enfants qui font le catéchisme ou qui se poursuivent dans le camp de réfugiés de Jibrin. Ce sont eux l’avenir, un avenir magnifique.
Même s’ils ne parlent pas, même s’ils sont cloués au lit comme Judy. Nous l’avons rencontrée à Saint Louis, l’hôpital des sœurs franciscaines près du quartier chrétien de Azizyeh : une frêle fillette de onze ans, dans le coma depuis quelques mois. Dans une chambre pour elle seule, un luxe à Alep aujourd’hui. Sa maman Amina est musulmane, elle porte un voile noir. Jour et nuit, elle est là. C’est elle qui nous raconte ce qui s’est passé. Le 6 décembre Judy était en train de jouer avec ses amies quand une bombe s’est écrasée sur leur maison. « Les éclats ont traversé la boîte crânienne, pour l’instant elle parvient seulement à ouvrir les yeux. On ne sait pas comment cela évoluera ». Aucun de nous n’a le courage de dire un mot. Tandis qu’une infirmière nous renseigne sur la condition de la fillette, la maman prend une petite peluche qu’on lui a offerte et la lui met dans les bras. Avant de quitter la chambre, le père Ibrahim demande s’il peut dire une prière à Marie, en montrant l’icône de la Vierge de la Tendresse au-dessus du petit lit. Quand le prêtre bénit la fillette, Amina s’émeut. Les deux s’embrassent et tournent le regard vers la maman de Jésus. Elle aussi a connu la même angoisse, il y a deux mille ans. Elle comprendra.