Meeting. La force des choses

Emilia Guarnieri, la présidente, explique pourquoi le Meeting trouve à la fois son origine dans les contestations de mai 68, et dans la "révolution" proposée par don Giussani, à laquelle renvoie le titre de cette année... ("Tracce", juillet/août 2018)
Davide Perillo

L’attrait de Mai 68, nous l'avons ressenti, sans aucun doute. L'anticonformisme, le désir de justice, l'idée de vérité..., ce sont des choses qui ont marqué l'expérience de la Gioventù Studentesca et qui, logiquement pouvaient nous attirer. Le meeting de Rimini trouve en partie son origine dans ce moment historique. Quant à la phrase choisie comme titre de l'édition 2018, don Giussani l’a prononcée en ces jours-là : interrogé par un jeune de GS qui se sentait attiré par le mouvement de contestation, il s’est vu obligé de prendre position et lui a dit : "Les forces qui changent l'histoire sont les mêmes qui rendent l'homme heureux". Mais un autre fait lie le fondateur de CL, à Rimini et à cette année-là.

Cela est très bien raconté au chapitre 14 de la Vie de don Giussani, biographie signée par Alberto Savorana : le contexte général, l'attraction exercée sur le mouvement étudiant, l’abandon de GS par la plupart des jeunes... mais aussi ce petit groupe qui a tenu bon malgré tout. En réponse aux « petits chefs » qui disaient de don Giussani : "Laissez-le tomber, désormais ce n'est plus qu'un vieux qui répète tout le temps les mêmes choses !", ils l’ont invité à passer quelques jours avec eux dans une petite maison de campagne, à Torello en Romagne.
Or, de ce séjour, don Giussani est revenu avec une idée qui a marqué un tournant dans son histoire personnelle comme dans celle de CL : il n’était plus possible de parler de christianisme aux jeunes en se référant à la « tradition », car ce mot désormais était vide de sens. Il fallait partir uniquement de l’attrait d’une Présence. Les jeunes qui, à ce moment-là, n’avaient pas compris grand-chose, décidèrent alors de rester. Il s’agissait, plus ou moins, du groupe qui, des années plus tard, allait mettre sur pied le Meeting, notamment Emilia Guarnieri, présidente de cette « kermesse » depuis 1993.

En 68, elle étudiait à Bologne, avec d’autres amis de GS, dont Antonio Smurro, qui allait devenir son mari. « Nous avons éprouvé un élan d’enthousiasme. La liberté, la rupture avec l’académisme un peu moisi que l’on respirait à l’université…, tout cela nous intéressait ». Mais pourquoi n’êtes-vous pas partis comme tant d’autres ? « Parce que GS pour nous était quelque chose qui comptait, une amitié qui avait du poids. Nous ne comprenions peut-être pas comment et, d’ailleurs, elle ne nous aidait pas toujours à exprimer un jugement sur la réalité. Mais nous avions vécu cette expérience que la vie, sans ce que nous avions rencontré, aurait été moins belle ». C’était une expérience concrète, personnelle : « Je ne le raconte pas souvent mais, Antonio et moi, un an et demi auparavant, nous étions partis pour diverses raisons, liées à certaines amitiés. Mais nous nous sommes vite rendu compte que quelque chose nous manquait. On étouffait ! Si bien que, au bout de quelques mois, quand quelqu’un nous a tendu la main, nous sommes revenus ».

