La liberté de formuler des demandes

Après sa rencontre avec Julian Carron autour du livre La beauté désarmée, l’écrivain non croyante Pilar Rahola poursuit le dialogue entamé à Barcelone. À une époque de chasse aux 'hérétiques idéologiques' « nous avons besoin de vous, les chrétiens » !
Fernando de Haro

En Catalogne comme dans toute l’Espagne, Pilar Rahola est connue en tant que 'chroniqueuse' de télévision, journaliste et écrivain. Leader de l’Esquerra Republicana de Catalunya (gauche républicaine de Catalogne, ndt) et députée à Madrid pendant sept ans, elle a abandonné la politique depuis quelques années. Non croyante, elle avoue avoir été séduite par La beauté désarmée, de Julian Carron avec lequel elle a eu, le 14 mai dernier au Punt Barcelona, un dialogue musclé et sincère (la vidéo traduite en italien se trouve sur clonline.org). Ensuite, son pays a été touché au cœur par les attentats de Barcelone et de Cambrils. Notre conversation part de ce drame.

Quelle a été votre réaction ?

Voilà plus de quinze ans que je m’occupe des affaires liées à l’islamisme. J’ai publié deux livres sur la question. À l’époque, j’avais établi la liste des imams salafistes présents en Catalogne et l’avais remise à la police. J’ai dit et répété que nous étions menacés d’attentat, que c’était prévisible, même si on ne pouvait en connaître la date : Barcelone faisait partie des objectifs des djihadistes. Ce qui est arrivé provoque en moi une grande douleur et une grande colère. Mais la liberté est plus forte que la haine. Ils ont voulu frapper le cœur de la liberté, à savoir le temps libre, le divertissement : c’est pour cela qu’ils ont frappé les Ramblas. Mais nous avons réagi en retournant immédiatement sur les Ramblas pour montrer que leur objectif n’avait pas été atteint.

Lors de votre rencontre publique avec Carron, vous avez dénoncé « le dogmatisme éthique » de notre temps comme une « menace envers la liberté ». Qu'entendez-vous par là ?

Je crois qu’une des grandes réussites de l’illuminisme fut de placer la raison au centre de la législation et de la vie collective. Depuis, nous avons développé des concepts de liberté qui nous ont enrichis en tant que société ; d’une certaine manière, nous avons progressé dans les domaines du respect et de l’éthique sociale ; nous sommes mieux à même de comprendre les autres, y compris ceux qui sont différents de nous. À partir de l’illuminisme, les sociétés démocratiques ont cherché à combler par des lois les zones d’ombre du comportement humain. Nous avons lutté contre les préjugés d’ordres sexuel et racial, contre l’intolérance et la xénophobie. A mon sens, tout cela représente la partie positive de ce parcours vers la liberté. Quel est le problème, alors ? C’est que, dans cette 'hyperlégislation', nous en sommes arrivés à tordre la liberté : au nom de la lutte contre les préjugés, nous commençons à interdire de penser librement. Autrefois, il y eut les hérésies religieuses ; aujourd'hui, il y a les hérésies sociales. Autrement dit, si le politiquement-correct a été une façon d’améliorer la société, aujourd'hui, il est utilisé contre ceux qui pensent autrement.



Voulez-vous dire que l’illuminisme s’est retourné contre cet espace de liberté qu’avait ouvert ce même illuminisme ?

L’illuminisme est en pleine crise. Nous avons découvert d’abord que la raison n’explique pas tout ; ensuite, que les lois ne résolvent pas tous les problèmes. Enfin, il existe une 'chasse aux hérétiques idéologiques'. Autrefois, certaines personnes pouvaient être persécutées en raison de leur identité. Aujourd'hui, on s’en prend à ceux qui ne pensent pas suivant le politiquement-correct. Je ne crois pas que l’illuminisme soit inutile, je crois qu’il est arrivé au point où il ne peut plus faire progresser. Les sociétés démocratiques sont moins libres que par le passé, alors qu’elles ont plus de lois qui régulent la liberté. C’est un paradoxe…

Dans cette situation, pourquoi insistez-vous pour que les chrétiens « sortent du placard » ?

