La grande insécurité

Le 8 juin, les britanniques élisent leur Parlement. Avec l’inconnu des négociations sur le Brexit et après l’attaque de Manchester, le journaliste Auste Ivereigh raconte le processus historique en cours, où s’opposent deux façons de voir le monde.
Luca Fiore

Les douze derniers mois ont énormément changé l’état d’esprit des anglais et leur façon de voir les choses. Certitudes (comme celles qui ont amené au Brexit) et insécurités (sur le futur) se mélangent dans un cocktail amer qui se boit aussi bien à Chelsea que dans les banlieues dégradées de Londres. Si à cela on ajoute le cauchemar du terrorisme islamique qui a frappé de nouveau le pays, d’abord devant Westminster (le 22 mars), puis à Manchester (le 22 mai), on comprend que jamais comme aujourd’hui les réponses faciles aux questions complexes sont tout autant désirées qu’insuffisantes.
Le 8 juin, il y a les élections pour le parlement. La première ministre Theresa May cherche un consensus le plus large possible à montrer comme une carte de visite dans les négociations avec Bruxelles.

Austen Ivereigh, journaliste, biographe du pape François, fondateur et coordinateur de Catholic Voices, qui forment les chroniqueurs et les commentateurs capables d’intervenir sur les thèmes liés à l’Église, est bien conscient du changement d’époque que nous vivons. Ivereigh, classe 1966, dit ne pas se souvenir d’un moment plus dramatique dans la vie de son pays.

Sommes-nous donc à un tournant aussi radical ?
Il faudrait utiliser un mot que nous qui sommes anglais, nous avons du mal à prononcer.

Utilisons-le.
Révolution. Certains comparent ce qui a commencé par le vote de l’an dernier avec la rupture d’Henri VIII et de l’Église de Rome. Il est certain qu’a débuté un processus historique qui aura des répercussions sur la vie de plusieurs générations.

Aujourd’hui, le débat n’est plus entre Remain et Leave, mais entre Brexit hard et soft. Qu’est-ce que cela signifie ?
Ceux qui soutiennent le Brexit hard disent : « Nous sommes forts, indépendants, nous sommes des leaders mondiaux au niveau économique, nous pouvons affronter seul l’impact avec le monde. Nous n’avons plus besoin de l’appui de l’UE ». C’est un peu la réédition du mythe protestant de l’île contre le continent. C’est une tragédie pour ceux qui, au contraire, soutiennent une sortie soft et disent : « Nous avons besoin de rester dans une relation très étroite avec l’UE, nous ne serons plus membres, mais nous pouvons obtenir un accord pour maintenir plusieurs des avantages dont nous bénéficions ».

Et que pensent les commentateurs sages ?
Il y aura un accord, mais pas celui que les anglais considèrent comme le meilleur. C’est une période d’incertitude totale, psychologiquement difficile. Et l’incertitude ne fait pas du bien, et pas seulement à l’économie.

Vous avez écrit que derrière ce débat, il y a quelque chose de plus profond, que c’est une question existentielle. Qu’entendez-vous par là ?
Il y a deux façons de voir le monde qui s’affronte. C’est une fracture qui existe dans toute la société occidentale, qui est celle entre la globalisation et le nationalisme. C’est une question qui est liée à la conception de soi et du rapport avec les autres. En repensant à ce qui s’est passé au moment du débat entre Leave et Remain, je m’aperçois qu’il s’agissait d’une opposition totalement artificielle.

Dans quel sens ?
Il s’est créé une polarisation non nécessaire, infructueuse et destructrice. Je me suis très fortement disputé avec des amis avec lesquels je n’avais jamais eu de désaccord de toute ma vie. Il y a eu énormément de tension.

Quelles blessures ce débat a-t-il laissé ?
Je vois une détérioration de la qualité du discours public. Aujourd’hui, il y a un bien meilleur consensus culturel et social envers des mots et des gestes xénophobes et racistes. Non pas que ces sentiments n’existaient pas avant, mais il existait par le passé un certain type de discours politiquement correct qui marginalisait certains phénomènes.

Venons-en aux élections.
Les Tories et le Labour acceptent la sortie inévitable de l’UE et, dans le fond, ils désirent que la nation soit unie pour affronter le futur. Les démocrates libéraux ont même proposé de faire voter les anglais sur l’accord qui sera établi avec Bruxelles. Ils soutiennent que les britanniques n’ont pas voté pour un Brexit hard. S’ils devaient faire un bon résultat dans les urnes, les commentateurs diraient que leur lecture de la volonté de l’électorat est la bonne.

