Le silence

Nous sommes allés aux Exercices spirituels avec Julián Carrón. « C’est une caractéristique de notre époque : le malaise face aux malaises », mais il existe une autre possibilité pour se regarder.
Luca Fiore

« Je suis allé demander à un ami de la communauté pourquoi il ne s’était pas encore inscrit aux Exercices du CLU. Il étudie la physique théorique et c’est un des étudiants les plus intelligents de l’université. Je craignais un peu cette rencontre car, d’un point de vue dialectique, il est beaucoup plus fort que moi. À mon invitation il a répondu : « Pourquoi tu veux y aller, toi ? ». Je lui ai expliqué ce qui m’était arrivé durant les derniers mois. À la fin de mon récit il me dit : "D’accord, je viens ; pas pour toi mais pour ce qui est en train de se passer en toi" ». Matteo, de Milan, raconte cet épisode au repas que les responsables des universitaires de CL partagent avec Julián Carrón juste avant le début des Exercices. Autour de la table il y a 25 jeunes qui n’ont pas l’air de « responsables », de « chefs ». Pour expliquer « ce qui lui arrive », Matteo dit ceci : « La responsabilité de la communauté est la première circonstance dans ma vie où, clairement, je ne me suffis pas à moi-même. Ce qui m’arrive m’oblige à demander que ce soit le Christ qui me soutienne ». L’expression de Carrón est marquée par un sourire triomphant. On voit que ces dialogues l’excitent. Plus encore quand les questions des jeunes sont insolentes.

LA PROMESSE
Le repas est une suite de récits de faux départs, de choses mal comprises, d’ouvertures « malgré tout ». Carlo, de Turin, raconte qu’il a essuyé huit refus de la part des huit camarades de cours qu’il a invités aux Exercices, « mais en surmontant l’embarras, je me suis rendu compte que mon invitation introduisait quelque chose de plus dans ma relation avec eux ». Melisa, responsable en médecine à Milan, raconte qu’elle s’est rendu compte que dix amis de troisième année ne s’étaient pas inscrits. Ils ont aussi leurs raisons, vu qu’ils devaient passer les examens du Bachelor le lendemain de leur retour de Rimini. « L’un d’entre nous a dit : « Ils sont grands, qu’ils se débrouillent ». Puis j’ai croisé une de ces amies qui ne s’était pas inscrite et nous avons commencé un dialogue… Celui qui avait dit « ils sont grands » assistait à la scène puis il est venu me dire qu’il irait personnellement à la rencontre des neuf autres… ». « Vous voyez ? » réagit Carrón : « L’autre croyait déjà savoir ce qui se passait dans la tête de ces dix étudiants. Toutefois ce dialogue a révélé qu’il y avait beaucoup plus à découvrir. Si nous perdons un morceau de réalité en route, comment pouvons-nous penser que nous savons ? C’est la réalité qui nous permet de nous en rendre compte : elle nous appelle toujours à la conversion. C’est plus important que de ne pas se tromper ». Les plats de poisson passent sous leur nez mais presque personne ne s’en aperçoit. Le ton de la discussion ne baisse pas. Andrea de Turin : « Comment l’avènement du Christ peut-il devenir plus familier ? ». Carrón : « Il faut fixer ce qui est en train d’arriver. Cela s’appelle silence. Si tu ne reviens pas sur ce qui est arrivé, à la fin tu ne te rends même pas compte que c’est arrivé et tu le perds. Il ne faut pas ajouter un autre contenu à ce qui est arrivé. Le problème c’est que nous avons la tête pleine de choses. Moi le premier… C’est pourquoi je suis tellement surpris par ce qui se passe en vous et par ce que les autres voient dans ce que nous vivons ». Il sort son téléphone pour chercher une citation de Giussani : « La culture c’est le regard du Christ sur nous. Et ce regard devient regard sur la réalité. Pour nous, la culture n’ajoute rien à la rencontre originelle, perçue timidement, entrevue, pressentie. Elle n’ajoute rien ». Giacomo renchérit : « Mais durant les moments de silence aussi, on accumule les pensées ; là aussi il peut y avoir une certaine frénésie… ». Réponse : « Cela aussi s’apprend. Comme on apprend à rester avec sa petite amie. Parfois le silence est une lutte… C’est comme dans la vie, il faut que quelque chose arrive qui nous libère de nos mille pensées. « Il fut regardé puis il vit », c’est la promesse ». « Il fut regardé puis il vit », dès le titre, une citation de saint Augustin se référant au Zachée évangélique, le repas avec le Centre du CLU anticipe les grands thèmes que Carrón traitera durant la leçon et l’assemblée.