Parce que je crois que les chrétiens d'aujourd'hui sont des victimes réduites au silence, aussi bien dans les sociétés démocratiques que dans les autres où la situation est critique, malheureusement. Ils subissent la marque de ‘la lettre écarlate’, comme cela se faisait au XVIIe siècle pour les adultères. Pendant longtemps, ils ont représenté la culture dominante, le pouvoir. Et, du temps où ils étaient au pouvoir, ils ont commis beaucoup d’erreurs, c’est vrai. Mais aujourd'hui, dans le monde occidental, être chrétien commence à devenir un problème. La Croix est mal vue : phénomène intéressant à l’heure où le christianisme est en train de revenir à ses racines. Or ce cheminement, qui me semble un processus révolutionnaire, n’est pas bien vu. Par exemple, quand l’évêque de Solsona, Xavier Novell, affirme dans son homélie que l’absence du père dans la famille traditionnelle a, semble-t-il, des répercussions fâcheuses sur les enfants, il déclenche une énorme polémique. Déclaré persona non grata, il finit par présenter des excuses… Est-ce que je pense comme Novell ? Non. Mais Novell est une victime. Il est inadmissible en effet que, au nom de la liberté, on ne puisse pas s’écarter de la pensée unique.

Dans cette société plurielle, il y a une forme de présence chrétienne qui cherche à proposer à la raison civile, à la cohabitation civile, une intelligence de la réalité qui naît de la foi. On ne prétend à aucune hégémonie, on n'invoque aucune loi divine, mais on offre librement à tous une certaine façon de regarder les problèmes. Que peut apporter de bon cette clé de lecture ?

Je crois que c’est exactement la pensée de Julian Carron. Et qu’elle est très intéressante. Je ne suis pas croyante, mais ce n’est pas que je ne veuille pas l’être ; c’est que je ne suis pas arrivée au point où le fait de croire l’emporte sur mes doutes et ma façon de comprendre la vie. La crise de l’illuminisme vient de ce qu’il fait croire que la raison subvient à toutes les interrogations. Or ce n’est pas vrai et il a fait surgir d’autres interrogations. Nous vivons dans une société de plus en plus complexe, déconcertée, perdue. Nous avons, d’un côté, quelque chose qui est en train de s’effondrer, de l’autre, des gens qui cherchent, au nom de la foi, à introduire des concepts de progrès, de liberté, de réflexion, de maturité sociale. C’est ce qui, pour moi, est très important : tous ceux qui portent la foi dans le débat collectif contribuent à le rendre plus profond, plus intéressant et probablement beaucoup plus riche.

Mais, s’il s’agit de fournir une contribution civile, ce que peut apporter la foi devra de toute façon passer par la liberté et même par un critère rationnel, n’est-ce pas ?

Sans aucun doute ! Mais le problème est qu’il faut, avant tout, que cette contribution de la foi soit jugée positivement. Or ce qui me préoccupe le plus, – je le dis en toute humilité puisque je garde mes distances avec la foi – c’est qu’actuellement, ceux qui réfléchissent le plus sur les abîmes de l’être humain sont généralement des croyants. Ceux qui se posent des questions sur le désarroi, les peurs, sur cette société étrange qui est en train de perdre l’espérance, ce sont des croyants. J’ai l’impression qu’il se produit un phénomène, semblable à celui des premiers temps du christianisme, où ceux qui révolutionnèrent le monde et qui le changèrent, furent les croyants. Et il faudrait, au contraire, que cette réflexion soit une réflexion générale. Je ne saurais dire ce que les chrétiens apportent de spécifique ; ce sont ceux qui ont la foi, comme vous, qui devraient le dire. Je vous donne un exemple. Un des textes les plus intéressants que j’ai lus concernant la situation actuelle est de Benoît XVI dans ses conversations avec Habernas ; ou le discours qu’il a tenu en Angleterre. Mais, parmi toutes les choses que j’ai lues, La beauté désarmée est peut-être celle qui m’a expliqué le mieux l’époque actuelle.

Qu’est-ce que tout cela signifie ?

