Un début après l’autre

Le rapport avec son propre désir, avec le travail, avec les enfants, et avec le charisme. Rencontre, en Espagne, de Julián Carrón et des responsables de toute l’Europe, qui se mettent en jeu.
Davide Perillo

‘Le Christ n’a besoin que d’une chose : de mon besoin’. Don Matteo, devenu Viennois, parle de lui et de son travail dans sa paroisse. Tu entends cette phrase mais tu ignores qu’elle s’ancrera en toi, qu’elle te reviendra à l’esprit, plus d’une fois durant ces trois jours. Ce sera un week-end riche en faits, en rencontres, en récits qui dévoilent le charisme vivant de don Giussani, et en dialogues qui, comme le rappelle l’invitation, aident à comprendre pourquoi ‘une histoire particulière est la clef de voûte de la conception de l’homme et du monde’ que Jésus nous propose. Mais il est étonnant de se rendre compte, petit à petit, que cette grâce a besoin d’être accueillie : elle ne s’impose pas, elle frappe à la porte, s’offre à la liberté de chacun, demande notre adhésion pour prendre toute sa valeur.

Le lieu du rendez-vous est Montanya, dans les collines, à une heure de Barcelone. Le titre Diaconie des responsables de CL pour l’Europe évoque une sorte d’assemblée permanente, groupe restreint d’abord – une cinquantaine de personnes –, élargi ensuite à 140 participants venant de tout le continent. La méthode est celle que suit depuis toujours Julián Carrón, le guide du Mouvement : partir de l’expérience et creuser à l’intérieur, voir ce qui l’anime, quel trésor elle cache. Nous le voyons dès la première question, celle que pose Mihai, un Roumain. Il témoigne d’un lien plus profond avec ses amis, d’un travail plus intense à l’École de communauté, depuis qu’il s’est rendu compte qu’elle nous aide à grandir, « mais aussi, d’une fatigue parce que mes limites font surface et que, souvent, je me retrouve bloqué alors que je voudrais aller plus profond. Comment repartir ? »

Carrón réplique par une question et une remarque. « Quel rapport y a-t-il entre tes limites et ton désir d’approfondissement ? Le problème est de se rendre compte de ce qui lie ces deux choses ; alors, tout devient plus facile ». L’expérience, justement : « Observe ce que tu viens de dire. Pourquoi as-tu avancé ? Précisément parce que tu te rends compte de ton besoin. C’est simple. Le problème ne tient pas aux limites – elles ne doivent pas nous préoccuper– mais bien au fait de ressentir, ou non, le besoin de chercher quelqu’un, dès qu’apparaissent nos limites ».

TÂTER LE TERRAIN
Marco parle de sa fille, ado, et du coup qu’il a reçu en l’entendant lui dire « Ok, ciao, laisse tomber ! », et en découvrant que « ce dont mes enfants ont besoin n’est pas ce que moi, j’ai en tête, mais d’un amour sûr, éternel et qui les laisse libres. En suis-je capable ? Non. Je ne puis que me laisser embrasser par Celui qui m’aime tant et, si Dieu le veut, transmettre cet amour ». C’est libérant de regarder les enfants de cette façon, de les voir tâter leur terrain et vérifier les endroits où nous, les adultes, mettons les pieds, pour s’assurer que c’est stable. « Les enfants ont besoin de s’appuyer sur ta certitude, enchaîne Carrón, sur le fait que tu sois là et que tu laisses de l’espace à leur liberté, sinon ils s’écarteraient du réel. Plus nous sommes libres, plus nous créons d’espace pour leur liberté. Et, si nous n’en créons pas, c’est parce que cet espace manque en nous. Quelle certitude devait avoir Dieu en son Mystère trinitaire, pour prendre le risque de créer un homme libre ! Quelle certitude ne devait-Il pas avoir, pour créer l’espace de notre liberté d’hommes ! »

Certitude, et pauvreté d’esprit, ouverture à ce que le Seigneur me met devant les yeux. « Au fond, les discussions que nous avons, partent trop souvent de la conviction que ‘nous savons déjà !’. Nous connaissons déjà la façon dont le Mystère doit faire advenir les choses. Au contraire ! ‘Qui me suit, suit Celui qui m’a envoyé’. Autrement, nous réduisons la réalité à l’apparence, sans Toi devant nous et sans Mystère au-dedans. Tandis qu’on ne grandit qu’en acceptant la manière dont le Mystère se manifeste ».

