Les demandes cachées derrière l’islam

Demandes et préoccupations auxquelles on ne s’attend pas. Les enfants, les problèmes quotidiens, les prêts bancaires, le mariage… Une étude analyse ce que la « majorité silencieuse » en Europe demande sur les sites qui offrent des fatwas online.
Luca Fiore

« Ma femme et moi, nous voudrions faire semblant que nous sommes divorcés pour payer moins de taxes. Est-ce que l’islam le permet ? ». « Mon père, avant de mourir, a contracté une dette envers une banque. Désormais, on dit qu’il n’est plus tenu de l’honorer même si l’islam dit qu’il faudrait payer la dette. Si nous ne payons pas, son âme sera-t-elle punie ? ». « Mon mari a voulu le divorce. Mais moi, je l’aime encore. L’islam dit qu’il faut trois mois avant que la séparation ne soit définitive. Vu que les mois sont comptés en fonction de mes cycles, est-ce que je peux prendre des médicaments pour lui donner plus de temps pour qu’il change d’idée ? ».
Les demandes se succèdent à l’infini sur les sites internet. Oui, sur le net, il y a des dizaines de portails qui offrent des avis religieux, les fameuses fatwas, à propos de tous les aspects de la vie quotidienne. Et ils sont très fréquentés. Il n’y a aucun rapport personnel. Il suffit d’obtenir la réputation online pour gagner la confiance des fidèles. Il s’agit désormais d’une réalité considérable, née à l’aube du web et qui a grandi à tel point qu’elle influence de façon irréversible le monde de la jurisprudence islamique. Elle remporte un succès commun à l’ensemble du monde musulman, et est en train de s’étendre également à l’Europe. Ces portails s’appellent IslamQA, Islamweb, Alifta, Alukah et l’European Council for Fatwa and Research (ECFR). Le plus important est le premier d’entre eux, IslamQA, qui a produit, depuis 1997, des centaines de milliers de fatwas online. Une section du site, avec 1270 avis, est dédié spécialement aux problèmes des musulmans en Occident. 10% des visiteurs proviennent de pays européens, essentiellement de Grande Bretagne, de France, d’Allemagne, de Belgique et de Suède.

Les questions ont trait aux rapports familiaux, aux relations avec les institutions, aux aspects pratiques liés à la vie contemporaine, comme prendre le train ou communiquer avec un téléphone portable. Il s’agit de petits et grands problèmes qui surgissent dans cette tentative de concilier le fait qu’ils sont musulmans dans la société occidentale. Et ces questions donnent un éclairage nouveau sur la « majorité silencieuse » qui, en Europe, vit sa propre religion de façon pacifique et dont on ne trouve quasiment pas écho dans la presse internationale, qui déborde en général de déclarations d’imams ou de porte-paroles d’organisations islamiques. Ces questions nous parlent de ce qu’ils sont, et de ce qu’ils voudraient être : des musulmans normaux, au-delà des préjugés et des stéréotypes.

C’est à l’analyse de ces demandes que s’est consacré Wael Farouq, professeur de langue arabe à l’Université catholique de Milan, dans une étude intitulée « Concilier l’islam et l’Occident, demandes et réponses des musulmans », réalisée en collaboration avec la Fondation Oasis et soutenue par la Fondation Cariplo. Ce travail est en train de s’amplifier ces derniers mois avec l’aide du département de Statistique de la Bicocca de Milan. Jusqu’à présent, les résultats de l’enquête sont surprenants, affirme Farouq.

EXPERTS SANS VISAGE
« Dans l’étude des minorités islamiques en Occident, on s’était surtout focalisé sur les réponses. On se demandait ce que pouvaient dire les imams ou les institutions religieuses. Pour la première fois, nous nous sommes occupés des questions, car les problèmes posés par une personne en disent long sur qu’elle est ». La surprise a été de découvrir que les préoccupations ont peu de chose à voir avec les stéréotypes créés par les discours médiatiques : « soumission de la femme, construction de mosquées, apostasie… sont des thèmes bien présents, mais dans une mesure bien inférieure par rapport aux problèmes de la vie quotidienne. Je ne m’attendais pas à un résultat de ce genre ».

La recherche a analysé jusqu’à présent mille demandes trouvées sur les trois sites les plus significatifs qui fournissent des fatwas online. Mais ce n’est qu’un début. Elle les a subdivisées par catégorie et selon les « thèmes médiatiques ». Et elle a calculé le poids de ces derniers pour chacune des catégories. Le résultat ? La typologie la plus fréquente des demandes (27% de l’échantillon) est celle des « relations sociales ». Elles concernent le mariage, le divorce et la garde des enfants, la sexualité, la maternité et la paternité, le deuil, les adoptions. Parmi ces demandes, à peine un tiers concerne ce que Farouq appelle les « stéréotypes » : soumission de la femme, le voile et la barbe, la polygamie, la construction des mosquées, la radicalisation. 173 questions abordent le rapport avec les non-musulmans, surtout en ce qui concerne les mariages mixtes et les relations avec des parents non musulmans. De ces 17%, seulement un tiers a un rapport avec des thèmes « chauds » : la séparation entre les sexes, les symboles et lieux chrétiens, la polygamie. Les musulmans demandent des éclaircissements sur la licéité de telle ou telle profession, sur les prêts bancaires et programmes de pension. Ou alors, ils se demandent s’il est juste de célébrer la fête des mères. Et même, dans une catégorie délicate comme celle de « l’habillement et le maquillage », plus de la moitié des questions n’abordent pas le voile, ni les symboles religieux ou encore le porc et l’alcool (présents dans les produits cosmétiques).