Qui est Theresa May ? Que veut-elle ?
Elle a voté pour le Remain mais elle n’a pas fait de campagne électorale, probablement en pensant à son avenir. C’est une personnalité libérale conservatrice respectée dans son parti. Elle est compétente, mais il lui manque l’imagination et la créativité d’un Blair ou d’un Cameron. Elle est pragmatique. En résumé, sa position est : « Les anglais ont décidé, et ils ont exprimé un grand trouble. Nous devons orienter nos politiques afin d’aider davantage ceux qui sont désavantagés par la globalisation ». C’est un discours légèrement anti-globalisation et populiste qui met en difficulté le Labour et qui se distingue de la position de David Cameron. Quand je dis qu’elle est pragmatique, je dis qu’elle sait écouter et ajuster ses positions. Nous ne savons pas en réalité ce qu’elle pense et, en ce moment, cela peut être un avantage dans la campagne électorale.

Aussi bien anglicans que catholiques, les évêques ont pris position à la veille des élections.

Les deux Églises se disent préoccupées par les conséquences d’un Brexit hard qui répondrait à une mentalité isolationniste et individualiste. Les catholiques ont le plus souligné l’importance des liens internationaux et de la responsabilité envers les pauvres et les migrants. Et ils demandent aussi que dans les négociations avec Bruxelles on réfléchisse bien au statut des européens au Royaume-Uni et des britanniques en Europe. Les anglicans ont mis l’accent sur la cohésion du Royaume-Uni ce qui est compréhensible puisqu’ils sont une Église nationale. Les catholiques aussi ont abordé ce thème mais de façon neutre.

Pourquoi ?
Ils savent qu’il y a beaucoup de catholiques écossais favorables à l’indépendance. Et puis dans ce contexte, la possibilité que l’on aille vers une Irlande unie augmente. C’est un grand paradoxe du Brexit : un mouvement nationaliste qui puisse conduire à la désintégration de la nation. Le Brexit est un nationalisme anglais et non britannique.

Dans ce contexte quels sont les défis pour les catholiques ?
Aujourd’hui l’Église catholique s’est renforcée en Angleterre grâce à la libre circulation des personnes garantie par l’UE. En ce sens l’Église fait partie du Royaume-Uni globalisé, favorable aux bons rapports avec l’UE. Mais cela ne veut pas dire que les catholiques ne critiquent pas. Certains évêques ont pointé du doigt l’Union Européenne et ses structures en demandant une profonde réforme. Mais c’est un discours qui ne repose que sur notre adhésion au projet européen. Je ne connais aucun évêque favorable au Brexit.

Qu’est-ce qui a poussé tant de catholiques à voter pour le Leave ?
La conviction que l’UE a abandonné ses racines chrétiennes et ne soit pas capable de les récupérer. Et pourtant rien ne peut m’enlever de la tête que beaucoup ont voté pour le Brexit pour donner un signal fort en faveur de la réforme de l’Europe, sans penser que finalement nous en sortirions vraiment. Quelqu’un me l’a dit explicitement et à la question de savoir ce qu’ils auraient voté s’ils avaient su, ils m’ont répondu qu’ils auraient choisi le Remain.

Quelle leçon peut-on en tirer pour l’autre côté de la Manche ?
Faire un référendum a été une erreur flagrante. Ce fut la tentative de résoudre de façon mécanique un problème présent dans toute l’Europe. Nous avons été le seul pays à avoir décidé de l’affronter d’une façon aussi superficielle. J’espère que le reste de l’Union apprendra de notre désastre. Écoutez le pape François quand il dit : réformer les institutions européennes de manière à ce qu’elles intéressent à nouveau les gens de la rue et qu’elles soient au service du peuple, autrement ce sera trop tard.

Comment jugez-vous la réaction des anglais face aux derniers attentats du terrorisme islamique ? Qu’est-ce qui a changé par rapport à ceux qui frappèrent Londres en 2005 ?
J’ai vécu personnellement les attaques de 2005. J’étais le directeur des relations extérieures de l’Archevêché de Westminster. On craignait que les anglais ne se divisent selon leur appartenance religieuse et que les musulmans ne deviennent les victimes expiatoires. Il se produisit le contraire : une explosion de solidarité. Ce que les gens se souviennent le plus de ces jours-là sont l’amour et la tendresse entre étrangers. Les attaques de Manchester ont été encore plus bouleversantes car de jeunes adolescentes étaient visées. Et pourtant, encore cette fois-ci, les gens se sont retrouvés ensemble et ont essayé de s’entraider. Dans les deux cas, les plans des terroristes ont échoué et la réponse de la société britannique a été de refuser la violence. Tout cela est vraiment surprenant et, malgré la sécularisation, nous restons une société fondamentalement chrétienne. Bien que l’iniquité, pour un instant, peut détruire l’innocence, à la fin c’est la croix qui triomphe. Pourtant, je ne doute pas que nous continuerons à être mis à l’épreuve.