C’est pourquoi une histoire particulière est utile aujourd’hui, une présence précise, un avènement. Non seulement au début, mais toujours. Le témoignage de don Nacho Carbajosa le montre bien. Il raconte comment l’insistance de Carrón sur l’histoire particulière l’a aidé à comprendre sa responsabilité en Espagne ; et à réfléchir aux années précédentes, avec les batailles sur les soi-disant ‘droits civils’ et contre le zapaterisme, « années de tracts, et de jugements corrects mais qui n’ont fait bouger personne ». Il fallait que naissent des amitiés, pour provoquer une ouverture réciproque, un désir de comprendre, des rencontres réelles (comme lors des représentations de La beauté désarmante, avec les écrivains Antoni Puigverd et Pilar Rahola, avant et après cette Diaconie). Mais la découverte la plus précieuse a été celle-ci : « Un jour, je t’ai demandé pourquoi tu insistais tant sur ce point. Et tu m’as répondu : parce que cela peut aussi nous arriver. Nous pouvons faire avec Giussani ce qu’ont fait les illuministes avec le christianisme... »

AVEC LES MAMANS
« C’est une question cruciale, confirme Carrón, chacun doit prendre une décision à ce sujet. Car, sans en avoir conscience, nous pouvons penser : “Giussani nous a amenés jusqu’ici ; désormais, nous pouvons nous débrouiller tout seuls”. Alors qu’il faut toujours un point de comparaison avec une histoire particulière. Sans cela, chacun de nous, inspiré par les textes, peut préparer sa soupe à lui. Et, tout doucement, nous finirions comme les protestants : même point de départ, mille choses différentes. Ce que sera le Mouvement dépend de la position que nous prendrons sur ce point. Faites attention ! Ce moment est capital parce qu’il nous permet de redécouvrir la nature du christianisme. C’est un avènement, donc une histoire particulière. C’est la seule façon de réveiller le désir ; nous le constatons dans les rencontres que nous faisons ».

Ce point révèle « un grand problème culturel ». Car le paradoxe, aujourd’hui, c’est que le désir fait peur. Comme nous n’apercevons pas de réponse possible à l’horizon, nous finissons par tenir le désir en bride, par le modérer. Carrón cite un extrait du dialogue entre Fanny et Alexander dans le film d’Ingmar Bergman : ‘Nous ne sommes pas venus au monde pour le scruter à fond. Nous ne sommes pas préparés à ce type d’investigations. Nous vivrons modestement. Et nous nous contenterons de la bonne cuisine, des doux sourires, des arbres fleuris’... « Voilà la perspective de la modernité ! Si nous proposons des conseils éthiques à ceux qui vivent de cette façon, comment voulez-vous qu’ils s’y intéressent ? Le vrai défi pour eux est de rencontrer quelqu’un qui réveille toute la portée de leur désir ; qu’ils se rendent compte qu’ils sont en train de gaspiller leur vie ». Carrón cite également une phrase de don Giussani, souvent entendue et que l’on croit bien connaître : « Dans une société comme celle-ci, on ne peut créer quelque chose de nouveau, si ce n’est par la vie ». Mais il ajoute – et la suite est un coup de massue - « parce que la vie est un fait contre lequel les idéologies ne peuvent rien, jamais ».

La vie, les faits, ils sont pléthore à en témoigner à l’assemblée ! Le vendredi, deux autobus déchargent des gens venus de Lituanie et de Macédoine, du Portugal et de Russie, de Scandinavie, du Benelux et d’Irlande… Ce sont des responsables de Communautés, mais ce qui frappe dans l’intensité des dialogues, c’est le fait que l’étiquette ne compte pas. Chacun est là pour soi, cherche des réponses pour soi, pour son propre cheminement.

Samedi matin, Maica parle de son travail à l’Ecole, de « la souffrance quasi-physique causée par l’écroulement des évidences dont nous avions parlé ». Et naît en elle le désir de lire Amoris laetitia avec d’autres familles. Mais, aux dernières réunions, devant le drame de certaines mamans séparées, il y en a qui répondent en assénant la doctrine : ‘Jésus a dit… Jésus a fait’… « Ce qui était tout à fait juste, mais le dialogue était bloqué. Et moi non plus, je ne savais que faire ! ». Carrón ne répond pas directement mais surenchérit : « Bloqués, nous aussi. Qu’est ce qui nous fait bouger ? Cherchons, tous, à répondre, par des faits ».

