« Porter la vie là où règne la mort »

À Pata-Rat, parmi les baraques de ceux qui vivent dans la décharge. Et à Bucarest, avec les orphelins qui ont ému le pape par leurs demandes. Nous sommes allés voir comment travaille l’ONG roumaine qui mise tout sur la famille et sur l’éducation
Alessandra Stoppa

Madalina, seize ans, porte sa fille d’un an dans ses bras. Elle est enceinte de son deuxième enfant. Les quatre autres enfants sont ses frères. Elle parle peu et sourit, les yeux baissés. Elle s’est mis du rouge à lèvres. Elle dit qu’elle va bien, qu’ils vont bien, dans leur baraque qui, comme les autres, n’est qu’un amas de tôle, de plastique et de carton. Le toit est constitué de deux vieilles portes en bois, et des semelles de souliers servent d’isolation. Elle ne bouge pas de là, et malgré sa jeunesse, elle est persuadée de n’être bonne à rien. Mais que les plus petits aient un avenir, « ça, oui, nous l’espérons ».

À sept kilomètres du centre de Cluj, la deuxième ville la plus peuplée de Roumanie, il y a Pata-Rat. Une décharge plongée dans le silence et l’air glacé et âcre, survolée par une nuée d’oiseaux noirs. Au pied de cette montagne d’immondices vivent trois-cent-cinquante familles, entassées dans des tentes et des baraques, comme Madalina : ici, que ce soit la terre ou les personnes, tout semble déchiré, en lambeaux, comme ces déchets soulevés par les bulldozers. Les gens ramassent du verre, du plastique et du fer qu’ils revendent pour gagner jusqu’à 100 lei (20 euro) en une journée… si tout va bien. Pour l’instant, la neige atténue l’odeur irrespirable de cet endroit plein de chiens errants et d’enfants de tout âge, aux visages crasseux et magnifiques. Les plus grands espèrent qu’on les regarde tandis qu’ils font leurs cabrioles sur un matelas détérioré qui traîne dans la boue. Madalina remercie les assistantes sociales qui l’ont amenée ici, parce qu’« ils aident nos enfants ».

Pata-Rat est un des fronts d’aide du “Fdp-Protagonisti în educatie”, l’ONG roumaine née il y a vingt ans, dont l’histoire a été marquée par la rencontre avec les enfants de l’orphelinat de Vidra, à la périphérie de Bucarest, en août 1998. Ce sont eux qui, dans une audience privée, ont ému le pape François par leurs demandes. Parmi les projets de l’association, figure celui de Pata-Rat ; elle dispose ici d’une unité mobile et d’un container. Les personnes de l’association ont du mal à expliquer aux gens le travail qu’ils font : « Pour comprendre, il faut venir voir. Parce qu’il s’agit d’un autre monde », dit Simona Carobene, la directrice du Fdp. Avec elle, il y a Alexandrina, la responsable, et deux jeunes assistantes sociales, Ana et Angel, qui travaillent sur le terrain. Pour la plupart des gens, cet endroit n’existe pas ; si les médias en parlent, c’est en termes de problème environnemental. Elles, en revanche, accueillent chaque matin les plus jeunes enfants de la décharge dans leur container, leur préparent le petit-déjeuner et font ensemble les choses les plus simples : jouer, apprendre aux enfants la valeur de l’eau, leur apprendre à se laver, à s’habiller, à dormir.

IL LEUR FAUT DU TEMPS
À vingt minutes en voiture, se trouve l’école maternelle où l’équipe amène les plus grands. C’est une école spéciale, en collaboration avec la commune : « On ne les accepterait pas dans les maternelles normales », dit Alexandrina. Le premier jour, les institutrices pleuraient devant les réactions des enfants face au choc provoqué par le passage de la décharge à la maternelle. Tout est sur-mesure, conçu spécialement pour eux, du programme de repos – les enfants s’endormaient devant leur assiette – à la machine à laver : au début, on leur mettait des vêtements propres et on fourrait les sales dans un sac qu’ils devaient rapporter chez eux. Mais c’était gênant, et on a fini par acheter des machines industrielles qui lavent et sèchent leurs vêtements sales.
« Il a fallu du temps pour que les parents nous fassent confiance et comprennent la valeur de l’école pour leurs enfants », poursuit Alexandrina : « Au début, nous allions chaque matin de famille en famille pour essayer de les convaincre à nouveau ; maintenant ce sont les mamans qui les amènent à l’autobus ». Angel nous raconte que même si cela peut sembler paradoxal, le soir, quand il rentre chez lui, il est reposé : « Ce travail me rend plus humain. Il m’aide à regarder les choses comme elles sont, sans prétention ». Ce qui pousse Ana à continuer, c’est « de voir comment les enfants me regardent. Ils sont si affectueux parce que nous leur consacrons notre temps », et elle conclut : « Il leur faut du temps ». Alexandrina ajoute : « Il faut être patient dans l’éducation. Il faut travailler sur l’aspect communautaire plutôt que d’appliquer des solutions immédiates », des plus saines aux plus atroces, comme la stérilisation. « Nous verrons sans doute les résultats dans dix ans, ou nous ne les verrons peut-être pas, mais si on n’éduque pas, rien ne bougera ».

