Pourquoi nous restons là

Trois jeunes racontent comment ils vivent dans le pays que des milliers de leurs concitoyens fuient chaque jour. « Dans ce chaos, beaucoup sont à la recherche de quelque chose. Nous l’avons trouvée et nous voulons y rester fidèles »
Davide Perillo

« Face au drame que nous vivons, au manque de nourriture, de médicaments et de travail, je me trouve devant une question : que faire dans la situation que vit ce pays ? Comment puis-je l’aider ? ». Silence. Un instant et puis un sourire fleurit sur le visage de Carlos. De manière étonnante, il n’est absolument pas amer : « Fondamentalement, c’est la raison pour laquelle je ne pars pas : je comprends que j’ai une mission et je me sens appelé à rester. A donner ma contribution ici ».

Ici, c’est le Venezuela qui s’enfonce dans le cauchemar de l’après-Chavez. L’inflation à 7000 pour cent (mais certains disent le double), les rayons perpétuellement vides, la faim (des rumeurs affirment que les Vénézuéliens ont perdu huit kilos chacun, en moyenne), l’absence de médicaments qui fait exploser la mortalité infantile (+30% en deux ans). La violence diffuse et l’impuissance civile, la paralysie de la situation politique qui fait supposer que les élections du 20 mai n’y changeront rien. Une réalité difficile à supporter. « Nous sommes devenus une terre étrangère pour tout le monde », ont écrit les évêques en mars. Cette terre, beaucoup la fuient : quarante mille par mois, selon les dernières estimations. A la fin de l’année, les expatriés seront au moins trois millions.

LA PREMIÈRE FOIS
Carlos, 23 ans, avocat, ne sera pas l’un d’eux. Ni ses amis assis autour de la table du petit-déjeuner : un autre Carlos, qui travaille dans la formation professionnelle, et Ernesto, étudiant en économie. Ils sont venus au Brésil pour l’Aral, l’assemblée des responsables de CL pour l’Amérique latine. Trois journées intenses de rencontres et de témoignages qui ont pour titre : « Recuperar o inicio » et qui servent au fond à cela, à voir si et comment la foi aide à vivre partout, à respirer partout. Même là où tout vient à manquer.

Ernesto l’a raconté au micro pendant l’assemblée. Il a parlé des exercices spirituels des universitaires (ils étaient une cinquantaine, deux fois plus que l’année précédente), de la caritative, des amitiés tout juste nées mais déjà attentives à l’essentiel. C’est le cas de Maria, venue pour la première fois et qui, le soir, tout de suite après l’introduction, s’est approchée de lui avec des larmes dans les yeux : « Je veux rester toujours avec vous ». Cela lui a rappelé « une phrase prononcée par un ami, il y a trois ans, et qui me revient souvent en mémoire : ‘L’espoir, pour le Venezuela, est le fait qu’existe ici et maintenant une communauté chrétienne vivante et joyeuse’ ». Eux sont vivants et joyeux. Dans un pays où cela semble impossible. Pourquoi ?

« Depuis mes études à l’université, j’ai pensé que nous avons une mission dans la société et que nous devons donner notre contribution à travers ce que nous faisons », dit Carlos. « Mais maintenant, je me rends compte que cette contribution est liée au Christ. » Dans quel sens ? « Au Venezuela, beaucoup ont besoin d’argent et prennent la fuite. Mais le chemin que nous faisons me fait comprendre que la vie ne se limite pas à cela. Tu vois, je travaille dans une multinationale à deux rues de chez moi : un emploi de rêve surtout dans un moment pareil. Mais je me rends compte que le bonheur ne se réduit pas aux avantages que donne un travail de ce genre. Même quand tu les as, il te manque quelque chose : il y a comme une insatisfaction qui ne me laisse pas tranquille. »

Il l’a mieux compris dans le dialogue avec une amie : « Carlos, si la vie n’était que cela, le diplôme, trouver un emploi et toucher sa paie, tu serais la personne la plus heureuse au monde. Mais ce n’est pas le cas. Alors, qu’est-ce qui te manque ? ». Il est en train de chercher un autre travail qui lui permette d’aider davantage les autres. « Mais surtout, j’ai commencé à me demander : ‘Pourquoi suis-je ici ? Dans quel but ?’ » Des questions partagées avec les amis à l’Ecole de communauté. « J’aurais aimé trouver un endroit où les poser quand j’ai commencé à étudier. » Aujourd’hui, il existe : ce sont les visages qu’il a autour de lui.

LE MOULIN
Un de ces visages est celui de l’autre Carlos, même âge, qui organise des cours pour donner un métier aux pauvres, « et ensuite nous les suivons pour les aider à mettre sur pied une activité. C’est beau de voir des personnes qui se remettent en chemin ». A l’exemple de cette femme qui a demandé de l’aide pour acheter un petit moulin pour le maïs : chose quasi impossible dans un pays où tout passe par le marché noir. « Mais nous avons réussi, elle a augmenté sa production de 20 à 80 pâtes à maïs par jour et maintenant elle veut s’acheter une casserole. Et un autre a pu créer son atelier. » Et toi ? « Moi je les regarde et je me rends compte que la peur que j’avais au départ était souvent causée moins par la situation elle-même que par l’idée que je devais faire d’autres efforts par moi-même. En étant ici, par contre, j’ai eu envie de relever à nouveau le défi, d’affronter tout ce qui nous arrive. Ce qui importe, c’est d’être aidé à vivre pleinement la réalité : ne pas fuir, mais aller au fond des choses, au cœur du problème ».

