Exercices spirituels. La première pauvreté

Pourquoi saint Paul proposait-il une collecte aux communautés chrétiennes ? Pourquoi le jeune riche s’en est-il allé, triste ? Voyage en deux étapes dans l’Église primitive pour approfondir le thème-clé des derniers Exercices spirituels de CL.
Francesco Braschi

Selon les Actes des Apôtres (4, 32-35), « la multitude de ceux qui étaient devenus croyants avait un seul cœur et une seule âme ; et personne ne disait que ses biens lui appartenaient en propre, mais ils avaient tout en commun. (…) Aucun d’entre eux n’était dans l’indigence, car tous ceux qui étaient propriétaires de domaines ou de maisons les vendaient, et ils apportaient le montant de la vente pour le déposer aux pieds des Apôtres ; puis on le distribuait en fonction des besoins de chacun ». Cette communion des biens, cette sollicitude réciproque pour les nécessités, affirme Luc, était un des gestes par lesquels « avec beaucoup de puissance les apôtres rendaient témoignage à la résurrection du Seigneur Jésus », et constituait un motif d’estime pour les contemporains : c’est pourquoi « ils jouissaient tous [les chrétiens] d’une grande faveur ».
Cette description, qui a souvent été désignée comme idéale ou du moins un peu idyllique, nous présente en réalité une attitude face à l’utilisation des biens et de la pauvreté qui révèle déjà une réflexion en acte dans l’Église bien différente du caractère ingénu qui lui a été attribué.
En fait, immédiatement après cet épisode, sont racontés deux épisodes délibérément opposés : la vente d’un champ par Barnabé (qui sera le compagnon de Paul durant ses premiers voyages missionnaires) qui en dépose le prix aux pieds des Apôtres, et la machination ourdie par les époux Ananie et Saphire qui vendent eux aussi un champ, mais qui se mettent d’accord pour déclarer (et offrir aux Apôtres) une somme inférieure au prix réellement perçu, en gardant la différence pour eux. Les paroles que Paul adresse à Ananie sont particulièrement importantes ; nous en déduisons la signification réelle de l’aumône : « Ananie, comment se fait-il que Satan a envahi ton cœur, pour que tu mentes à l’Esprit, l’Esprit Saint, et que tu détournes pour toi une partie du montant du domaine ? Tant que tu le possédais, il était bien à toi, et après la vente, tu pouvais disposer de la somme, n’est-ce pas ? Alors, pourquoi ce projet a-t-il germé dans ton cœur ? Tu n’as pas menti aux hommes, mais à Dieu ». Soulignons ici que l’accent est entièrement mis sur la gravité du mensonge, dirigé directement contre Dieu, et qu’on ne mentionne aucune obligation de vendre le terrain : Pierre affirme au contraire clairement que la valeur du geste caritatif réside totalement dans sa gratuité et sa liberté.

« DIEU AIME CELUI QUI DONNE AVEC JOIE »
À la lumière de cet épisode, nous pouvons saisir combien, dès les débuts de l’Église, le détachement de la richesse n’est pas vu simplement en fonction d’une meilleure péréquation, ni comme une forme de communisme avant la lettre, ni comme l’exaltation idéologique de la pauvreté comme condition, privilégiée en soi, pour croire. Relevons plutôt que le rapport avec les biens constitue, dès l’époque apostolique, un des milieux les plus sensibles et les plus riches où s’exprime la qualité de la foi et se vérifie la forme de vie chrétienne comme imitation de la vie du Christ.
Cette connotation théologale de la pauvreté se comprend clairement à l’occasion de la « collecte » pour l’Église de Jérusalem, un des gestes les plus significatifs proposés par saint Paul aux communautés chrétiennes naissantes entre les années 49-50 et 57-58. Dans ce cas également, Paul souligne la pleine liberté avec laquelle les croyants sont appelés à participer : selon ses possibilités, chacun est invité à donner « selon ce qu’il a décidé dans son cœur, non d’une manière chagrine ou contrainte ; car Dieu aime celui qui donne avec joie » (2 Co 9, 7). En même temps, l’Apôtre affirme avec force la valeur éducative de ce don qui est une forme de reconnaissance du don reçu avec l’annonce de l’Évangile, qui construit la communion fraternelle, mais surtout qui exprime l’adhésion personnelle à la méthode du Christ, comme écrit Paul : « Jésus Christ qui pour vous s’est fait pauvre, de riche qu’il était, afin de vous enrichir par sa pauvreté » (2 Co 8, 9). Dans cette dernière affirmation, nous trouvons un des noyaux fondamentaux de la théologie de la pauvreté : en fait, on devient pauvre en premier lieu pour s’identifier à l’existence du Christ, dans son obéissance au Père et son plein abandon à Lui, auteur non seulement du salut mais aussi de la modalité par laquelle celui-ci arrive (que l’on relise le splendide hymne de Ph 2, 5-11). La pauvreté est donc avant tout une attitude du cœur et de la raison et l’exercice de la charité dérive de la reconnaissance d’une préférence de Dieu lui-même et qui tend à faire des pauvres non seulement les destinataires du salut par la foi, mais aussi des témoins préférentiels de son action.