Peut-être nous sommes-nous trompés… Il y a eu un moment dans l’histoire où nous avons décidé qu’il n’y avait pas d’espace pour Dieu dans la pensée collective. Dieu faisait partie de la sphère individuelle et ne devait pas être mis sur la place publique. Aujourd'hui, nous nous apercevons que nous n’arrivons pas à résoudre les problèmes qui se présentent. Aux gourous religieux, nous substituons des gourous politiques ; à la foi, nous substituons l’idéologie, mais nous continuons à vouloir dominer le monde, résoudre nos doutes et, surtout, dépasser nos peurs. C’est pour cela qu’il serait bon de réintroduire le concept de foi. Pourquoi me suis-je rapprochée de cette démarche ? Non pas parce que je la comprends, mais parce qu’elle m’offre une lumière et m’aide à réfléchir sur des questions auxquelles, normalement, je ne m’arrêterais pas. Cela m’aide à revenir aux fondamentaux de l’être humain que sont la bonté, l’empathie envers le prochain, à ce qui détermine les choses. En un certain sens, c’est comme retourner au catéchisme. Quelles sont les personnes qui, dans le monde d'aujourd'hui, s’impliquent le plus en faveur des autres ? En général, celles qui vivent de la foi. Qu’est-ce que cela signifie ? Nous devons réintroduire ce facteur dans la pensée collective mais je ne saurais dire comment il faudrait s’y prendre.

Depuis quatre ou cinq ans, je parcours le monde pour recueillir des témoignages de chrétiens persécutés. Je suis allé en Égypte, en Syrie, au Liban, en Irak, au Nigeria, en Inde. J’ai rencontré des témoins d’une beauté impressionnante, des témoins de la fidélité, de la gratuité, du pardon, impliqués positivement dans la vie civile. Et je me demande pourquoi vous, qui n’êtes pas chrétienne, vous vous intéressez à ce sujet.

Je suis en train d’écrire un livre qui s’intitulera justement S.O.S., chrétiens ! Je développe une analyse de la persécution chrétienne dans le monde, à trois niveaux. Le premier, le plus évident, est celui de la violence en lien avec le djihad et les extrémismes. Le deuxième niveau est celui des pays membres de l’ONU où, du fait d’être chrétien, on peut être emprisonné, condamné à mort ou privé de ses droits fondamentaux - je crois qu’il faudrait tracer une carte de ces pays, de la Corée du Nord à l’Arabie Saoudite. Et enfin, il y a cette christianophobie subtile que l’on rencontre dans les sociétés démocratiques, surtout en Europe, où elle est liée au politiquement-correct, et qui a marginalisé les chrétiens. C’est cela qui m’a intéressée. Et pour un motif simple : ils sont des victimes et on nie leur condition de victimes.

La persécution est passée sous silence.

Les ‘victimes chrétiennes’ n’existent soi-disant pas. Pourtant, elles meurent deux fois : une fois en tant que victimes, et une seconde fois car non reconnues comme telles. Ce sont des victimes ‘par hasard’, elles passaient par là ! On nie qu’il existe une christianophobie dans les discours, dans les dialogues, dans certaines idéologies. Pourtant, il n’est pas possible de nier qu’il y ait des millions de personnes qui, de par leur foi chrétienne, de par le fait qu’elles croient au Christ, sont mises en danger dans leur vie et dans leur liberté.

On considère parfois la liberté religieuse comme un droit de deuxième catégorie.

Le christianisme a été la pensée religieuse du pouvoir pendant des siècles. Mais ce n’est pas une raison pour que les chrétiens payent aujourd’hui les conséquences de l’oppression. Je n’aime pas que l’on me parle du passé. Il est évident que l’Église catholique a commis beaucoup d’erreurs. Mais ceux qui m’interpellent aujourd’hui, ce sont ce Syrien, ce copte, ce chrétien qui, en Irak, en Somalie, au Nigeria ou en Arabie Saoudite, ne peuvent pas croire librement au Christ car on leur en dénie le droit. Pourquoi nions-nous qu’il y ait des chrétiens en danger pour la seule raison qu’ils sont chrétiens ? Je crois que ce sont des victimes dérangeantes dont le monde voué au progrès n’a que faire. Je ne suis pas chrétienne – même si je le suis de par ma culture et s’il y a des aspects de ma culture catholique dont je suis profondément pénétrée – mais cela ne signifie pas que je doive me désintéresser du fait que certains soient empêchés de prier le Christ ou de suivre l’Évangile. Cet assaut contre la foi en de multiples lieux de la planète rend le monde chrétien particulièrement intéressant.

Le christianisme est en train de redevenir ce qu’il fut à l’origine : non une religion de pouvoir mais une religion de persécutés.

