Il n'y a qu'un seul chemin

Après sept années de guerre, la tension est encore très vive. « Pour une cohabitation future, il faut une expérience crédible dès aujourd’hui », nous dit depuis Damas, le père Bahjat Karakach, un des quatorze franciscains présents dans le pays
Giorgio Paolucci

Une guerre infinie, qui a coûté jusqu'à présent plus de 500 mille morts, plus d’un million de blessés, et onze millions de déplacés éparpillés dans les pays limitrophes – Turquie, Liban, Jordanie – ou dans d’autres zones du pays : en clair, quatre syriens sur dix ne vivent plus dans leurs maisons.

Après la conquête d’Alep par l’armée en décembre 2016 – ce qui semblait être le prélude de la fin des hostilités – les combats se sont poursuivis avec plus ou moins d’intensité jusqu'à la récente escalade dans le Nord de la Syrie avec l’intervention massive de la Turquie pour empêcher la consolidation d’une enclave contrôlée par les forces kurdes, et surtout dans la région de Damas où les différentes formations rebelles ont pris en ligne de mire depuis des semaines différents quartiers de la capitale.

« En janvier des missiles tirés par les rebelles ont touché des églises à Bab Touma, un quartier à majorité chrétienne, et d’autres ont touché des enfants aux heures de sortie des écoles ». Le père Bahjat Karakach parle avec la mort dans l’âme. Il est originaire d’Alep, gardien du couvent de la Conversion de Saint Paul à Damas et curé de la communauté latine locale composée de 250 familles. « La tension est au plus haut : aux attaques au compte-gouttes programmées pour semer la terreur et augmenter l’instabilité, a suivi la controffensive de l’armée d’Assad pour libérer du contrôle des rebelles la zone de la Ghouta, quartier à la périphérie orientale de la ville ».

Le père Karakach est un des 14 frères franciscains présents en Syrie, héritiers d’une tradition ininterrompue depuis 800 ans et qui en ces temps dramatiques ont choisi de rester en partageant les besoins les plus élémentaires de la population : avec l’aide de volontaires laïcs ils soutiennent quatre centres d’accueil dans la capitale, à Alep, Latakia et Knayeh ; ils offrent de quoi dormir, des repas, une assistance médicale, des vêtements et aident les réfugiés à réparer les maisons et à rechercher des solutions de logement.

« Le peuple désire la paix, cette guerre ne sert que les ennemis de la Syrie, que ceux qui veulent la conquérir », continue le franciscain : « Malheureusement, l’opinion publique occidentale n’est pas en condition pour comprendre ce qui nous arrive réellement, parce que les médias donnent une représentation déformée de la réalité. Par exemple, il y a eu une grande emphase sur l’offensive violente déclenchée par l’armée pour libérer la Ghouta du contrôle des rebelles, en se taisant sur le fait que c’était la réponse aux attaques de missiles qui touchaient depuis des mois de nombreux quartiers de Damas. Nous devons être réalistes, après sept années de guerre, qui peut aujourd'hui encore garantir une Syrie unie si ce n’est le gouvernement. Les groupes djihadistes sont une composante essentielle de l’opposition armée et luttent pour l’instauration d’un état islamique. C’est un objectif qui est la négation de la cohabitation entre diverses identités, ce qui caractérise notre pays depuis des siècles ».

ÉPURATION ETHNIQUE
Selon le père Karakach, les priorités dans les négociations qui se poursuivent malgré les combats, sont au nombre de deux : « Avant tout, il faut sauvegarder l’unité de l’état, et donc empêcher une fragmentation sur des bases ethniques qui serait artificielle, antihistorique, en dehors de la réalité. En Syrie, il n’y a pas de zone entièrement sunnite ou chiite ou chrétienne. On ouvrirait ainsi la voie à une épuration ethnique qui conduirait à la destruction définitive de la mosaïque syrienne. Il faut soutenir l’action de ceux qui veulent conserver l’unité territoriale et faire en sorte que la diplomatie internationale continue à tisser la toile de négociations très compliquées mais nécessaires. La seconde priorité est le maintien de la laïcité : un état basé sur les confessions religieuses serait une véritable calamité pour la société syrienne et pour tout le domaine méditerranéen. Seule une constitution laïque peut être le terrain sur lequel reconstruire une société qui respecte toutes les composantes religieuses et politiques ».