PEDRO ET LE FOOT
Michele raconte que son fils, dans sa nouvelle école, est malheureux, mais il a découvert une possibilité de l’aider à sortir de ses difficultés grâce à une demande d’aide adressée à un ami. « Il m’a dit : ‘Ne pense pas que les circonstances devraient être autres, parce que Jésus est devant toi. Essaye de regarder la réalité’. Et nous avons commencé à prier. L’atmosphère pour ma femme et moi a changé : il y avait beaucoup moins d’anxiété. Les autres nous ont dit : ‘On voit que vous avez changé’. » « C’est cela, dit Carrón, je vois que vous avez changé. Pas besoin d’inventer quoi que ce soit. C’est un changement visible, il est irréductible. Mais qu’est-ce qui l’a rendu possible ? D’abord, tu t’es rendu compte que tu ne savais pas. Tes belles paroles -‘je le sais déjà’ –, tu les as jetées à la poubelle. Tu commences à demander de l’aide, non pas de façon abstraite, mais à quelqu’un qui te suggère un chemin à suivre. Voyez comme chaque maillon de cette chaîne est important. Car, même si nous ne nous en rendons pas compte, nous changeons de chemin ».

L’exemple ? Il le puise dans la Bible, deuxième livre des Rois. Naaman le Syrien, général de l’armée, contracte la lèpre. Et le besoin le rend ouvert, réceptif à la suggestion d’une servante qui l’invite à s’adresser au prophète qui est en Israël. « Une servante ! Jamais il ne l’aurait écoutée à un autre moment, observe Carrón, mais face à l’urgence de la vie, il accepte d’envisager une nouvelle possibilité ». Elisée lui dit d’aller se baigner dans le Jourdain. Il se rebiffe : « C’est tout ? Nos fleuves ne valent-il pas mieux que toutes les eaux d’Israël ? ». Or un de ses serviteurs lui dit : « Si le prophète t’avait ordonné quelque chose de difficile, tu l’aurais fait, n’est-ce pas ? Combien plus, ». Naaman se ravise, obéit. Et il est guéri. Besoin et ouverture. « Mais, à tout moment, cela aurait très bien pu ne pas se faire, remarque Carrón. C’est la même chose pour nous. Au lieu de garder une attitude humble, besogneuse, devant la pauvreté totale que nous sommes, il nous arrive de reculer ».

Pedro, surnommé Piza, est policier au parlement de Madrid. Il contrôle l’entrée des voitures : « 200 en une heure, quelquefois ». Routine. « Mais hier, avant mon départ pour ici, un de mes chefs me dit : ‘Je t’envie pour ta joie. Je vois comment tu fais ton travail, comment tu traites les gens. Moi, je n’ai pas ce regard.’ » Mais ce n’est pas le plus beau ! Il raconte comment il a rencontré Tomas, un Ivoirien, en jouant au foot avec des amis. « Assez vite, je comprends qu’il est supporteur de Barcelone. Alors, je l’invite chez moi, un soir, pour regarder le match ». Rien d’extraordinaire : pizza, amis et foot à la télé. « Mais, après la soirée, il m’envoie un SMS : ‘Je suis heureux’. Eh bien, me suis-je dit, je veux faire la même expérience. Je veux pouvoir dire moi aussi : ‘Je suis heureux et je me lie à toi’. Comme lui s’est lié à nous. J’ai besoin de trouver des gens comme lui pour qu’apparaisse qui je suis ».

« Qu’est ce qui t’intéresse dans Tomas ? lui demande Carrón, qu’a-t-il de particulier pour pouvoir affirmer ‘Je suis heureux’ ? ». Après une seconde de silence, Piza répond : « Il est pauvre. » « Exactement ! reprend Carron. Comprenez-vous ce que nous a dit le pape sur l’importance ‘d’aller trouver les pauvres’ ? Dans leur simplicité, ils nous rappellent une chose essentielle. Quand on voit cela, on le désire pour soi. Sinon, nous sommes comme les pharisiens : ils faisaient la morale, tandis que Zachée jouissait de la présence de Jésus ».

