Olivier Roy

« Ces jeunes sont fascinés par la mort »

Ce n’est pas l’islam qui encourage les attentats, mais la fascination des jeunes coupés de leurs racines pour une esthétique de la mort : la thèse de l’islamologue Olivier Roy met le doigt sur la crise de l’éducation dans les familles et dans la société.
Maurizio Vitali (Adaptation Echo Magazine)

Né en 1949, Olivier Roy est un des plus importants islamologues français, auteur de nombreux livres, le dernier étant Le Djihad et la mort (Seuil 2016). Professeur à l’Institut universitaire européen de Florence, il était invité au dernier Meeting de Rimini, le rendez-vous culturel du mois d’août en Italie. Nous publions l’interview réalisée par la revue Tracce à la veille des attentats de Barcelone, une analyse dramatiquement confirmée par les événements espagnols.

Vous affirmez que les attentats sont « la conséquence d’une islamisation des jeunes radicalisés, pas d’une radicalisation de l’islam ». En d’autres termes, ce n’est pas la religion qui explique le recours à la violence ?

Dans le djihad, ce qui fascine ces jeunes, c’est la mort. La mort des autres et la leur. C’est pourquoi ils commettent des attentats-suicides. Ils croient au paradis après la mort, mais pas à la possibilité d’une vie meilleure ou à une société plus juste sur cette terre.

Ils ne trouvent pas dans l’islam ni dans nos sociétés un idéal qui donnerait sens à leur vie ?

C’est cela, oui.

Pourtant l’Occident a quantité de valeurs, de biens de consommation et de modèles de réussite ?

Ceux qui choisissent le djihad disent : « Avant, ma vie était vide ». Les valeurs occidentales leur semblent hypocrites, uniquement matérialistes, et ils souffrent d’un manque de reconnaissance. Ils pensent pouvoir la trouver dans la mort.

La plupart d’entre eux sont nés et ont grandi dans nos villes, ils sont allés à l’école ici. C’est encore plus incompréhensible…

En effet. Je dirais même plus : ils ont les mêmes goûts musicaux, les mêmes habits, le même langage que leurs amis; ils regardent les mêmes films, partagent les mêmes clips vidéo, fréquentent les mêmes discothèques et draguent les filles comme tout le monde. D’ailleurs, aucun d’entre eux n’essaie de combattre la pauvreté ou l’injustice sociale.

Musulmans en prière en France

Leur histoire familiale peut-elle expliquer ces dérives suicidaires ?

De fait, on assiste à une grave crise de transmission : la plupart des parents ne savent pas comment transmettre leur credo et leur culture. Beaucoup ne connaissent d’ailleurs pas l’islam, mais uniquement les rites et les pratiques appris, que sais-je, dans un village marocain, donc dans un contexte socioculturel qui n’existe plus ni France ni en Espagne. Pour les futurs djihadistes, l’islam n’est qu’une étiquette, ce n’est pas une réalité vécue dans leur enfance. Et ils voient dans leurs parents les représentants d’un islam folklorique et superstitieux. Leurs mères font le ramadan, mais pour préparer les gâteaux servis après le coucher du soleil. Et leurs pères parlent de Dieu, mais ils boivent de l’alcool.
Quand ils demandent à leurs parents pourquoi ils sont venus en France, ils leur répondent : « Pour une vie meilleure », mais eux disent : « Non, elle n’est pas meilleure ». En somme, ils ne trouvent rien d’attirant ni de positif dans leur tradition. La rébellion extrémiste de ces jeunes est la révolte d’une génération.

Mais pourquoi vont-ils chez Daech ?

L’Etat islamique a une esthétique de la violence qui valorise le geste ultime du djihadiste. C’est une esthétique très moderne inspirée des films américains (où le sang est plus présent que le sexe) et des jeux vidéo. Les égorgements mis en scène, la torture filmée et commentée en voix off renvoient aux pratiques des gangs de narcos mexicains. Des modèles occidentaux, encore une fois.

Cette fascination pour la violence et la mort serait une conséquence du vide de leur existence ?

Exactement. Ces jeunes savent qu’ils ne pourront pas être heureux. Pas même sur le plan sexuel ou familial : il est étonnant de constater que des terroristes ont eu un enfant dans les mois qui précédaient les attentats, quand ils étaient en train de les organiser. Ils avaient une femme, une compagne, un fils, mais ils les abandonnaient à l’organisation… ou à leur destin. Ce qui est très contraire à l’islam, notoirement soucieux de la famille. Et qui condamne le suicide parce que contraire à la volonté de Dieu.

Mai 68 aussi a vu la révolte d’une génération contre les valeurs et les institutions bourgeoises. Quelle est la différence ?

