La dixième édition du New York Encounter

Pourquoi ne le dit-on pas à tout le monde ?

Mais qu’y a-t-il “derrière“ le New York Encounter dont la dixième édition vient de se clôturer ? Le président, Riro Maniscalco, parcourt le chemin qui a amené un groupe d’amis à inventer un tel geste.
Davide Perillo

« C’est comme être en haut d’une tour, tu comprends ? Tu vois l’horizon avec ce qu’il y a de bon et de mauvais. Et tu observes, tu parles, tu cherches à comprendre… ». Cette tour n’en est pas encore au niveau des gratte-ciel de Manhattan, mais le New York Encounter a déjà monté pas mal de briques depuis l’époque où il était installé au sixième étage de l’hôtel Marriott à Times Square. La première fut posée en 2009. Cela fait exactement dix éditions avec celle qui vient de se conclure le 14 janvier dernier après l’habituel week-end de rencontres, d’expositions et de spectacles. Le titre de cette année était An "Impossible" Unity, une unité impossible : ce qui semble irrécupérable entre les personnes dans une Amérique plus divisée que jamais, et dans la personne, car c’est l’individu, le sujet qui est déplacé, dispersé, fragmenté… À moins qu’il ne se passe quelque chose de très puissant pour faire advenir cette unité.

Le déroulé de ces trois jours est décrit sur clonline.org, avec la présentation de The Life of Luigi Giussani (la biographie d’Alberto Savorana traduite en anglais) et les 22 autres rencontres, avec la soirée sur Martin Luther King et les expositions sur Dorothy Day, l’immigration et aussi don Giussani. Étant donné qu’il s’agit d’un anniversaire, parcourrons le chemin qui a amené un groupe d’amis, italiens d’importation et américains locaux, à inventer un tel geste. Parmi eux, il y a depuis toujours, Maurizio “Riro“ Maniscalco, 63 ans, originaire de Pesaro et transplanté à New York depuis 1994, président de l’Encounter depuis son origine « presque par hasard, comme tant de choses qui deviennent grandes mais pas par notre propre mérite ».

L'édition anglaise de la biographie de don Giussani

Comment cela a-t-il commencé ?

Nous avions commencé à éditer ici certains livres de don Giussani, expérience qui avait élargi l’horizon et généré aussi la naissance de tant de petites communautés éparpillées dans tout le pays. Nous faisions 40 à 50 présentations par an, en allant partout. Ce qui s’appelait alors la Diaconie Nationale, c’est-à-dire un groupe de responsables du mouvement, se retrouvait une fois par an pour un moment de travail commun. La date était toujours à peu près la même : mi-janvier car il y a le Martin Luther King’s Day. Les endroits changeaient : Boston, Minneapolis, Miami. À un certain moment, nous nous sommes dit que ce serait plus simple si nous nous fixions à New York…

Mais ça, c’était un moment de travail “interne“…

Oui, mais il se concluait toujours par la présentation du livre de l’École de communauté qui nous accompagnerait pendant toute l’année. Et donc, nous avons fini par nous dire que nous pourrions faire comme pour les livres de don Giussani : « Pourquoi ne le présenterions-nous pas à tout le monde ? ». Et ainsi, nous avons commencé à faire savoir aux amis, aux gens que nous croisions au quotidien, qu’il y avait cette possibilité. Le pas suivant a été presque naturel. Le centre culturel Crossroads existait déjà. En substance, l’idée est devenue : étant donné que nous faisons quelque chose de public, pourquoi ne couplons-nous pas la présentation du livre avec un débat sur quelque chose qui nous tient à cœur ?

Choisi comment ? Les premières éditions n’avaient pas de thème.

Il n’y avait rien de structuré, mais entre amis on se parle : les choses qui nous tiennent à cœur, celles qui nous préoccupent, ce que tu entends à la télévision et dont tu discutes avec les collègues… Tout était informel. De ce point de vue, l’Encounter n’était pas, et n’est toujours pas, une chose institutionnelle. Peut-être que maintenant, il a trouvé des modalités pratiques mieux articulées, mais in fine nous sommes des amis qui discutent en cherchant à comprendre et qui offrent le contenu de leurs dialogues à tous, comme point de départ d’une rencontre. Ça c’est l’esprit. Quand nous nous sommes rendus compte que c’était une tentative qui semblait activer la curiosité et le désir des gens d’ici, alors nous avons essayé de risquer plus. Et c’est là qu’a eu lieu la première édition, à l’hôtel Marriott à Times Square. À mon avis, nous n’avions pas compris ce que nous étions en train de faire, mais le désir était là.

« Nous sommes des amis qui discutent en cherchant à comprendre et qui offrent le contenu de leurs dialogues à tous, comme point de départ d’une rencontre »

Pourquoi « nous n’avions pas compris » ? Tu veux dire qu’il n’y avait pas la perception de la portée de cette chose ?