LES RÊVES
L’éducation, c’est ce même défi, lent et imprévisible, que celui d’il y a vingt ans, face aux enfants de l’orphelinat de Vidra. Durant toutes ces années, leur besoin a transformé le travail de l’ONG : la difficile recherche de leur famille d’origine, les maisons d’accueil, la tutelle, une entreprise sociale, l’acquisition d’appartements où ils peuvent vivre maintenant qu’ils sont adultes. Certains ont des enfants, ce qui complique la recherche d’un travail et d’un logement : ils sont fragiles ou handicapés et les gens se méfient. Mais ils sont en train de devenir adultes et indépendants, petit à petit.
Carmen est assistante sociale. Elle se rappelle les avoir connus quand ils étaient plus jeunes : « C’étaient des rebelles, mais ils attendaient quelque chose ». Chaque jour, ils se présentaient au bureau : « Et nous, qu’est-ce que nous faisons aujourd’hui ? » Leur attente l’a changée, lui a fait désirer toujours plus pour ces jeunes. « Nous sommes une grande famille », dit-elle. Ici, où l’effondrement familial traverse les générations, le malaise est aussi vieux que la rupture des liens provoquée par le régime, quand les parents trop pauvres laissaient les enfants à l’état qui prétendait les éduquer. « Aujourd’hui, il s’agit surtout d’une pauvreté relationnelle », dit Simona. « Il y a un manque de confiance. »

La Roumanie est l’état européen qui compte le pourcentage le plus élevé d’abandons : les statistiques parlent de 57 000 enfants, dont 20 000 se retrouvent dans des instituts. Chaque année, mille bébés sont abandonnés à la naissance. Et il y a presque 19 000 « orphelins blancs », dont les deux parents sont des immigrés, et leur nombre ne cesse d’augmenter. Impensable dans un pays européen. Mais la destruction vient de loin et ne peut se résoudre avec des subventions. Les orphelinats encore existants sont un scandale pour l’Europe qui demande leur fermeture sans qu’il n’y ait de soutien aux familles : on se contente de donner des encouragements sans la moindre proposition éducative.

Au siège central du Fdp à Bucarest, nous rencontrons quelques-uns des vingt employés. Pour eux, ce travail est « une expérience de vie » ; ils le disent plusieurs fois et c’est la raison pour laquelle ils ont tous, même la directrice, accepté un temps partiel. Une ONG a du mal à survivre, surtout si elle décide de se passer des fonds européens. « Souvent, les projets ne suivaient pas la réalité », explique Simona. « Mais surtout, cela exigeait un niveau d’organisation et un travail bureaucratique qui prenait – nous l’avons calculé – environ 40 % de notre temps, réduisant de fait le temps passé avec les personnes pour qui nous travaillions ». Être avec est l’essence de leur méthode. Alors le Fdp préfère prendre un risque en travaillant avec des dons privés et d’autres fonds sporadiques : « Suite à cette décision, un réseau d’aide s’est mis en place, car le besoin nous fait bouger et fait bouger aussi la réalité qui nous entoure, des institutions aux particuliers ». Pour Simona, il est essentiel de « travailler en collaboration avec d’autres plutôt que d’être autoréférentiel. Cela ouvre des horizons impensables. Et il arrive toujours quelque chose d’imprévu ». Un don inattendu, ou un couple d’amis italiens qui décide de ne pas faire de fête pour leurs noces d’argent afin de payer le loyer d’une famille pauvre.
Adi est l’administrateur, mais son lien avec l’association date du temps où, avec sa femme, Gabi, ils vivaient dans une des maisons d’accueil pour les jeunes de Vidra. « Avec eux, nous avons appris à répondre, nous avons grandi ». Quant à Dorin, elle est la psychologue qui s’occupe du projet soutenu par la Fondation Real Madrid : le foot comme instrument de développement et d’inclusion sociale pour 65 jeunes dont les parents sont emprisonnés, malades ou pauvres. Nous allons les trouver au Faur, une zone postindustrielle où on a construit des maisons et des baraques sur d’anciennes voies ferrées. Les parents sont pratiquement tous analphabète. Leur grand rêve est que leurs enfants puissent étudier. Les enfants, eux, ne rêvent que d’intégrer une équipe de foot. « Nous leur faisons comprendre qu’ils doivent toujours avoir un “plan B”… », dit Dorin avec tendresse.