Mai 68 était utopiste, pas nihiliste. Les jeunes rêvaient d’une société heureuse. Et la rupture avec le passé n’était pas complète : en France ou en Italie, les mouvements contestataires se référaient presque tous à l’antifascisme et au communisme. Il y a eu des groupes terroristes, comme les Brigades rouges, mais leur objectif était de provoquer le soulèvement de la classe ouvrière. Quand ils ont vu qu’ils n’étaient pas suivis, ils ont abandonné. Les djihadistes ne sont pas suivis, mais cela ne les arrête pas.

Au terrorisme on répond par des mesures de sécurité accrues. Est-ce la bonne réponse ?

Pour désarmer le terroriste, il faut comprendre ce qui nourrit la bombe suicidaire qu’il porte en lui. Et qui n’a pas nécessairement une origine religieuse. Je vous rappelle les massacres commis par des jeunes suicidaires aux Etats-Unis qui n’avaient rien à voir avec la religion: 15 morts dans une école de Columbine en 1999, 33 morts dans une école en Virginie en 2007, 28 morts dans une école du Connecticut en 2007.

Qui doit se remettre en question : l’islam, l’Occident, voire les chrétiens ?

Tout le monde. Nous sommes tous acteurs de ce drame et nous sommes tous concernés par la crise de transmission des valeurs, du sens de la personne et du monde. Cela concerne aussi les religions. Le problème n’est pas la sécularisation, car le christianisme et l’islam ont prouvé qu’ils pouvaient « s’adapter » à des sociétés sécularisées sans renier leur identité. Le facteur déterminant est la déculturation, la séparation entre religion et culture, entre la religion et la vie réelle des personnes.

En quoi est-ce un problème ?

Ce divorce contient en germe la violence fondamentaliste parce qu’il supprime la « zone grise » de la rencontre et de la compréhension réciproque. En France, si un évêque dit publiquement « rendons grâce à Dieu », il est taxé de fanatisme. En Italie, c’est moins marqué parce que l’Eglise fait encore partie des meubles, la déculturation y est moins violente. En France, la laïcité est très agressive et antireligieuse. Cela peut expliquer pourquoi de nombreux terroristes, y compris ceux qui ont agi dans d’autres pays, étaient francophones.
La laïcité tolérait le voile des grands-mères marocaines et leur couscous. Elle refuse le voile que des filles nées en France veulent porter à l’école. Autrement dit, la laïcité à la française impose à l’islam un formatage immédiat, une intégration selon nos schémas de pensée sans rien proposer en échange.

Pourtant, la déculturation pourrait favoriser l’intégration et le dialogue en atténuant les différences culturelles ?

Au contraire. La déculturation religieuse dresse des barrières entre le croyant et l’incroyant. Celui-ci considère le croyant comme absurde, voire fanatique, et le croyant tend à se replier sur un « religieux pur » qui peut basculer dans le fondamentalisme. C’est le cas de certains évangéliques chrétiens ou des salafistes qui, pour préserver la pureté de leur foi, veulent se débarrasser de toute la culture dominante.

Que faire alors ?

Il faut resocialiser la religion, il faut que les religions aident les personnes à se reconnecter à la réalité. C’est la seule alternative aux ghettos religieux. L’Etat ne doit pas dire comment les religions doivent se réformer, ce qu’elles doivent croire ou faire (par exemple interdire ou autoriser la circoncision), mais assurer les conditions de base et les règles du jeu dans le cadre d’une laïcité non agressive. En donnant aux religions une visibilité adéquate dans l’espace public.

Et les religions elles-mêmes ?

Elles doivent encourager la rencontre et les échanges. Je connais un prêtre autrichien qui visite des monastères avec des groupes musulmans pour leur expliquer ce qu’est le christianisme. En Europe, l’islam a besoin d’imams préparés et cultivés qui facilitent la reconnexion entre la religion et la vie des fidèles dans les sociétés occidentales. Or, la plupart ne sont souvent que des autodidactes incultes. Il faudrait des facultés ou des cours de théologie islamiques. C’est surtout le problème des musulmans sunnites : chez les chiites, on lit Marx ou Kant, chez les sunnites non.

Comment relancer le processus de transmission auprès des jeunes générations ?

L’Occident tend à proposer des valeurs et des règles à suivre, mais comme une boîte vide que chacun remplit à sa guise. Les populistes aussi défendent une « identité » qui n’est finalement qu’une notion formelle, privée de contenu. Nous devons avertir les jeunes du risque des dérives nihilistes, mais nous ne les convaincrons pas avec des discours dogmatiques. Ni avec des proclamations ou des interdictions. Ce qu’il faut, ce sont des prophètes, donc des témoins.