Carlo vit depuis des années en Hongrie. Il travaille en province, dans une fabrique de produits laitiers. « Quand nous sommes arrivés là-bas, il n’y avait personne du Mouvement, raconte-t-il ; nous avons commencé par proposer l’École de communauté. Nous en parlions aux jeunes, mais les seuls qui venaient étaient des gens d’un certain âge : les oncles et tantes de ma femme, les voisins... » Des rencontres hors schéma. « Puis une dame, Frederica, raconte qu’elle et son compagnon ont décidé de se marier à l’église ». Pour quel motif ? « Elle avait vu comment nous vivions. C’est tout. Ce n’est pas que nous ayons dit ou fait quelque chose de spécial... » Une vie a plus d’effet que n’importe quelles paroles. « Rappeler les valeurs ne fait rien bouger, note Carrón, il faut qu’on les voie en oeuvre. C’est ce que nous devons comprendre, pour éviter de proposer un christianisme déjà vaincu par l’histoire ».

LES PARENTS ET LA TÉLÉ
Le samedi après-midi, le dialogue se poursuit sur un thème qui concerne tout le monde : le travail. Comment se passe-t-il ? quelle est votre expérience ? quels sont les problèmes qui surgissent à propos du travail ?

Camilla est serveuse à Paris ; le bar est dans une rue où des prostituées sont à l’affût des clients. « Ce ne sont pas des étrangères, mais des Françaises. Quand je parle à des amis de ma souffrance en les voyant, et que je leur demande comment on pourrait les aider, il y en a toujours qui me répondent : ‘Mais cette vie, elles l’ont choisie !’… ». Camilla devient amie de la fille d’une de ces prostituées. De temps en temps, elle l’accueille dans son bar. Un jour, elles rencontrent dans la rue la mère de cette fillette. « Voilà ma maman ». Et Camilla : « Elle est belle comme une princesse ! ». Quelques jours plus tard, la femme se présente au bar, une rose à la main. « Elle me dit : vous savez, depuis que ma fille m’a raconté ce que vous lui avez dit, j’ai commencé, moi aussi, à me voir comme une princesse ». Camilla ajoute : « Si je la vois, si je vois ces femmes de cette manière, c’est parce que le Christ est venu m’aimer dans les circonstances désastreuses de ma vie. Et je le fais, sans être obligée de changer quoi que ce soit de moi ».

C’est à Lui de nous changer. C’est ce qui arrive à Carmen, notaire à Bilbao. Ses collègues lui refilent les cas difficiles – des personnes qui ont besoin d’aide, de réconfort – parce qu’elle est ‘beaucoup plus qu’un notaire’, disent-ils. « Et moi, en suivant le charisme, dit Carmen, je suis en train de découvrir qu’il y a une Présence dans toute chose, une racine de Mystère. Dieu a vraiment une méthode. Et le fait que je vive de cela, génère une vie différente ». Alfonso, qui enseigne à Madrid, raconte à propos d’une fille de GS, qui a quinze ans : un soir, au retour d’une rencontre, elle éteint la télé devant laquelle ses parents passent la soirée, comme ils en ont l’habitude depuis des années. « Selon moi, leur dit-elle, vous ne prenez pas votre désir au sérieux ». Un début après l’autre. « Mais pour vérifier ce nouveau début, remarque Carrón, il faut remplir une condition : poursuivre ; demeurer dans cet état d’ouverture constante, qui génère cette conscience nouvelle aujourd’hui ».

LES SIGNES
La synthèse du samedi soir part de l’Évangile du jour, où Philippe demande à Jésus : ‘Montre-nous le Père’. « C’est une synthèse de ce que nous avons vécu, note Carrón. Les disciples se sentaient tellement à l’aise face à Jésus qu’ils osaient Lui demander tout, qu’ils étaient ‘eux-mêmes’ et ne Lui cachaient rien. Alors, face aux demandes que nous faisons souvent, nous aussi : ‘Mais où es-tu ? Montre-toi...’, le Christ répond : ‘Regardez, les œuvres parlent de Moi. Regardez les signes, car tout cela n’aurait pu avoir lieu, si ce n’est par ce Mystère qui Me constitue, par mon rapport avec le Père.’ » Les œuvres. Les signes. « Petit à petit, ils commencent à remplir notre regard. Nous ne pouvons pas regarder la réalité sans apercevoir sa Présence » ; sans découvrir que notre vie de tous les jours a changé.

« Dieu a une méthode, conclut Carrón. C’est en suivant ce chemin, aujourd’hui, que la vie change. Nous retournons chez nous, les yeux remplis de ce que nous avons vu. »
Avec un désir simple : ‘être heureux’, comme Tomas. Et un chemin : voir ce qui peut fleurir, si nous suivons la méthode de Dieu.