LE MALAISE DU MALAISE
À les voir, les 4000 jeunes qui remplissent silencieusement le pavillon de la Foire de Rimini sont comme ceux que l’on rencontre partout. Certains ont encore un visage d’enfant, d’autres ont la barbe trop longue. Il y a la fille qui s’est teint les cheveux en rose, le garçon au pull de cashmere et celui avec un tatouage sur le cou. Une photographie ne permettrait pas de les différencier des autres. « Quel est le fait le plus marquant de cet instant où nous commençons nos Exercices ? », demande Carrón : « J’aimerais connaître vos réponses. Je vous donne la mienne de manière à ce que chacun puisse s’y confronter : c’est le fait d’être ici ». Oui, pourquoi sont-ils venus ? Que cherchent-ils ? Qu’attendent-ils de ces journées ? Est-il possible qu’il n’y ait rien de plus intéressant à faire un agréable week-end de novembre ? « Que signifie être ici ? C’est un geste d’amour à notre égard. C’est une tendresse pour nous-mêmes, une attention à notre destin ». Chacun est arrivé ici avec son propre drame, son propre malaise, dit Carrón. « C’est une des caractéristiques de notre époque : non seulement l’énorme diffusion d’un malaise parmi les jeunes, mais aussi le malaise face aux malaises, une honte pour chaque difficulté ». Il cite un passage du dernier livre d’Antonio Polito Riprendiamoci i nostri figli (Reprenons nos enfants) : "Malgré tous leurs efforts, malgré leur tension continue pour se construire une identité appréciée, les jeunes ne trouvent pas le bonheur sur les réseaux sociaux. Selon une étude de l’Université de Sheffield, plus ils passent de temps sur Facebook, Snapchat, WhatsApp et Instagram et plus ils se sentent malheureux à cause de leur aspect, de leurs rapports en famille et de leur parcours scolaire : en fait, insatisfaits de leur vie". Mais est-ce fatalement ainsi ? Ou bien y a-t-il une autre manière d’affronter ces difficultés ? « Et si ces malaises étaient un symptôme de notre grandeur ? S’ils étaient signe de ce « mystère éternel de notre être » dont parlait Leopardi ? ». Pour répondre, Carrón lit ce passage de l’Evangile où l’hémorroïsse désire toucher le manteau de Jésus, certaine que cela suffit pour guérir : « Après tant d’échecs avec les médecins, quelle urgence devait-elle ressentir pour accomplir un geste aussi audacieux ! Rien ne l’a arrêtée. Au contraire, toutes les tentatives infructueuses, au lieu de la rendre sceptique ont fait naître en elle une urgence encore plus radicale ». Ces journées, continue Carrón, sont l’occasion d’oser comme cette femme nous mettre entièrement face au Christ « sans avoir honte de rien, avec la même confiance, avec la même certitude d’être pris au sérieux ».