Cette « main », c’était des liens d’amitié, comme avec don Giancarlo Ugolini, qui « venait nous rendre visite tous les samedis à Bologne ; et nous lisions ensemble les Lettres de Saint Paul ». A cette époque, ils voyaient beaucoup moins don Giussani « mais j’avais gardé une de ses phrases en tête, depuis que je l’avais rencontré dans l’ascenseur aux « trois jours » de GS, les tout premiers, en 1963. Il m’avait demandé : ‘Comment ça va ?’ Et moi qui me sentais un peu comme ci, comme ça, j’avais dit : ‘Bof, je n’avais même pas envie de venir’… Alors, don Giussani m’avait souri et répondu : ‘Mais maintenant, tu es là’. Voilà ! Ce maintenant tu es là, je l’ai encore gravé dans la tête. C’était la chose la plus vraie du monde, beaucoup plus vraie que toutes mes pensées ». C’est pour cette raison que, lorsque la crise a vidé GS à Rimini, Emilia s’est demandé : et moi ? « J’avais gardé la perception de ce « moi » et de ce « nous » que je ne pouvais pas séparer. Marina Valmaggi, une de nos amies, avait proposé : ‘Essayons de parler avec don Giussani’. Et il était venu tout de suite ».

Qu’est-ce que tu te rappelles de ce séjour à Torello ? « Que je me trouvais bien. Avec don Giussani, on était bien : il nous aimait, il appréciait notre compagnie, il appréciait le fait que nous soyons là. Il n’avait pas de discours à faire, pas de ligne à reproposer. Ce qu’il nous a dit, à vrai dire, je ne m’en souvenais plus, je l’ai redécouvert en lisant le livre de Savorana. Mais je me souvenais de l’impression très nette que je pouvais lui faire confiance, jusqu’au bout. Nous ne l’aurions jamais abandonné. Ce que nous avions vécu était vrai, même si nous ne comprenions pas quelle incidence cela pouvait avoir sur l’histoire. Et, lorsque nous sommes rentrés à la maison, nous avions compris le mot communion ».

L’incidence sur l’histoire
Pour Giussani, cela était clair, comme en témoigne la phrase qu’il a prononcée. Pour les jeunes de GS à Rimini, cette découverte a demandé un long cheminement, pas encore abouti. « Nous avons commencé par nous rattacher à lui, à aller aux rencontres du Centre Péguy qui était resté comme l’âme du Mouvement. Nous avons fondé quelque chose qui s’appelait « groupe de communion », dans lequel nous faisions plus ou moins ce que nous faisons maintenant avec la Fraternité : la messe, les dîners ensemble, la lecture des Litterae Communionis. Mais nous lisions aussi des publications gauchistes comme les Quaderni piacentini… Bref, nous n’avions pas les idées très claires. Nous avons passé les années 70 dans cet « égarement général », comme disait don Giussani ; mais nous étions liés à lui, liés entre nous, et nous éprouvions un grand besoin de nous exprimer et d’être présents, par exemple à travers des initiatives telles que le centre culturel, l’école… ».

Cela, jusqu’à la création du Meeting, qui s’est faite lorsqu’on s’est rendu compte que les fêtes populaires « ne nous suffisaient plus, parce que leur image ne nous correspondait pas. Nous avions le goût de la beauté. Nous voulions une chose qui ait la profondeur que nous avions apprise avec don Giussani ».

L’histoire est simple : une soirée entre amis dans une pizzéria (« Je n’y étais pas car, ce soir-là, j’étais restée à la maison pour garder les enfants »), l’idée esquissée, des contacts, des tentatives. La première édition eut lieu en août 1980. Si l’on y réfléchit, cela correspond à la fin des années de plomb. Période très difficile, même pour la toute jeune CL. « Ça me touche d’y repenser aujourd’hui, parce que nous l’avons traversée en nous focalisant, peut-être de façon un peu naïve, sur le désir d’y être présents, et sans nous effrayer de ce qui se passait autour de nous ». Pourquoi ? « L’énergie de l’histoire à laquelle nous participions était la plus forte, quoique mélangée à beaucoup de confusion de notre part, je dois le reconnaître. Mais forte. Avec en plus, l’idée de « faire », qui était très présente et qui souvent devenait une frénésie. C’était un « faire » que Dieu a accompagné avec sa miséricorde ». Qu’est-ce que cela signifie ? « Nous étions dans une ambiguïté totale mais nous avions un chemin : la fidélité de Giussani à notre égard. En sa compagnie, nous étions comme des enfants qui ne comprennent pas, mais qui sont embrassés. Car, dès le début, en parlant du Meeting, il avait dit : "Continuez : il y a du bon, le temps corrigera" ».