Exactement ! Aujourd'hui, être chrétien à Bagdad, en Somalie ou en Corée du Nord suppose que l’on a accompli un chemin, vital et personnel, très profond, vers la transcendance. Cela signifie que l’on veut croire, qu’il y a quelque chose qui attire en dépit des peurs et des conditions difficiles. C’est quelque chose d’extraordinaire, de lumineux.

C’est la conséquence d’une décision libre, d’une liberté vécue.

Cela montre un grand courage ! Comment puis-je ne pas ressentir de l’admiration pour quelqu'un qui entre dans une église à Damas en sachant que peut y éclater une bombe ? Comment cela peut-il ne pas m’apparaître révolutionnaire, illuminant ? Et nous ne parlons pas de deux personnes, ni de vingt ou de cent, mais de millions…

C’est un trésor pour tous, croyants ou non croyants.

C’est impressionnant. Et cela fait que le chrétien, du coup, est digne d’intérêt. Car, finalement, si vous me permettez de le dire, le Nouveau Testament dans son ensemble, avec l’enseignement du Christ, devient un livre fondamental pour la liberté dans toute l’histoire.

Lors de votre rencontre avec Carron, vous disiez que, dans la crise actuelle, nous sommes face à une société sans demandes. Pourquoi ? Est-ce par peur -car la raison a failli- ou parce que, en général, nous nous en tenons à des réponses toutes faites ?

Entre autres raisons, c’est que nous avons déjà toutes les réponses. Nous avons fait taire les questions par des instructions. Peut-être avons-nous laissé les intellectuels penser à notre place : à chaque demande de l’être humain, on répond par une recette. Apparemment, la demande est résolue sur le plan idéologique, mais en réalité, elle ne l’est pas.

La recette ne répond pas à la demande.

La recette tue ! Au lieu de répondre à la demande, elle l’éjecte. À partir du moment où tu as une réponse préfabriquée – et le politiquement-correct a préfabriqué une montagne de réponses – tu n’as plus de demandes, tu as l’impression qu’elles sont déjà toutes résolues. En fait, tu n’as rien résolu du tout et tu te trouves dans un état permanent de perte.

Mais la demande réapparaît toujours, même si on l’éjecte.

La demande réapparaît, ou le mal-être. Nous vivons dans une société où l’on cherche à tout réguler, et malgré cela, nous sommes continuellement perdus, apeurés. Nous n’arrivons pas à trouver d’issue.

Nous n’avons même pas le courage de reconnaître que nous allons mal.

Non, car le bonheur lui-même est une obligation qui fait partie du politiquement-correct. L’état paternaliste résout tous les problèmes, nous ne devons avoir aucune initiative personnelle car, quel que soit notre besoin, une administration pense pour nous… Dans les statuts de la Catalogne figure l’obligation d’être heureux. En général, dans les échanges que je cherche à avoir, je ne trouve pas, face à moi, d’interlocuteur qui se pose des questions. Je ne rencontre que des personnes qui ont toutes les réponses, et malgré cela, je vois que le monde ne va pas bien.

A ce niveau, reconnaître le mal-être est peut-être un exercice de la liberté.

C’est le fait de n’avoir pas de réponses qui provoque en nous le mal-être. La liberté permet de reconnaître que l’on est perdu. Et si tu trouves les réponses dans la foi, quel mal y a-t-il ?

La foi quand elle est authentique, n’élimine pas les demandes : elle les rend plus urgentes.

Je suis convaincue du fait qu’un croyant est fondamentalement rempli de doutes, mais il a une force qui l’inspire. Pour moi, par exemple, tous mes doutes restent ce qu’ils sont. Ce qui occupe mon moi intérieur, c’est ma famille, mes proches, leur avenir. Mais il est évident qu’il me manque quelque chose, à moi qui suis une rationaliste pure : il y a quelque chose que je n’ai pas résolu. Vous me demandiez pourquoi les chrétiens doivent sortir du placard. Voici la réponse : car nous avons besoin d’eux ! Comment est-il possible qu’une de mes amies, l’autre jour, me dise qu’elle a peur de porter une croix autour du cou car on se moque d’elle – on se moque d’elle, et dans une démocratie ! – Je lui ai dit : « Moi, j’ai besoin de ta croix car le fait que tu la portes signifie que tu te sens bien, non seulement dans ta foi, mais dans la société dans laquelle tu vis ». C’est évident que nous avons besoin de vous ! La raison seule ne peut résoudre ce que nous avons à affronter.