La rupture du travail

Pourquoi est-ce aussi important ? Comment se réalise-t-on ? Qu’est-ce qui soutient l’épreuve du "lundi matin" ? Le travail ouvre tant de questions sur la vie, aussi bien pour ceux qui en ont que pour ceux qui en cherchent.
Paolo Perego

« Nous avons pris nos questions, celles que nous portons lorsque nous allons au travail, et nous les avons posées à des personnes qui vivent l’expérience du travail de manière fascinante ». Quarante entretiens avec des entrepreneurs connus et moins connus, des employés, des start-uppers, des enseignants, et pas seulement. Tous ont été mis face aux questions d’une trentaine de jeunes qui font leurs premières armes dans le monde du travail. « Comment affronte-t-on les difficultés ? Comment être avec les collègues ? Qu’est-ce que l’échec ? Comment concilie-t-on travail et famille ?... »
C’était là le cœur de l’exposition  Chacun à son travail" sur le monde du travail au Meeting de Rimini qui a été visitée par beaucoup. Il y a ceux qui ont été touchés et émus. Mais il y a aussi ceux qui ont froncé les sourcils et émis des objections : « Très bien toutes ces questions, mais que résolvent-elles ? ». Nous rouvrons donc le débat avec ceux qui ont participé à la réalisation de l’exposition : Marco Saporito, 27 ans, designer graphique, les frère et sœur Martino et Giuditta Sartori, 28 et 26 ans, lui consultant en ressources humaines dans une entreprise américaine et elle designer ; et Paolo Volpetti, un architecte de 29 ans. Nous les avons rencontrés un mois après Rimini, autour d’une table, un soir, pour voir ce qui était arrivé à la suite de l’exposition. Un petit observatoire sur le monde du travail, des jeunes, et sur la manière dont ils affrontent les grands changements de notre époque. Que vivent-ils tous les jours ? Et qu’est-ce qui soutient l’épreuve du "lundi matin" ?

Giuditta : Il arrive si souvent de parler du travail, même dans les conversations les plus banales. « Comment ça va ? Bien, mal… ». En fait, on se plaint le plus souvent, on est cynique, plus encore si la journée s’est mal passée. Et on se défoule car on peut être frustré. En revanche, comme nous l’avons vu à Rimini, le contraire peut arriver, c’est-à-dire le fait de regarder notre quotidien de façon différente. Et alors on rencontre des personnes comme celles que nous avons interrogées en leur demandant : « Comment fais-tu ? ». Il en est ressorti une découverte continuelle qui n’a pas seulement approfondi ces questions, mais en a fait naître d’autres. Cette découverte qui est valable aujourd’hui, est tournée vers la vie de tous les jours avec une façon de regarder le travail qui te fait respirer. Ce ne sont pas juste de belles paroles. Maintenant je pose ces questions à mes collègues, je les regarde dans la réalité de chaque matin.

C’est-à-dire ? Par exemple ?

Giuditta
 : Je suis en train de progresser professionnellement et on me donne des responsabilités. On m’a confié un groupe de travail pour un projet. Au début, l’équipe ne fonctionnait pas. Mais quand on te donne un objectif, tu dois donner des résultats. Ma première réaction a été de me plaindre, et j’étais tentée de demander de changer d’équipe. Mais cela ne pouvait pas être une solution, et il n’y en avait pas de toute faite. Je suis allée relire certains des entretiens de l’exposition avec l’idée de résoudre le problème avec l’équipe. À un moment donné, je me suis rappelée qu’ils fumaient presque tous. Comme moi. J’ai commencé à être avec eux pendant la pause-cigarette où je jetais au hasard des idées sur le projet : « Et toi qu’en penses-tu ? Qu’est-ce que tu dis ?
Qu’est-ce que tu ferais ? ». Et quelque chose a commencé à bouger. Une fille, par exemple, m’a parlé d’une chose belle. Je me souviens que lorsque nous préparions l’exposition, nous disions des choses banales, mais il y en avait un qui te prenait au sérieux et te disait d’aller au fond. Je lui ai alors confié cette partie du projet en prenant un risque. Et il en est ressorti une chose magnifique. Il m’arrive encore de me tromper. Avant, ma réaction aurait été de ne pas le reconnaître et de chercher à me justifier, alors que l’autre jour, devant le chef, cela s’est passé différemment : « C’est vrai, comment puis-je m’améliorer ? ». Et il s’est mis à en parler avec moi.