Revenons à la phrase de don Giussani, à l’alternative entre nos projets de changement de l’histoire, et la fidélité à notre cœur. Pourquoi cette phrase est-elle le titre du Meeting de cette année ? « Le titre essaie de répondre à la question : de quoi avons-nous besoin aujourd’hui ? Devant le fait que plus rien ne tient, devant l’écroulement des certitudes, il y a quelque chose à quoi l’on peut se rattacher : le désir de notre cœur, sa capacité à reconnaître ce qui lui correspond. C’est une chose qui existe, malgré les menaces d’écroulement ; elle est là mais il faut l’éduquer, bien sûr. C’est une force pour tout le monde. C’est à partir de là que l’histoire change. Non pas dans le futur, mais maintenant ».

L’accent est donc mis sur la deuxième moitié du titre, qui dicte la méthode à suivre : « Nous avons commencé à regarder des aspects de la réalité et à en valoriser le positif, parce que c’est dans l’intéressant et dans le positif que se trouve la force des choses. Nous avons invité des gens qui s’occupent de certains domaines, qui ont commencé à se poser des questions et à chercher des réponses en regardant la réalité, plutôt qu’en faisant des analyses ».

Les arguments
Justement, ils sont nombreux ! Discutés sur l’estrade principale, ils seront inaugurés par une rencontre avec monseigneur Christophe Pierre, nonce apostolique des Etats-Unis. Suivra comme d’habitude le défilé des témoignages. Il y aura également les autres rencontres qui traiteront de différents sujets : le travail, l’histoire, les défis de la géopolitique, les sciences… Par ailleurs, les parcours seront proposés à travers les expositions (celle sur Job, notamment, fissure ouverte sur le mystère de la souffrance innocente) et à travers les spectacles. Mais le mot-clé sera, comme toujours la rencontre ; entre des personnes et des mondes qu’il est difficile de réunir dans d’autres contextes. « Par exemple, nous recevrons une délégation de la Bibliothèque d’Alexandrie en Egypte, où nous irons faire en octobre un petit Meeting d’un jour ». Au cœur de la culture islamique !

C’est une chose qui aurait été impensable au début, « parce que le Meeting est né à un moment où tout était polarisé, caractérisé par de fortes identités », observe Emilia. Aujourd’hui, tout est plus fluide, moins monolithique. « Et l’on comprend que la vérité ne consiste pas dans une série de phrases ciselées une fois pour toutes. C’est un chemin. En 1982, Jean Paul II est venu nous parler de la ‘civilisation de la vérité et de l’amour’ : eh bien, aujourd’hui, je comprends mieux pourquoi il les associait. L’amour, c’est-à-dire le thème du dialogue, de la rencontre, du « tu, qui est un bien pour moi », s’associe à la vérité. C’est là notre devoir. Même si, à l’époque, nous ne le comprenions pas. Don Giussani, lui, le comprenait, mais nous… ».

De ce point de vue, le titre du Meeting est une relecture de son histoire. « C’est vrai. En se demandant a posteriori ce qui a donné naissance au Meeting, on voit que c’était le désir personnel de conversion, beaucoup plus que nos capacités. En juin 68, quand Giussani disait que "notre devoir n’est pas de nous demander ce que nous avons fait pour changer les structures du monde, mais à quel point en est notre conversion", il exprimait un jugement sur cette tentative. Le bénéfice que j’en ai tiré, ce fut une plus grande conscience de moi. »
Qu’est-ce que tu attends du Meeting de cette année ? « Qu’une rencontre ait lieu, grâce à laquelle tous les participants puissent aller au plus profond d’eux-mêmes. J’attends que quelque chose de vrai puisse avoir lieu. Pour moi et pour tous ».