Elvira et Gheorghe nous font entrer dans la cabane croulante où ils vivent avec leurs quatre enfants. Ionut, le cadet, pieds nus sur le sol en terre, nous sourit timidement. Il a un problème à la jambe, alors que son père a un gonflement au visage et sa mère une hernie. Mais ils n’ont pas d’assurance maladie et ne vont pas à l’hôpital parce qu’ils n’ont pas de « vêtements convenables ». On parle avec eux de ce qu’ils pourraient faire. Ainsi, les entraînements de foot sont pour cette famille l’occasion d’un rapport avec Dorin, qui prend tout à cœur : la santé, le travail, les relations familiales. Un peu plus loin, Florin et Ana Maria, avec leurs fils Andrei et Cristian (tous dorment ensemble dans le même lit), parlent de leurs dettes et du fait qu’ils n’ont pas envoyé leurs enfants à l’école depuis deux mois parce qu’ils n’avaient pas de goûter. Il parle aussi de cette « grande joie », qu’est le voyage de leur fils aîné à Madrid, grâce au projet du foot.

LE NOCES D’ALINA
Ce sont des familles pauvres, mais qui n’abandonneraient jamais leurs enfants. Maria est la maman de deux enfants plus grands qu’elle : elle souffre de nanisme. Ses enfants, eux, souffrent d’un retard mental. Elle est seule à les élever. À un moment donné, elle a craqué, mais grâce au Fdp et à un réseau de volontaires, elle a pu s’en sortir. On l’accompagne depuis trois ans. « J’ai complètement changé », dit Maria, heureuse, appuyée contre une machine à laver toute rouillé à côté du lit. « Pas du point de vue matériel, mais de comment je me sens. Je suis certaine de pouvoir avancer dans la vie ».

Les ex-orphelins ont souvent du mal à être père et mère. Parfois à cause de la jalousie envers leurs propres enfants, qui ont ce qu’ils n’ont jamais eu : des parents. Puis nous rencontrons Costica, qui a épousé Alina en novembre. Sur la photo de leur mariage, ils ont l’air de deux gosses habillés comme des adultes, car ils sont restés petits de taille comme c’est souvent le cas des enfants abandonnés. Alina, qui a un handicap, est maintenant enceinte. « La colère qui habitait Alina était immense, plus que toutes les personnes que j’ai connues », dit Simona. Mais Costica a commencé à l’aimer, et elle a commencé à changer. Je dois beaucoup à ces jeunes ». Elle se souvient comment le pape François les regardait. « Il les connaissait mieux que moi ».

Stefy n’a pas pu aller voir le Pape. Son état avait empiré. Elle est morte le 23 janvier, le rosaire béni par le pape François autour du cou. « À la fin, elle était tellement reconnaissante », raconte Simon. « Elle qui toute sa vie avait été en colère ». Elle n’avait personne en dehors de sa mère qui était en prison pour avoir tué son père. Il fallait la changer deux ou trois fois par heure, mais ici les infirmières ne le font que contre un pourboire. « Alors c’est nous qui passions la nuit avec elle. Mais lorsqu’elle est arrivée au stade terminal de sa maladie, on ne nous a plus laissé rentrer : "Vous n’êtes personne", nous disait-on ». On ne voulait même pas leur remettre son corps, qui aurait terminé dans une fosse commune. « Nous avons travaillé jour et nuit pour leur présenter tous les documents attestant de notre lien avec elle ». Finalement, ils sont parvenus, avec l’aide de beaucoup d’autres, à lui organiser des funérailles. « Ça a été une lutte », ajoute Iulia, assistante sociale. « Mais ce fait nous a révélé un besoin urgent : la nécessité de nous préparer à accompagner les personnes jusqu'à la mort, pour qu’ils ne soient pas seuls et puissent avoir une sépulture digne ».

TENTATIVES
« Porter la vie, là où règne la mort. C’est ce que Jésus fait », lui avait dit le pape. Et à la demande qui l’avait fait pleurer (« pourquoi cela nous arrive-t-il ? »), il avait répondu : « Le "pourquoi" est une rencontre qui guérit, qui donne l’étreinte de la guérison ». Celui qui a souffert, qui a beaucoup souffert, cherche encore plus les satisfactions immédiates pour pallier à cette douleur profonde. Cela rend les jeunes « imprévisibles » et rend « le temps si nécessaire », dit Simona. Un temps sans échéance, sans bilan, gratuit. Elle se rappelle une amie qui, lorsqu'elle lui parlait de ses « tentatives ironiques », lui a répondu : « Pourquoi parles-tu de "tentatives ironiques" ? Tout y est déjà. Comme toi tu as été regardée, ainsi eux aussi sont regardés par toi. Indépendamment de la forme que cela prendra ».