Calcutta, 1979. Mère Teresa avec un de ses pauvres

Charité. Le début d’un monde nouveau

Au milieu de la crise actuelle, les gestes de charité expriment un jugement culturel et politique. Et ils nous remettent face à une question décisive : proposer un idéal concret, qui puisse répondre aux besoins et toucher le cœur (Tracce 1/2019)
Davide Prosperi

Cela fait désormais quelques années que l’on entend répéter toujours plus souvent, et avec toujours plus de lassitude le même refrain : il y a une crise de la politique, en Italie et ailleurs. Les dernières élections qui auraient dû marquer un tournant tant attendu et acclamé (du moins si l’on s’en tient au plébiscite de votes que la majorité actuelle a récoltés), n’ont fait que renforcer la persuasion mélancolique que la politique a perdu une fois pour toutes son rôle de représentation ; si cela ne se perçoit pas encore aux niveaux des institutions, on le perçoit en termes de représentation des instances du peuple.

Ce sentiment est alimenté par les réseaux sociaux et exploité par de nombreux médias, qui jouent le jeu de ces individus politiques et culturels qui aiment s’identifier avec l’antipolitique et la déstructuration de la société. Qu’importe si de l’autre côté il n’y a aucune proposition concrète qui vise à construire quelque chose ? Pour la plupart des gens cela n’a aucune importance ; maintenant il faut démolir, parce que tout est moisi et rien ne mérite de rester intact…

Or, tout le monde a sous les yeux le fait que la politique est en pleine crise. Mais à mon avis, cette crise désastreuse n’est pas due au manque d’une classe dirigeante ni à la disparition des réseaux associatifs, de ces fameux « corps intermédiaires » – tels que les associations, les syndicats, etc. –, bien que ce soit des facteurs toujours plus évidents. Au fond cette crise est due à tout autre chose : au fait qu’on ait renoncé à penser que la politique est avant tout une tentative d’exprimer un idéal.

L’aspect plus dramatique de l’époque que nous vivons est justement cette absence de proposition d’idéaux. Quand bien même il s’agirait d’idéaux spécifiques ou limités, tels qu’on les a vus à différentes époques de notre histoire (en Soixante-huit, par exemple) au cours desquelles certaines initiatives étaient malgré tout, une tentative de donner des réponses aux questions plus profondes de l’homme. Puis souvent, ces initiatives ont trahi cet élan initial, en devenant des idéologies car elles n’ont pas considéré tous les aspects de la réalité. Mais maintenant nous constatons avec amertume qu’il n’y a même plus cette tentative.

Pourquoi, aujourd’hui, l’ « instinct » prend-t-il toujours plus le dessus dans les jugements que nous exprimons et par conséquent, dans les décisions que nous prenons ? Parce que, à partir du moment où il n’y a plus un idéal affirmé et reconnu, et pour lequel on serait prêt à se battre, les seules choses qui comptent sont le besoin immédiat ou l’intérêt personnel. On pense pouvoir être plus libre en agissant ainsi. Mais le seul résultat est au contraire, celui de devenir des esclaves de la mentalité commune, cette mentalité qui, sans que l’on s’en aperçoive, nous façonne à son mode de concevoir les choses et que don Giussani identifiait avec le mot « pouvoir ». Parce qu’il y a toujours obligatoirement un pouvoir qui tient les rênes, qui nous oblige à faire ce qu’il veut. Il en sera toujours plus ainsi étant donné que nous concevons toujours plus l’homme comme un individu autonome, sans relations, sans liens affectifs ou sans liens avec des réalités éducatives authentiques qui puissent soutenir la construction d’un sujet humain mature.



Nous devons nous apercevoir qu’il s’agit du chemin que nous avons pris, plus ou moins consciemment. Et il faut changer de route.

C’est pour cette raison que ces dernières années, CL a proposé une modalité différente de vivre le rapport avec la politique. Il ne s’agissait pas de renoncer à quelque chose. Mais plutôt d’affirmer la nécessité de prendre conscience de ce changement historique, qui ne concerne pas seulement les catholiques, mais l’origine de ce malaise qui détruit les fondements de notre société.

En quoi consiste le souci éducatif de cette initiative ? Dans l’affirmation que le premier barrage contre ce pouvoir est la construction d’un sujet humain solide. L’idée récente de vouloir créer un nouveau parti catholique dans notre Pays, alors qu’il n’y a plus un tissu social qui l’identifie, risque d’avoir un souffle très court. Cela nous ramène inévitablement au même point : aujourd’hui plus que jamais, il sera impossible de créer un parti s’il manque un sujet qui vive une certaine expérience idéale. C’est là le véritable problème. Le défi actuel est le suivant : reproposer le fait que vivre un idéal est quelque chose de très concret.

A ce propos, je crois que les gestes de charité que CL réalise depuis plusieurs années ont un sens qui va bien au-delà de la récolte de biens ou de fonds pour ceux qui en ont besoin. La vérité est que ces gestes affirment publiquement un jugement culturel, mais également politique, dans la mesure où ils représentent une façon concrète de reproposer un idéal, qui peut devenir une hypothèse de réponse à certains besoins.

Au cours de ces dernières semaines beaucoup d’entre nous ont participé à différents gestes de charité, qui continuerons sous différentes formes dans les prochains mois, comme par exemple les « Stands de Noël » pour soutenir les projets de la coopération Avsi ou encore le grand geste national de la collecte alimentaire, dont vous avez pu lire quelques lignes dans les pages précédentes.