Bien sûr que non. Je suis de Pesaro et j’ai grandi avec le Meeting de Rimini : je les ai tous suivis depuis la première édition. Mais j’ai bien mieux compris sa valeur depuis que je suis ici, toute sa richesse, sa puissance. Ce n’est plus une chose acquise. Quand tu n’as plus ces choses là, tu dois les reconquérir, comme le disait le titre du Meeting de l’an dernier. Voilà, l’Encounter est une façon de les reconquérir. Ce fut la même dynamique avec laquelle nous avions initié le Chemin de Croix sur le pont de Brooklyn, il y a 22 ans. Une chose qui était nôtre depuis toujours en Italie, mais dont nous avons redécouvert que sa richesse et sa beauté nous étaient indispensables, au point de vouloir la partager avec tous ici. Et puis les choses sont devenues beaucoup plus importantes que ce que nous aurions pu imaginer. Au premier Chemin de Croix nous étions 25, maintenant, il y a des milliers de personnes. C’est comme pour l’Encounter. Et ce n’est certainement pas de notre fait : nous avons un tas de limites, mais nous avons toujours eu la conscience que c’était l’œuvre d’un Autre. C’est une tentative ironique comme l’aurait appelé don Giussani.

En quoi vois-tu qu’il s’agit de l’œuvre d’un Autre ?

Dans le fait qu’il n’y a aucune possession dans ce que nous faisons : si nous devions arrêter aujourd’hui même, nous serions simplement remplis de gratitude pour les moments vécus. Et nous aurions comme unique désir que quelqu’un puisse peut-être trouver une autre forme pour exprimer ce même besoin de culture, de charité et de mission.

Comment l’as-tu vu grandir ? Pas seulement en dimension mais justement aussi en conscience…

Les dimensions sont un fait, imprévu : beaucoup de gens viennent, beaucoup l’attendent, et nombreux nous offrent leur aide. Cette année nous avons atteint le record de bénévoles : 370. Mais ce qui a grandi, c’est surtout notre liberté, à nous, notre petit groupe, qui travaille toute l’année. Je le vois dans la passion avec laquelle nous cherchons le thème, quand nous nous retrouvons à 20-25 en février pendant un week-end et que l’on scrute ensemble l’horizon pour comprendre quel défi nous voulons accepter pour l’année qui vient. Ou bien dans la façon dont nous allons frapper à la porte des personnes que nous voulons inviter. Car nous ne payons personne : nous remboursons le voyage de ceux qui viennent de loin. Ce n’est pas un lieu où l’on vient faire un cachet… C’est un travail culturel, mais c’est aussi un fruit qui a mûri au cours des années.

Et comment cela est-il relié au parcours éducatif que fait le mouvement pendant l’année ?

Le lien est cent fois plus étroit qu’au commencement. Il n’est écrit nulle part qu’il faille faire une chose comme le NYE. Disons que ça ne fait pas partie des modalités classiques par lesquelles on exprime son appartenance à CL. Mais là encore il y a eu une grande liberté car personne n’a de prétention sur personne. C’est une tentative pour approfondir ce qui nous arrive pendant l’année. Bien sûr, c’est une œuvre et nous prenons chacun nos responsabilités. Mais, par exemple, don José Medina, qui est le responsable national de CL, fait partie du “groupe culturel“ qui donne le top départ du travail ; il y a une confrontation permanente, et c’est lui qui s’occupe des préparatifs avec les bénévoles… C’est sûrement quelque chose qui naît du mouvement et qui, de ce que j’en comprends, aide aussi la vie du mouvement, car d’une certaine manière, la perception devient charnelle de ce que veut dire : essayer de juger, essayer de vivre intensément le réel, et porter le défi au cœur du monde.

«Essayer de juger, essayer de vivre intensément le réel, et porter le défi au cœur du monde»

Y a-t-il eu des moments de changement, de pas qui ont marqué une profondeur de conscience ?

La chose la plus décisive a été de sentir la proximité de Julian Carron avec notre tentative. Mais qui nous le fait faire ? Est-ce que l’argent et l’énergie sont bien dépensés ? Ou bien serait-il plus utile de faire autre chose ? Tu as besoin d’un point de comparaison continuel pour ne pas perdre de vue l’origine et pour ne pas te perdre en route. Et nous, avec toutes nos limites, nous réussissons à faire une chose pareille. Peut-être qu’il y a pas mal de choses qui seraient à faire différemment, mais que puis-je te dire… Moi je ne sais faire qu’une chose : je joue de la guitare, ne me demande pas de jouer du piano. Mais nous sommes toujours en train de confronter cette tentative à ce qui l’a engendrés. Et puis tant de rencontres, de faits, d’amitiés…

Par exemple ?

