Charlie est la vie dont nous avons peur

Il est des situations où l’on cherche à aller au-delà de toutes les limites, sans calculer. D’où vient cette volonté qui nous dépasse ?
Pier Paolo Bellini, Il Foglio (30 juin 2017)

Les appareils qui maintiennent en vie le petit Charlie Gard, 10 mois, atteint d’une maladie rare, seront débranchés « dans les prochains jours ». C’est un porte-parole du Great Ormond Street Hospital de Londres, qui l’a annoncé. Malgré la sentence de la Cour européenne des droits de l’homme qui a autorisé ce geste, les médecins ont décidé de permettre aux parents, Chris Gard et Connie Yates, de garder un peu plus longtemps leur bébé. Le porte-parole de l’hôpital a expliqué : « Avec eux, nous sommes en train de préparer les interventions qui assureront l’assistance de Charlie et permettront que tous les trois soient plus longtemps ensemble. En ces moments difficiles, nous souhaitons accorder un peu de liberté et d’intimité à cette famille, et à notre équipe ».

Il y a quelque temps, je me suis trouvé à portée de voix d’une barque où quelqu’un hurlait : « Il s’est noyé ! ». Muni d’un masque de plongée et de palmes, je me suis jeté à l’eau. J’ai aperçu un homme (un chef d’entreprise d’une quarantaine d’années, m’a-t-on dit) étendu au fond de l’eau. Un accident banal : l’ancre de la vedette s’étant décrochée, il était allé la récupérer en apnée, avec combinaison de plongée et manchons. Et il gisait là sur le dos. J’ai tenté de descendre aussi profond que je pouvais, car il y a des situations où l’on fait le maximum. En vain ! Je ne parvenais qu’à mi-parcours (j’ai su par la suite qu’il y avait 18 mètres de fond). Nouvelle tentative (l’homme était encore en vie, je le voyais) jusqu’à ce que je sente une telle pression sur mes tympans que je craignais de ne plus avoir assez de souffle pour remonter à la surface. Rien à faire, donc ! Arrive alors un canot pneumatique avec un jeune qui nous dit qu’il plongeait en apnée. Il emprunte mon masque et mes palmes et il plonge. Mais il a beau faire, il n’y arrive pas ! Un quart d’heure après, les sauveteurs sont arrivés. Ils ont remonté le noyé, le corps enflé comme un ballon, et ils ont tout essayé : pratiquer la respiration artificielle, expulser l’eau de ses poumons. Ils ont vraiment fait tout ce qu’ils pouvaient. Parce qu’il y avait une chose à sauver, plus précieuse que des tympans qui font mal, que des vacances gâchées, que n’importe quoi d’autre au monde. En dehors de tout calcul, il fallait faire tout ce qu’on pouvait. Quel secret se cache derrière cette obstination ?

Ces jours-ci, Nando Broglio est mort, le pompier qui, en juin 1981, était resté trois jours et trois nuits à côté du puits artésien, profond de 60 mètres, où était tombé le petit Alfredino Rampi (6 ans). Il lui tenait compagnie, tandis que les médecins tentaient d’alimenter l’enfant par une sonde, et que les spéléologues italiens les plus minces cherchaient à se faufiler dans le trou, en prenant tous les risques, sans calculer. Tous, ils faisaient ce qu’ils pouvaient. « Je ne sais pas comment j’ai tenu, ni ce que je suis parvenu à dire pour consoler le gamin, raconta Nando ; sans doute que je pensais à ce que j’aurais dit à mes quatre enfants s’ils avaient eu peur. »
Oui, la vie de cet enfant était mystérieusement liée à celle de tes propres enfants. Le mystère de sa vie avait un lien avec ta vie, avec la vie des tiens, avec la vie de tous les autres. Et, de cette façon, tu as pu réapprendre à aimer la vie, la vie de tes enfants, ta vie. Et trouver l’amour que tu avais en toi. « Je me souviens de m’être éloigné un moment pour satisfaire un besoin naturel mais, tout de suite après, je me suis remis à appeler Alfredino parce qu’il m’avait cherché ». En fait, c’était Nando qui avait besoin d’aide. Plus qu’Alfredino, c’était Nando qui avait besoin de ‘savoir’ quelque chose sur lui-même. Quel secret se cachait là ?

Le fait de venir au monde, d’être dans le monde, c’est -et ce sera toujours- l’occasion de percevoir notre secret, indicible et tout proche à la fois : il s’agit de décider d’être humain ou non. La vie d’un enfant révèle l’humain qui est en nous. La vie sans défense, la vie menacée, la vie innocente. Parce que, en chacun de nous, au plus profond de nous-mêmes, la vie nous fait peur. Un enfant est totalement à la merci de son père et de sa mère ; et c’est bien qu’il en soit ainsi, car l’alternative, c’est le tribunal européen…

Le monde qui sait, le monde qui décide, qui développe, qui distribue, qui évalue, le monde adulte est voué à la mort. C’est dans l’enfance (et peu importe l’âge !) que se manifeste le secret du monde. Demandons pardon au petit (grand) Charlie !

‘On croit que les enfants ne savent rien
Et que les parents et que les grandes personnes savent quelque chose.
Or, je vous le dis, c'est le contraire.
(C'est toujours le contraire).
Ce sont les parents, ce sont les grandes personnes qui ne savent rien.
Et ce sont les enfants qui savent
Tout.
Car ils savent l'innocence première
Qui est tout
.
Heureux, non pas même, non pas seulement
celui qui serait comme un enfant, qui resterait comme un enfant.
Mais proprement heureux, celui qui est un enfant, qui reste un enfant.
Proprement, précisément, l’enfant même qu’il a été.
Puisque justement il a été donné à tout homme
D’être,
Puisqu’il est donné à tout homme d’avoir été
un jeune enfant et laiteux’.


(Charles Péguy - Le mystère des saints Innocents)


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