Martino : Tant de fois, le risque est de regarder toujours trop en avant, à ce qui va se passer après : je vais changer de poste, je vais gagner plus, la carrière… Mais de cette façon, tu te détaches de ce que tu as à faire au quotidien. Au contraire, voir des gens passionnés par ce qu’ils font chaque jour, et surtout si “présents“, est un changement de point de vue. Et j’ai moi aussi essayé de le faire au travail, en me surprenant d’être plus moi-même, de prendre le risque d’aller au-delà du petit objectif qui m’évite les problèmes, pour faire quelque chose de plus que la chose juste “car le chef la veut ainsi“.

Et tout ça seulement parce qu’on commence à se poser des questions ?

Marco
 : C’est la méthode : demander à un autre. Les questions dont nous parlons sont celles de tout le monde et concernent, au fond, la possibilité de profiter vraiment de ce que l’on fait. Et alors on demande, on regarde comment fait celui qui a plus d’expérience. Sauf que c’est le fait de demander qui est le plus difficile. Demander avec quel critère on change de travail peut paraître une faiblesse, comme le fait de dire : « J’ai fait cette erreur et je ne sais pas comment m’en sortir ». Et c’est là que l’on tombe dans l’anonymat du « ça va bien » ou « ça va mal ». Mais la mesure est différente.

Laquelle ?

Marco
 : Prends l’exemple de Silvana, surveillante historique d’une école de Milan. Elle fait partie des personnes que nous avons rencontrées. Elle nous a dit que quand elle nettoie les toilettes, elle ne le fait pas seulement pour faire une belle chose bien faite. Ça ne suffit pas. Elle le fait parce qu’un étudiant les utilisera, qui, plus tard, se rappellera à quel point les toilettes étaient propres et belles, et il fera bien son travail justement à cause de ça. C’est une autre respiration, une autre mesure. Et cela a même ému l’administrateur délégué de Coca Cola Italie, Vitaly Novikov. Vous comprenez ? C’est quelqu’un qui, à trente-cinq ans, est déjà à un très haut niveau, parle sept langues et il est venu voir l’exposition.

Mais tout ça qu’est-ce que ça a à voir avec toi et avec ton travail ?

Marco
 : Moi aussi je peux faire une belle affiche pour un client avec une bonne technique. Un travail bien fait et c’est tout. Ou alors, je peux être sur son dos, lui proposer des idées, prendre des risques et peut-être initier un rapport avec lui. Le regard de Silvana est plus grand, une façon de faire les choses qui est pour le monde. Pourquoi ça ne pourrait pas être pareil avec mon affiche ?

Giuditta : Ce n’est pas ce que tu fais qui compte. Moi qui fais un travail a priori plus “beau“ que celui de Silvana, je veux être comme elle. Et je ne peux m’empêcher de me demander et de lui demander comment elle fait, dans un monde où le fait d’aller au bureau le lundi est une tragédie. Tous déprimés…

Paolo : Mais ce n’est pas un raisonnement que tu t’imposes de faire. C’est quelque chose que tu retrouves en toi et qui te surprend. J’aime mon travail. Et je suis même ambitieux. Il y a quelques mois, j’ai changé de cabinet : un choix difficile qui m’a même fait perdre de l’argent. Mais je n’avais pas d’espace pour grandir et les derniers mois dans cette ancienne société ont été très durs. Dans la nouvelle société, il me semblait qu’il y avait la possibilité d’avoir plus de responsabilité. Mais maintenant je viens d’apprendre que pour le moment les choses n’iront pas comme je les avais imaginées. Est-ce que je me suis fait avoir ? Je ne sais pas. Mais après tout ce qui s’est passé cet été, je me sens différent. C’est vrai que sur le moment, tu t’énerves. Mais en même temps s’ouvre une lueur d’intérêt, une possibilité sur ce qu’il y a face à moi. Et tu en parles avec ceux qui peuvent t’aider. Il y a un an, je n’étais pas comme ça.