Quand tu demandes à Ernesto s’il n’a jamais songé à s’en aller, il sourit. « Non, jamais. » Pourquoi ? « Tu vois, l’année où cet ami m’a parlé de ‘la communauté chrétienne vivante et joyeuse’, j’ai entendu le témoignage de Père Ibrahim au Meeting de Rimini ». C’est le curé de la paroisse catholique d’Alep, une ville martyrisée par la guerre. « J’ai commencé à chercher des infos sur lui, nous nous sommes écrits. Une fois, il a raconté qu’une bombe était tombée sur son église. Au milieu des débris, ils ont récupéré un fragment de la bombe, l’ont décorée de fleurs et ont prié pour ceux qui l’avaient lancée. Voir qu’on peut prier pour ceux qui font du mal m’a beaucoup frappé. Comme sa joie. Alors j’ai pensé que c’est ce que je désire pour moi, ici où je suis. »

La foi. Et un endroit qui aide à la vivre, maintenant. « Même au milieu de la crise, je vois que quelqu’un prend soin de moi. » Ainsi est né un ‘journal de la crise’ qu’un ami lui a suggéré d’écrire chaque jour : « C’était pendant les manifestations, l’université avait fermé et c’était frustrant, car je me sentais inutile. Il m’a dit : ‘Tu aimes la littérature, non ? Alors, lis beaucoup. Et écris chaque jour quelque chose’ ». C’est devenu un travail. « Je ne reste pas au Venezuela pour faire un sacrifice et pour souffrir. Non, la raison est que, au milieu de tant de difficultés, il y a Quelqu’un qui désire que je sois heureux. Quand tu vis une amitié pareille, tu te passionnes. »

L’ÉCOLE DE MUSIQUE
Cette passion se communique, s’il est vrai que la communauté des universitaires de CL au Venezuela, a doublé en une année : pourquoi ? « C’est un don de Dieu, répond Ernesto. Quelque chose que Lui a fait. Evidemment, tu prends des risques : tu invites les gens et tu fais confiance à la liberté de l’autre. Mais c’est Lui qui fait ». Comme pour Maria. « Ou un couple de fiancés transportés par ‘quelque chose de beau’. Participer à un geste soigné, à un moment de beauté est une chose rare au Venezuela aujourd’hui. Ici domine le chaos. » C’est vrai, mais à cause du chaos « beaucoup dans notre pays sont à la recherche de quelque chose », dit Carlos. « Nous qui l’avons trouvée, nous avons l’obligation d’y rester fidèles. Les gestes que propose le mouvement me permettent de me recentrer, de Le rencontrer à nouveau. Beaucoup de nos amis nous ont demandé de les inviter. Les Exercices du Clu ont été une ouverture pour nous. Après, beaucoup m’ont demandé : ‘Mais pourquoi est-ce que je ne vis pas comme vous ?’ ».

Une rencontre et une demande qui s’éveille. Il faut repartir de là, toujours. On peut reconstruire à partir de là. Aussi dans un pays qui semble avoir perdu l’espérance. Mais comment voyez-vous le futur ? Comment vous imaginez-vous dans cinq ou dix ans ? « Je voudrais créer une petite école de musique pour les jeunes, répond l’autre Carlos. C’est l’âge auquel on est le plus souvent rebelle sans vraie raison. La musique éduque, c’est un moyen pour montrer à quel point la vie est grande et comment on peut en profiter. C’est un bon moyen pour se rencontrer : quand je vivais à Merida, je rencontrais chaque semaine d’autres jeunes. Chavistes ou non. On parlait beaucoup de politique, mais la musique nous tenait ensemble ». C’est un chemin, voilà le point décisif. « Et l’intéressant du chemin est qu’il te met au défi de ne plus regarder les choses avec aigreur, à avoir un regard plus ample, dit-il encore. Mon problème, ce ne sont pas les politiciens là-haut, mais les personnes qui peuvent rencontrer quelque chose de décisif pour leur vie, comme ce fut le cas pour moi. »

Ernesto approuve. Il dit ne pas penser beaucoup au futur. « Mais l’autre jour, un ami me donnait un exemple : ‘C’est comme se trouver devant un arbre. De près, tu vois qu’il est beau. Puis tu regardes de loin, tu vois qu’il est entouré de fleurs bleues tombées de l’arbre lui-même. Tu t’approches à nouveau et tu remarques que des oiseaux y ont fait leur nid, que les fleurs ont toutes une tonalité différente… Il faut être patient. » Et la patience, c’est quoi pour toi ? « Pas une position passive face à la réalité, du genre : ‘Je m’assieds ici et j’attends de voir ce qui va se passer…’ La patience est ce qui est écrit sur les t-shirts des volontaires de l’Aral : s’arrêter et regarder. » Et récupérer le début de toute l’histoire, continuellement.