Pour ne pas rester sourds et aveugles

Le 23 Avril, on vote pour les présidentielles. La presse parle du « retour des catholiques ». Mais qu'est-ce que cela veut-il vraiment dire ? Du dialogue demandé par les évêques à la redécouverte de Havel, voilà ce qui bouge.
Maurizio Crippa

« Nous serions sourds ou aveugles, si nous ne nous rendions pas compte de la fatigue, de la frustration, parfois de la peur, et même de la colère, intensifiées par les attentats et les agressions, qui couvent dans la plupart des habitants de notre pays, et qui manifestent de cette façon des attentes et de profonds désirs de changement ». La “fille préférée de l'Église“ se prépare à voter pour élire son Président (le 23 avril pour le premier tour) et le fait dans une situation sociale et politique de grande incertitude, de dramaticité urgente. Tant et si bien qu'il y a près d'un an, en juin 2016, le Conseil permanent de la Conférence des évêques de France a ressenti le besoin, inhabituel pour l'Église de France, d'envoyer à tous les citoyens une note sur le “sens de la politique“, pour aider à prendre conscience d’un moment qui est un changement d'époque, plus qu’une époque de changement - dirait le pape François - et pour faire attention au bien commun, aux « profonds désirs de changement » de tous.

« Nous serions sourds ou aveugles », ont dit les évêques. S'il y a un pays en Europe où l’on perçoit aujourd’hui de la façon la plus complète « l'effondrement des évidences », après des siècles où les valeurs chrétiennes réduites aux valeurs des « Lumières » ont été arrachées à une foi vivante, c’est bien la France. On le ressent dans la désintégration des relations sociales que dénoncent même les meilleurs intellectuels laïques. On le ressent dans les lois et dans la perte d'identité d'un peuple. Les attentats islamistes qui ont frappé à plusieurs reprises la nation semblent presque en être un symbole. Mais il y a aussi la terrible augmentation des attaques et du vandalisme contre le christianisme qui sont l’écho d'une “haine de soi“ : de janvier à octobre 2016, entre les cimetières profanés, les églises vandalisées, les sacristies incendiées et les prêtres agressés, il a été enregistré une augmentation de plus de 40 pour cent de ces atteintes.

Maintenant, les élections approchent. Pendant longtemps le rôle des catholiques dans la République de la laïcité a été mis entre parenthèses. Aujourd'hui, cependant, il y a de petites évidences que de nombreux observateurs ont notées : l'Église et certains secteurs laïcs font preuve d’un nouvel engagement. Les journaux laïcs, du Monde à Libération, remarquent ce que l'Express a appelé le « réveil des catholiques », qui aurait commencé par les rassemblements de la Manif pour tous en 2013, en opposition à la loi sur le mariage homosexuel.

En 2017, la nouveauté politique est que, pour la première fois depuis longtemps, il y a un candidat. Ou plutôt il a été identifié : François Fillon. Déjà premier ministre, plus de droite que du centre, catholique, anti-avortement, défenseur de la famille traditionnelle tout comme du libre échange. Un qui n'a pas peur de déclarer sa foi, et dans la politique française ça n'est pas coutumier. Selon une enquête de Famille Chrétienne, la moitié des catholiques pratiquants pourraient voter pour lui. S’il a vraiment une chance, il reste une inconnue - entre autres il fait l'objet d'une enquête pour des financements présumés venant de Poutine, et comme la France n’est pas la République italienne aux mains propres, c’est un handicap. Mais surtout, à droite, dans le viseur du vote catholique, il a face à lui Marine Le Pen. Car, encore plus qu'en Italie, le vote défini comme « catholique » est plus attiré par les positions du leader du Front National : xénophobe, anti-européen. Même si, à l'exception de la nièce de Marine, Marion Maréchal-Le Pen, catholique pratiquante, le Front ne se distingue pas particulièrement par un soutien aux questions d'ordre éthique. Mais la candidature de M. Fillon, même en cas d'échec, resterait pour beaucoup un symbole du “réveil“.