Tu cherches quelqu’un de plus grand, de plus avancé…

Marco
 : Dans un certain sens, oui. Il y a des gens qui peuvent t’aider même s’ils font un travail différent ou s’ils sont d’une autre génération. Dans la préparation de l’exposition, j’ai eu un entretien avec un plus petit que moi. Il est dans mon domaine et j’ai même travaillé avec lui dans le passé. Quand nous collaborions, il perdait du temps à m’expliquer les choses, même lorsque nous étions en retard sur le programme. Il était passionné, presque paternel. Et ça m’a surpris car, après tout, je ne l’aurais jamais fait à sa place.

Giuditta : Mais ce n’est pas seulement une question technique, trouver l’expert qui va résoudre le problème. Face à une difficulté liée à un aspect particulier du travail, si j’en parle avec Marco et Paolo, ou d’autres amis, cela m’ouvre les yeux même s’ils ne savent rien de l’aspect technique de mon métier. En étant avec eux, en regardant comment ils affrontent ce qu’ils ont à faire, même la fatigue, je commence à affronter mon problème de façon différente. C’est cela dont j’ai besoin car la solution technique est trop envahissante.

Mais quel rapport a tout ce dont vous parlez avec le “macro“ problème du travail ? Le chômage, les contrats à risque, l’exploitation… Dans le fond l’exposition partait de là, avec, dans sa première partie, une photographie d’une situation difficile. Et vous, vous avez répondu avec vos questions.

Paolo
 : Cela semblera trop fort et politiquement incorrect, mais je n’arrive pas à penser au problème du “travail“ sans partir du “mien“. Grandir, vivre avec les difficultés, être avec les collègues… ce sont des questions que nous avons tous et qui le plus souvent ne débouchent sur rien ou sur la complainte. Alors qu’elles peuvent être regardées jusqu’au désir le plus profond. Et ça aussi si l’on n’a pas de travail et qu’on en cherche. Comme le disait la phrase qui introduisait l’exposition : les circonstances changent, mais le désir de l’homme reste. C’est le point de départ, même pour regarder le problème général du travail.

Martino : Ce que dit Paolo a une incidence car nous sommes dans le monde. Et regarder le travail de cette façon est un point de rupture. Nos problèmes sont ceux de tout le monde. Il est vrai que nous ne sommes pas chômeurs, et ce n’est pas moi qui vais résoudre le problème du chômage. Mais c’est quelque chose qui, dans les petites choses de la journée, génère des changements, des faits. Cela change la façon d’affronter un objectif particulier, de regarder celui que tu rencontres, comme l’a raconté Giuditta par rapport à sa collègue. Ça change la façon de chercher et les autres s’en aperçoivent.

Giuditta : C’est comme si tu cassais une cloche de verre, cette respiration profonde que tu fais avant d’entrer au bureau en disant “que personne ne me touche“, et qu’ensuite le soir tu retrouves tes amis et tu peux recommencer à vivre. Mais à force de vivre ainsi, tu suffoques. Alors qu’il peut t’arriver le contraire, aller à la pause - repas par exemple et dire : « Les enfants, ça suffit de se plaindre ! Qu’est-ce qu’on peut faire ? ». C’est-à-dire que cela devient une perspective que l’on commence à proposer à tout le monde.

Mais qu’est-ce qui permet cette perspective ? Qu’avez-vous vu chez ceux que vous avez rencontrés ?

Giuditta
 : C’est encore Silvana qui me vient à l’esprit, mais d’autres aussi. Tu dois aimer profondément quelqu’un pendant que tu fais ce que tu dois faire. C’était le fil rouge dans tous les entretiens, personnes croyantes ou pas. Il ne s’agit pas forcément de “Dieu“. Pour certains, c’étaient les enfants, pour d’autres, la famille. Ou alors il y a celui qui a appris à s’aimer lui-même davantage. Et cela générait une diversité. Ça c’est ce que j’ai vu, un amour qui m’a étonnée et qui m’a semblé vrai. Et même en moi, mais pour moi cela vient de l’expérience de foi que je vis avec mes amis.