QUEL RICHE SERA SAUVÉ ?
Au fur et à mesure que le christianisme se répand dans les milieux culturellement et socialement élevés, les personnes riches et de haut rang sont de plus en plus nombreuses parmi les premiers chrétiens. C’est le cas par exemple dans une métropole comme Alexandrie d’Égypte, célèbre dans l’Antiquité pour son commerce et la diffusion de la culture. C’est là que nous trouvons, durant la seconde moitié du deuxième siècle, la figure de saint Clément d’Alexandrie, théologien très profond, chef de cette « école d’Alexandrie » qui comptera le génial Origène parmi ses responsables. De Clément nous est restée une homélie intitulée Quel riche sera sauvé ? , qui est un commentaire de l’épisode évangélique du jeune homme riche et nous offre une réflexion de grand intérêt sur le thème de la pauvreté et de la richesse. Clément se demande surtout ce qui a poussé cet homme à fuir le Christ : « Qu’est-ce qui a fait qu’il déserte le Maître, sa prière, son espérance, sa vie, les difficultés affrontées auparavant ? Vends ce que tu possèdes. Mais que signifie ce précepte ? Certainement pas ce que d’aucuns pensent, en comprenant à la lettre. Le Christ ne commande pas de jeter le patrimoine que l’on possède et de se séparer des richesses, mais de chasser de son cœur toutes les pensées qui entourent les richesses : le penchant pour la richesse, le désir excessif, l’attachement ardent et morbide, les soucis, les épines de la vie qui étouffent le germe de la vie ».

BIENS ET DÉSIR
En nous rappelant la parabole du semeur et en se posant au niveau de la réponse de la foi, Clément montre qu’il n’est pas suffisant de penser qu’une obéissance purement « matérielle » au commandement du Christ puisse être en soi une garantie de salut et il se demande quelle est la spécificité chrétienne de ce précepte. Sa réponse, qui pourra en surprendre quelques-uns, mérite d’être écoutée : « En réalité, il n’y a rien de grand ni d’admirable à être privé de richesses sans penser à la vie éternelle (car dans ce cas ceux qui n’ont absolument rien, abandonnés de tous, mendiant de quoi vivre jour après jour, les clochards qui ignorent Dieu et la justice de Dieu, seraient les plus heureux, les plus chers à Dieu et les seuls à avoir la vie éternelle, par ce simple fait d’être absolument pauvres et de manquer de tout), et ce n’est pas nouveau que de refuser la richesse, de la donner aux pauvres ou à sa patrie. Beaucoup l’ont fait avant que le Sauveur descende parmi nous, certains pour se consacrer complètement à la méditation, et obtenir une sagesse morte, d’autres pour une renommée vide et une vaine gloire… ». Ne nous laissons pas tromper par le ton de Clément : dans ses paroles, il n’y a pas de mépris intellectuel des pauvres, mais plutôt l’intuition qu’affirmer un salut basé uniquement (et automatiquement) sur l’indigence signifie éliminer la liberté, supprimer la nécessité de l’adhésion personnelle au Christ et donc – en dernier lieu – considérer le pauvre comme incapable de Le reconnaître. Cette affirmation n’était pas tellement inhabituelle dans le climat culturel de l’époque, très marqué par la gnose, affirmant que c’est l’appartenance à une certaine catégorie de personnes qui détermine le salut et l’immortalité sans reconnaître aucun rôle à la liberté. Selon Clément, c’est justement dans l’affirmation du lien entre les biens et la liberté personnelle que nous trouvons la vraie nouveauté chrétienne : « Qu’annonce-t-il donc de vraiment nouveau et propre à Dieu ? (…) Il propose de dépouiller l’âme et la volonté de toutes les passions qui sont en elles et de déraciner pour jeter loin de son esprit tout ce qui lui est étranger. C’est l’enseignement de celui qui croit ; c’est la leçon digne du Sauveur… Car il peut aussi se vérifier ceci : il est possible qu’un homme, après s’être dépouillé de ses biens, conserve encore, exactement comme avant, le désir et la soif de richesses enracinés dans sa nature ; il est possible qu’il jette ses richesses puis, réduit à la misère et pleurant ce qu’il a distribué, qu’il soit doublement affligé : à cause du manque de ce qui lui servait et de la présence du regret. En fait, c’est une chose irréalisable, impossible, que celui qui manque de l’indispensable pour vivre ne soit pas abattu dans l’âme et ne soit pas distrait des choses supérieures parce qu’il tente de se procurer l’essentiel n’importe où et de n’importe quelle manière ».