Après sept années de dévastations, il y a des ruines à enlever sur les routes et dans les cœurs. Les violences, les trahisons, les délations ont nourri la suspicion réciproque, la méfiance envers "l’autre". Des centaines de milliers de familles ont perdu des maris et des fils, tant d’enfants sont traumatisés par les bombes et les massacres auxquels ils ont assisté. D'où peut-on repartir pour soigner des blessures aussi profondes ? « Il faudra beaucoup de temps pour digérer ce qui est arrivé. Aujourd'hui, les efforts principaux se portent sur les nombreuses et graves urgences matérielles, mais pour que la renaissance soit durable, il faut se focaliser sur l’instruction et l’éducation. Nous ne devons pas oublier de prendre soin de notre troupeau, mais nous voulons travailler pour tout le monde, pas seulement pour "les nôtres". Dans la paroisse, nous travaillons à un projet de soutien psychologique pour les plus petits, pour les aider à reprendre confiance dans la vie : 70% d’entre eux sont musulmans. De manière générale, il y a un énorme travail à faire, que ce soit pour remettre sur pied les structures – un million et demi d’enfants ne vont plus à l’école, un tiers des édifices ayant été détruits -, ou pour témoigner et diffuser les valeurs de la cohabitation, de la paix, du dialogue. Seulement ainsi on pourra arriver à une réconciliation nationale ».

ANANIE

Une brique petite mais importante dans la logique de reconstruction humaine et sociale est aussi en préparation dans le quartier où se trouve le couvent du père Karakach : un centre culturel qui accueillera des spectacles de théâtre, des expositions, des concerts de musique classique, un cinéma, des présentations de livres, des activités pour les enfants, une aide aux devoirs pour les jeunes du quartier, des espaces de travail pour les universitaires. Un espace multiforme soutenu par l’association Pro Terra Sancta, ouverte au dialogue avec tous. Le centre prendra le nom de Saint Ananie pour rappeler le disciple qui a accueilli Saul après sa rencontre avec le Christ sur le chemin de Damas. « Ananie craignait de rencontrer un homme qui avait la réputation d’être un ennemi de la communauté chrétienne, mais finalement il fit confiance en ce que Dieu lui demandait et il le traita en frère. Aujourd'hui aussi les chrétiens ne doivent pas succomber à la peur. Ils doivent affronter le défi de la rencontre de l’autre, travailler avec tous et vivre la foi comme un don pour chaque homme. C’est ce que nous a enseigné Saint François, c’est ce que font depuis des siècles les frères de la Custodie de Terre Sainte, c’est ce dont témoigne le pape qui porte son nom et qui nous exhorte à le faire ».

TÉMOIGNAGE NU
Les résistances à de telles ouvertures ne manquent pas d’autant que l’histoire de l’Église syrienne est meurtrie par les martyres qui ont perdu la vie pour témoigner de leur foi. Mais le père Karakach est convaincu qu’il n’y a pas d’autre voie pour vivre en protagonistes pendant cette période mouvementée de la société syrienne. « C’est là que l’on mesure la consistance de notre foi et la capacité à se fier à Dieu avant nos propres forces et nos projets. Le témoignage nu peut sembler inefficace, une arme ridicule pour combattre le virus de la méfiance, quelque chose de trop faible pour abattre les murs de l’hostilité réciproque qui se sont construits pendant ces sept années ».
Et pourtant il est témoin de tant d’épisodes qui disent le contraire : « Par exemple, les personnes musulmanes touchées par notre façon d’être au service de tous et qui nous disent : "Vous, vous êtes différents". Et certains décident de comprendre ce qu’il y a au fond de cette diversité, et arrivent à connaître le Christ et à demander le Baptême. Ils sont d’abord touchés par l’humanité avant de l’être par les paroles. Les petits gestes de partage sont un grand investissement humain pour le futur de la Syrie. Nous ne pouvons pas proposer une hypothèse de cohabitation pour demain, si nous ne construisons pas – dès aujourd'hui – une expérience qui la rende expérimentable et crédible ».