Prenons justement ce dernier exemple, un geste aux dimensions colossales, qui a permis de récolter l’équivalent de 17 millions de repas pour ceux qui en ont le plus besoin, en grande partie grâce au témoignage des 150 mille volontaires – dont faisaient partie beaucoup de jeunes – qui ont animé cette journée en montrant à tous qu’il peut encore être bénéfique pour notre humanité de faire du bien gratuitement. Il est intéressant d’essayer de porter notre attention sur les raisons qui sont à l’origine d’un tel enthousiasme pour ce genre de gestes : d’où vient-il et où peut-il nous mener ? Certainement beaucoup de ceux qui y ont pris part auront eu différentes raisons pour le faire, plus ou moins personnelles. Mais il y a toujours un point qui est à l’origine de la contagion.

La Collecte Alimentaire
La véritable origine de la valeur éducative de ces gestes, tout d’abord pour ceux qui y participent, se trouve dans l’affirmation que l’idéal pour lequel on se rassemble arrive, doit arriver, jusqu’au fait concret de toucher le besoin de chaque personne

A mon avis la véritable origine de la valeur éducative de ces gestes, tout d’abord pour ceux qui y participent, se trouve dans l’affirmation que l’idéal pour lequel on se rassemble – pour lequel on peut penser de construire et reconstruire avec espoir et même face à un futur incertain -, arrive, doit arriver jusqu’au fait concret de toucher le besoin de chaque personne. Seul un tel idéal concret et totalisant peut avoir la force de contaminer d’autres personnes dans une époque où rien ne semble plus avoir la force de nous toucher, et où nous ne sentons même plus le besoin de nous unir pour construire ou même pour comprendre. Parce qu’à l’époque de la digitalisation chacun a accès à tout…

Nous vivons aujourd’hui, dans un contexte qui offre de nombreux défis à tous les niveaux pour la société et l’humanité. Mais il manque un jugement synthétique au milieu de tout cela.

Par exemple, on m’a raconté que pendant une rencontre publique à Milan, au cours de laquelle avait été proposé le témoignage des Sœurs de Charité de l’Assomption, concernant leur disponibilité concrète à aider les immigrés – que ce soit à partir des plus petites choses jusque dans l’éducation – de façon gratuite et souvent sans aucun signe de reconnaissance en retour, certaines personnes présentes – des chrétiens engagés pour la plupart - ont pris les distances, disant à mi-voix « oui, d’accord, mais ces gens sont en train de nous envahir, il faut mettre des barrières, freiner les arrivées.. », d’où nait une telle réaction ? Pourquoi pouvons-nous ressentir le scandale d’une distance face à des gestes profondément humains ? Cette gratuité, cette façon de faire et d’accueillir nous fait scandale parce qu’elle exprime un jugement qui fait brèche dans cette mentalité qui est devenue la nôtre, elle détruit notre façon habituelle de ressentir les choses : la charité est un jugement historique, et ce n’est pas seulement quelque chose qui concerne un certain espace de générosité que l’on peut décider d’accorder à la vie.

La seule chose qui peut avoir la force de toucher le cœur de l’homme, quelle que soit la situation dans laquelle il se trouve, c’est de s’apercevoir d’un regard différent sur lui, s’apercevoir qu’il existe quelqu’un pour qui sa vie a une valeur

Pourquoi devons-nous recommencer à partir de la charité pour reproposer l’idéal ? Parce que la seule chose qui peut avoir la force de toucher le cœur de l’homme, quelle que soit la situation dans laquelle il se trouve, c’est de s’apercevoir d’un regard différent sur lui, s’apercevoir qu’il existe quelqu’un pour qui sa vie a une valeur. S’apercevoir qu’il a un destin et que ce destin est un Bien.

Dans Reconnaitre le Christ (Riconoscere Cristo), don Giussani dit : quelle est la diversité avec laquelle on s’engage dans le présent et qui est le signe que le Christ est contemporain ? Voir des gens qui vivent avec cette diversité bonne, profondément humaine. C’est là le début d’un monde nouveau, parce qu’il s’agit du début d’un sujet nouveau dans l’histoire, qui naît à partir de la rencontre avec Christ présent.

« Le travail qui devient obéissance s’appelle charité », observe don Giussani : « L’amour envers la femme qui devient signe de perfection finale, de la beauté finale, s’appelle charité. Et le peuple qui, au lieu d’être le sujet d’une histoire humaine pleine de disputes et de luttes, devient histoire du Christ, règne du Christ, gloire du Christ, c’est la charité. Parce que la charité c’est regarder la présence, chaque présence, rempli de la passion pour le Christ, la tendresse pour le Christ ». Sérénité et joie, donc ce que nous désirons dans notre vie quotidienne aussi, deviennent possibles seulement à ces conditions. Autrement, « il s’agit de deux mots qu’il faut éliminer du vocabulaire humain », car ils n’existent plus : « Ce qui reste c’est le fait d’être contents, satisfaits, tout ce que vous voulez mais la joie et la sérénité n’existent pas ; parce que la joie exige une gratuité absolue, qui est possible uniquement avec la présence du divin, avec l’anticipation du bonheur, et la joie en est une explosion momentanée, quand Dieu le veut, pour soutenir le cœur d’une personne ou d’un peuple dans des moments éducatifs importants. »

Voilà que « soutenir le cœur d’un peuple » pour que « ce ne soit plus un amas de visages mais le règne du Christ qui avance ». C’est pour cela que la charité est ce dont nous avons le plus besoin : parce que comme conclut don Giussani, « c’est la loi de tous ».