Nos évêques. Ils viennent toujours. Les cardinaux Dolan et O’Malley sont des invités fixes ; Pierre, le nonce aux Etats-Unis, est resté les trois jours cette année ; Bernardito Auza, nonce à l’ONU, a tout fait pour venir au moins une soirée. Et puis Tomasi, et tant d’autres. Pour nous c’est le signe d'une paternité dont nous sommes reconnaissants. Je crois que chez nous, ils se sentent à la fois pasteurs qui accueillent et frères accueillis. Et puis il y a les amis au long cours comme Joseph Weiler. Mais il y a tant de gens qui nous rencontrent et restent liés à nous : Tim Shriver, de la famille Kennedy, président des Special Olympics est venu ici, puis au Meeting de Rimini, et le rapport est continuel tant et si bien qu’il y a deux mois il a été témoin à un benefit event à Washington ; ou bien Michael Brescia, du Calvary Hospital : il était allé à la Med Conference est venu enthousiaste à l’Encounter, et en est reparti encore plus enthousiaste en demandant de rester en contact ; Ou bien David Brooks, éditorialiste au New York Times qui nous a dit quand il est passé l’an dernier : j’ai des amis qui sont venus et qui depuis ne cessaient de me dire que j’aurais du venir… Bref, beaucoup de gens et pas seulement des célébrités. Un des faits qui m’a le plus frappé s’est produit l’an passé. Un des agents de sécurité, juste avant le début, s’approche de moi et me dit : « Excusez-moi monsieur, mais de qui est cette phrase ? » en m’indiquant le titre que nous avions pris de don Giussani : "La réalité ne m’a jamais trahi". « J’aimerais le rencontrer. Vous savez, je n’ai jamais lu quelque chose de plus puissant… ».

À propos d’amis au long cours : monseigneur Lorenzo Albacete, théologien, ami de don Giussani et l’un parmi les responsables de CL ici, a été pour vous décisif. Il nous a quittés depuis trois ans, mais combien a-t-il pesé et pèse-t-il encore pour l’Encounter ?

À sa manière il continue à nous tenir compagnie. Il est clair que le don de son intelligence nous manque. Mais en même temps, le don de son intelligence est toujours avec nous mais d’une façon différente. Et puis chacun de nous avait son propre rapport avec lui, et moi, comme je dis toujours, j’ai plus voyagé avec Lorenzo qu’avec ma femme. Mais c’est une présence qui a maintenant une modalité différente.

Mais qu’as-tu compris de plus pendant ces années sur la valeur du témoignage public ? Que signifie offrir notre contribution au monde ici dans la capitale du monde ? Il est impossible ici de la confondre avec une tentative d’hégémonie, d’influence sur le pouvoir…

Je reviens au Chemin de Croix. En 2002, le premier après le 11 septembre, il y a eu une explosion du nombre de participants. Don Giussani me téléphona et je lui dis : « Tu sais, nous avons fait comme toi à Caravaggio, il y a trois milles personnes ». Et il me répondit : « C’est beau… Mais rappelle-toi qu’il y a 2000 ans, à cette heure-là, ce jour-là, il n’y en avait que deux qui étaient restés fidèles à Jésus. Et ce qui est arrivé aujourd’hui advient seulement parce qu’il y avait ces deux là ».

C’est plus ou moins comme après la présentation du Sens Religieux à l’ONU en 1997, quand il a dit à ceux qui étaient euphoriques à cause du succès, qu’il ne fallait pas faire de programmes, mais rechercher sa propre conversion…

Justement. Le noyau de la question est ta conscience. Quand nous étions au Clu, il nous disait de temps en temps : « Si l’ange de la mort venait et emportait tous les autres, tu recommencerais tout depuis le début ? ». Selon moi, notre force est celle-ci : chacun de nous recommencerait depuis le début. Pour la beauté de la vie que nous avons découvert en rencontrant le mouvement, et non pas pour des choses à faire. Quand je suis arrivé en Amérique, il y a presque 25 ans, j’étais habitué à une certaine manière de vivre : les rencontres, les assemblées, les initiatives publiques… Ici, tout d’un coup, je n’avais rien à faire. Quand la vie se vide des formes, ou tu redécouvres sans cesse la vitalité de l’origine ou tout s’arrête.

« Chacun de nous recommencerait depuis le début, pour la beauté de la vie que nous avons découvert en rencontrant le mouvement »

L’Encounter aussi après dix ans peut devenir une habitude…

Grâce à Dieu, pas encore, à tel point que ce week-end est pour moi le plus beau de l’année. Et nous nous amusons aussi. Je me fatigue car je suis vieux, mais je m’amuse comme un fou.

Est-ce que tu peux dire que tu as grandi au cours de ces années ?

Bien sûr. La joie a grandi. Et à mon avis, pour une chose de ce genre, c’est le fruit le plus beau, car cela veut dire qu'il te permet de garder le cœur pauvre et simple, alors que moi, de moi-même, je ne suis ni pauvre ni simple. Dans un message que Giussani envoya il y a tant d’années au pèlerinage de Macerata-Loreto, il disait que la compagnie t’arrache du néant dans lequel tu tomberais. Et bien voilà, le NYE m’arrache continûment du néant dans lequel je tomberais. Non pas parce qu’il me fait faire des choses mais parce qu’il me donne la joie

On baisse le rideau de cette édition : qu’est-ce qui vous fait dire que ça s’est bien passé plutôt que le contraire ?

La même unité de mesure que ce que je viens de dire maintenant : c’est notre joie. Comme quand tu te regardes en face et que tu dis : « Bah, le portefeuille est plus vide, mais le cœur est plus plein… ». Nous sommes réalistes et nous regardons bien si nous pouvons faire encore un pas ou non, mais pleins de gratitude, car qui est capable de faire une chose de cette nature ?