L’USAGE ET L’INSTRUMENT
Par conséquent, la vraie pauvreté est celle de l’esprit, c’est-à-dire ce total abandon de la volonté et la dépendance de Dieu qui est reconnue comme l’attitude la plus humaine et raisonnable, c’est-à-dire la plus conforme à notre nature. Alors que tout formalisme est rejeté car inutile et nuisible, s’il arrivait au dépouillement de tous les biens sans arriver cependant à cette conversion fondamentale du cœur et de la raison (il faut entendre ici un écho du fameux Hymne à la charité de saint Paul dans la Première lettre aux Corinthiens : « J’aurais beau distribuer toute ma fortune aux affamés, j’aurais beau me faire brûler vif, s’il me manque l’amour, cela ne me sert à rien »).
En reprenant d’autres passages évangéliques comme la conversion de Zachée et la vocation de Matthieu (à aucun de ceux-là le Christ n’a demandé de vendre tous ses biens), Clément montre que le point critique n’est pas la condamnation de toute forme de propriété mais l’éducation de la liberté : « Que resterait-il en commun entre les hommes si personne ne possédait rien ? Comment pourrait-on donner à manger à un affamé, donner à boire à un assoiffé, vêtir un homme nu ou héberger un sans abri (…), si chacun était le premier à se trouver privé de ces choses ? Il ne faut donc pas jeter ces richesses qui aident aussi le prochain. On les appelle possessions parce qu’on peut les posséder et « utiles » parce qu’elles sont utiles et préparées en tant que telles par Dieu ; ces choses nous sont soumises et faites pour nous comme n’importe quelle matière, en tant qu’instrument pour le bon usage de ceux qui savent les utiliser
La richesse elle-même est un instrument de ce genre. Si tu sais en faire bon usage, il te procure la justice ; mais si tu en fais un usage injuste, il se révèle ministre de l’injustice. Par nature, la richesse est apte à servir, non pas à commander. Par conséquent, il ne faut pas condamner ce qui en soi ne comporte ni le bien ni le mal et qui est totalement dépourvu de faute, mais cet élément qui peut faire un bon et un mauvais usage des choses et qui selon son choix en devient responsable et cause. Et cet élément c’est l’esprit de l’homme qui porte en soi la liberté de jugement et le libre choix de l’usage des choses données ; ainsi préférons rejeter les passions de l’âme qui ne permettent pas un meilleur usage des biens possédés plutôt que de renoncer à tout ce que l’on a… C’est pourquoi renoncer à tout ce qu’on a et vendre tout ce qu’on possède doit être compris comme si on disait : libérez-vous des passions de l’âme ».

(Suite prochainement)