ILLUSION D’OPTIQUE ?
Il faut se rappeler que le catholicisme politique français a une histoire différente de celui italien. De Gaulle était catholique, mais sa réserve sur tout ce qui était relatif à la religion fut tout à fait différente de celle de la laïcité politique d’un De Gasperi ou d’un Aldo Moro. Aujourd'hui, cependant, devant l’« effondrement des évidences » de tout un pays, il n’y a pas que les nouveaux activistes mais aussi de prestigieux intellectuels catholiques tels que Pierre Manent, à soulever la question de ce qu'il faut faire, et indiquent une route pour le rétablissement de l'identité catholique. Cela peut-il être suffisant dans une situation politique, culturelle et même ecclésiale aussi dramatique ?

Un sondage Ipsos pour Le Monde a réparti les catholiques français selon différentes familles : des festifs culturels, 45% des pratiquants, sont ceux qui ne vont à la messe que pour les cérémonies et votent à droite, les conciliaires (14%) qui votent plus à gauche, les observateurs (7%), les traditionnalistes, qui votent à droite, qui ont adhéré à la Manif, et se méfient de ce que dit le pape François sur les migrants. « Le Pape qui fait scandale », avait titré en janvier l’hebdomadaire conservateur Valeurs Actuelles, accusant Bergoglio de participer au « suicide de la civilisation occidentale ».
Cependant, la France est un pays déchristianisé, secoué par l'accélération laïciste des années Hollande. En 1972, 87 pour cent de la population se définit comme catholique, aujourd'hui 64 pour cent. Parmi ceux-ci, seulement 4,5 pour cent se déclare pratiquant, le nombre de mariages religieux a baissé de 10 pour cent (à 29,5), alors que les baptêmes sont passés de 385 000 en 2002 à 300 000.

Pointer une « reconquête » en se basant sur l'identité pourrait être une erreur même si, paradoxalement, le candidat « catho » arrive à l'Elysée. Le journal catholique La Croix se demandait : "Une illusion d'optique ?". Cette préoccupation vient aussi de la prudence des évêques lorsque, par exemple, ils valorisent le « vrai compromis » comme une méthode de travail, pour « entrer, à partir de positions différentes, dans un véritable dialogue, où personne ne cherche à prendre le dessus mais à construire ensemble quelque chose d'autre, où personne ne renonce à lui-même, pour arriver nécessairement à dépasser les positions de départ. Il ne doit pas y avoir de confrontation entre des vérités, mais une recherche faite ensemble, en vérité ».

Le “quoi faire ?“ de l'Église française face à la situation actuelle est donc complexe, et ne mérite certainement pas d’être réduit à un jeu électoral, ou à une revendication réactionnaire contre les mauvaises lois, ou à un choc de positions, même au sein du monde catholique. Ce serait inadapté au défi du temps présent, qui semble demander de faire “tabula rasa“, et pas seulement en France.

SANS POUVOIR
Certains signes de réveil sont un semis positif, surtout s’ils sont une stimulation pour témoigner et non pas seulement un pari politique momentané et fragile. C’est ce que dit, par exemple, Silvio Guerra, en France depuis de nombreuses années, où il dirige une école privée. Face à la situation du pays, avec des amis et des personnalités de différents horizons, il a commencé à relire Václav Havel, l'écrivain dissident, puis président de la Tchécoslovaquie en 1977, qui avait été le promoteur de la Charte 77. Un humaniste laïc, qui face à la catastrophe humaine produit par le totalitarisme avait examiné, dans son livre Le pouvoir des sans pouvoirs, l'idée d'un nouveau départ à partir des évidences et des besoins humains où la politique « ne serait pas une technologie de puissance », « ni une organisation de l'humanité avec des moyens cybernétiques », mais « un moyen de chercher et d'acquérir un sens dans la vie, et un moyen de protéger et de servir ce sens ».

Guerra raconte : « Nous pensons que la réflexion de Havel saisit encore mieux le drame de notre temps, ici en France, mais est aussi un point de résistance d’où repartir ». Il en est résulté, entre autres, une affiche intitulée Charte 2017 : Pour une politique antipolitique, qui a été largement diffusée et présentée à un certain nombre de personnalités françaises. Havel parle de « primauté de la conscience individuelle », de « la responsabilité de chacun pour le destin de tous », du « bien commun comme base de la politique ». Ce sont des étincelles pour ne pas être sourd ou aveugle.