« Ce qui émerge, c’est que les musulmans européens sont préoccupés par les rapports entre parents et enfants, avec les voisins ; ils se demandent si et comment montrer leur religion sur le lieu de travail », explique Farouq. « Nous voulions comprendre ce qui intéresse vraiment ces personnes et nous avons découvert que cela a peu de lien avec ce que nous pourrions définir comme “l’idéologie de la religion”. Il me semble que les données que nous avons récoltées démontrent que les préoccupations reflètent le désir de comprendre comment vivre vraiment en harmonie dans l’espace public ». Mais pas seulement. De ces questions émergent les préoccupations, les désirs et les peurs de personnes concrètes. « En examinant plus précisément ces demandes, je n’ai pas trouvé l’“islam”, mais j’ai trouvé des musulmans. L’exigence de vivre bien appartient avant tout aux individus, non à la “communauté” ou à la “majorité silencieuse”. Quand on parle de l’islam, pratiquement jamais nous n’avons à l’esprit des visages de personnes concrètes ».
Et pourtant, le seul fait que ces demandes, tellement quotidiennes et pressantes (et tellement nombreuses), soient confiées à des experts sans visages, cachés derrière une page web, en dit long sur le rapport des musulmans avec les institutions islamiques en Europe.
« Il est clair qu’il n’existe pas beaucoup de confiance envers les imams. Pour preuve, de nombreuses questions ont trait à la corruption et à l’utilisation des fonds des mosquées. Ils se méfient, car de nombreux imams sont accrochés à des positions idéologiques. Les gens pensent, ou espèrent, que ces sites n’ont pas d’intérêts cachés… ».

En réalité, ces sites ne sont pas non plus la quintessence de la modération. IslamQA, par exemple, a été fondé par Muhammad Salih al Munajid, savant saoudien d’origine syrienne, représentant du courant salafiste de l’islam. Parmi ses positions les plus étranges, on note l’attaque contre les personnages de Mickey et de Tom et Jerry, et, en général, contre les représentations des rats et des souris, qui seraient des animaux sous le contrôle de Satan. Islamweb, par contre, appartient au gouvernement du Qatar, pays traditionnellement lié au wahhabisme. Le ECFR, promu par la Fédération des organisations islamiques en Europe, est dirigé par un conseil de savants islamiques présidé par Yusuf al-Qaradawi, sunnite qatariote d’origine égyptienne des Frères musulmans. Ce dernier, s’il considère d’une part la démocratie compatible avec l’islam et souhaitable pour les pays musulmans, il est cependant convaincu que la sharia ne doit pas changer en fonction des mutations des coutumes de la société.

PEURS
En somme, les musulmans européens posent des questions « non idéologiques », mais les réponses qu’ils reçoivent proviennent d’experts qui ont une certaine idée du rapport entre l’islam et la société. « Maintenir en vie un site qui fournit un service 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, et répond en différentes langues, coûte beaucoup d’argent », explique Farouq. « De plus, les wahhabites et les salafistes, comme nous le savons, sont amplement financés. Cependant, les gens ne s’adressent pas à eux parce qu’ils ont une certaine position idéologique mais parce que les sites qu’ils gèrent fonctionnent, qu’ils répondent et qu’ils répondent rapidement ».
Mais la couleur idéologique des réponses n’est pas encore le problème majeur. Il y a une question de fond qui prend sa source dans une difficulté commune à l’islam dans le monde entier et qui a des racines historiques précises : « La fatwa, qui est l’instrument par lequel la sharia, la loi générale, est déclinée dans les problèmes quotidiens, à l’origine, était un mécanisme “vertueux”. C’était la dynamique par laquelle se “construisait” la religion, garantissant le lien fort entre la réalité et la règle, car les règles doivent suivre la réalité, et non le contraire ». Farouq explique que, durant les derniers siècles, le monde musulman a traversé une transformation qui a amené la jurisprudence islamique à être dominée par la peur. « Les gens craignent de se tromper : à chaque pas de la vie, ils sont terrorisés d’enfreindre le Coran. Au fond, il s’agit d’une peur de la vie elle-même ». À l’origine, la dynamique de la fatwa était animée par la curiosité, par le désir de savoir, par la volonté d’élargir le bien. « Aujourd’hui, malheureusement, ce n’est plus le cas : les demandes des musulmans européens montrent que les stéréotypes que nous avons en tête sont erronés, mais cela n’empêche pas que ce qui les incite à demander un avis est la peur “d’être dans l’erreur” ».

C’est une situation complexe. « Complexe comme la vie… Souvent, on pense que si la religion dit une chose, alors les musulmans se comportent en conséquence. Ce n’est pas le cas. Nous devons apprendre à regarder en face cette réalité, même quand elle semble contradictoire ».

Le dernier problème, sans doute le plus profond, est que, parmi les intellectuels musulmans en Occident, on entend parler avec insistance de la « jurisprudence de la minorité » qui, de fait, s’interroge sur la façon de pouvoir vivre correctement dans un contexte hostile. « Pour de trop nombreuses personnes, vivre dans une société non musulmane est considéré comme un mal en soi », conclut Farouq. « Mais qui a dit qu’il en est ainsi ? Et si cela n’était pas plutôt une opportunité ? ».