SOLUTIONS ET TEMPS
Massimiliano est secrétaire du CLU ; il étudie le droit à l’Université Catholique de Milan. Il patrouille dans les coulisses avec l’oreillette pour contrôler que tout se passe bien. C’est un jeune homme calme et pragmatique. Il est chef du secrétariat depuis deux ans. Andrea, qui le remplacera sous peu, l’accompagne avec la même oreillette mais son expression est clairement plus préoccupée. Tout ce que fait le secrétariat est pensé pour que les gestes puissent être à la hauteur des défis que lance le mouvement. « Ce qu’ont été pour moi ces deux années à la tête du secrétariat ? L’occasion de voir comment agit Carrón, de vérifier, dans ce que nous faisons, si ce qu’il dit est vrai. Pour moi, le plus grand changement a porté sur le fait que, par mon tempérament, face à un problème organisationnel j’irais droit à la solution pratique, technique, alors que lui désire comprendre la nature du problème. Ce qui signifie généralement qu’il faut prendre son temps. C’est une éducation de ma patience ». Nous lui demandons pourquoi ces jeunes sont tellement libres de se mettre en jeu avec le leader de CL, sans avoir peur de dire des choses erronées et de faire leurs propres tentatives. « C’est vrai que cela se passe ainsi, mais il ne faut pas généraliser » explique Massimiliano : « Souvent nous sommes libres, mais dans d’autres situations nous ne le sommes pas. Ce n’est pas quelque chose d’automatique. Ça arrive quand ça arrive. Cette remarque sur la nécessité de « ne pas généraliser » est reprise par Paolo, responsable de la communauté de l’Ecole Polytechnique de Milan. On a l’impression que cette approche réaliste est aussi le fruit de la fréquentation du Centre du CLU qui se retrouve chaque mois avec Carrón. « Pour moi, il est un ami avec lequel je chemine vers mon destin » explique Paolo ; « Lui aussi a besoin du rapport avec nous ; on voit qu’il jouit des pas que nous faisons, il s’enthousiasme. Au point que ce que nous vivons ensemble, il le propose à tous ». Au petit déjeuner, Carrón rencontre quelques communautés. À 8 heures du matin, devant un croissant et un cappuccino, la conversation a déjà atteint le maximum d’intensité. Les yeux sont vraiment grands ouverts. C’est étonnant qu’il n’y ait jamais de silence entre la fin d’une réponse et le début de la question suivante. Et, neuf fois sur dix, les réponses sont des questions en retour. La leçon du samedi matin sur Zachée commence avec deux chants : L’illogica allegria (la joie illogique) de Giorgio Gaber et La notte che ho visto le stelle (la nuit où j’ai vu les étoiles) de Claudio Chieffo. « La puissance de la réalité est impressionnante quand nous la laissons parler au cœur. Même si tout le reste « tombe en ruines », il peut arriver quelque chose qui nous enthousiasme tellement que « je ne pouvais plus dormir ». Qui n’aimerait pas vivre ainsi ? » demande Carrón. Pourtant, même quand cela arrive, avec le temps, la stupeur disparaît. Et alors, comment reconstruire le lien avec la réalité ? C’est ici que l’épisode de Zachée dicte la méthode : « Il fut regardé puis il vit ». Carrón détaille les conséquences de cette rencontre, de cet événement extraordinaire : il permet de se connaître soi-même, il donne une nouvelle manière de regarder la réalité et les autres en créant un regard nouveau qui démasque l’idéologie.

LA MOTO ET LA BEAUTÉ
Les questions de l’assemblée sont fortes. Marco demande : « Au lieu d’avoir honte de mon malaise, moi je m’y vautre. Tu parles de tendresse pour soi-même : qu’est-ce que c’est cette tendresse ? ». Susanna : « Comment croire que Quelqu’Un qui m’inflige une telle blessure puisse m’aimer et me laisser vraiment libre ? ». Valeria : « Les choses contingentes ne suffisent jamais. Rien ne dure. Je ne comprends pas comment l’amour du Christ pour moi peut passer à travers ces choses justement ». Teresa : « Comment faire pour comprendre si la différence humaine dont tu parles prend son origine dans le Christ et n’est pas seulement le fruit d’un tempérament individuel ? ». Pietro : « Souvent quand je fais silence, je me renferme dans mes pensées ; comment faire pour que le silence devienne constructif ? ». Pour répondre à cette dernière question, Carrón demande à Paolo d’intervenir : « Actuellement, le silence est en train de devenir une question de vie ou de mort. C’était une journée splendide : le soleil, la moto, l’asphalte. Exceptionnel. La classique journée pendant laquelle on ne pense à rien d’autre qu’à coucher la moto dans les virages. Mais durant le retour il m’est arrivé une chose inattendue. Je devais m’arrêter. Je devais m’arrêter et regarder. J’ai ressenti le besoin d’un moment avec Lui : reprendre conscience de qui accomplit tout dans ma vie, me rendre compte que même la beauté de cette journée ne pouvait pas combler mon cœur. C’est pour cela que j’ai besoin du silence. M’arrêter et laisser cette Présence pénétrer en moi ». « Vous comprenez ? Le silence chrétien naît d’une attraction » dit Carrón. C’est ce qui est arrivé au cousin de Matteo à Florence qui raconte au repas du Centre : « C’est la première fois qu’il vient ; mon cousin n’est pas du mouvement. Vendredi soir, je suis allé lui demander ce qu’il pensait de l’introduction. Il m’a répondu : « J’ai été bouleversé. Donne-moi la clé de la chambre que j’aille me coucher tout de suite. Je ne veux pas abîmer la beauté de ce moment » ». « L’événement a encore eu lieu ! » s’enthousiasme Carrón : « Vous voyez ? L’événement perdure comme événement. Cette satisfaction vous ne pouvez pas la lui ôter parce qu’elle n’est pas entre vos mains ». Les jeunes quittent la salle de la Foire. Beaucoup ont dans les oreilles la mélodie d’une chanson de Zaz, chantée pendant ce week-end : « Si jamais j’oublie les nuits que j’ai passées, les guitares et les cris, rappelle-moi qui je suis, pourquoi je suis en vie ».