Julián Carrón à Bergame (photo : Maria Premarini)

Carron à Bergame. Pour ne pas perdre sa vie en vivant

Le président de la Fraternité a ouvert le deuxième cycle sur Le sens religieux, promu par BergamoIncontra. Le thème est le déni des "questions ultimes" et la sensation d’égarement qu’on vit au quotidien. Récit de la Soirée
Carlo Dignola

À Bergame, démarre le deuxième cycle de cours sur Le Sens religieux de don Luigi Giussani. En avril interviendront Carmine Di Martino, professeur de philosophie théorique à l'Université de Milan, Davide Prosperi, vice-président de la Fraternité de CL, et don Javier Prades, recteur de l'Université San Damaso de Madrid.
Mercredi 11 décembre, à l'auditoire "Lucio Parenzan" de l'Hôpital Pape Jean XXIII, introduit par Michela Milesi, présidente de l'association BergamoIncontra qui organise le cours, Julián Carrón a ouvert la voie, en répondant à la question de T.S. Eliot qui donne son titre à ce cycle de rencontres : « Où est la vie que nous avons perdue en vivant ? ». C'est la question posée par Davide Settoni, vice-président de BergamoIncontra, qui s'est demandé quel est le point où nous risquons vraiment de perdre ce défi : « L’égarement dans lequel nous vivons souvent est-il lié au déni des questions constitutives de l'homme ? »

Carrón prend la question au sérieux, il trouve qu’elle n'est pas du tout théorique même pour ceux qui vivent dans le mouvement de CL depuis des années : « Le risque de perdre sa vie est bien réel ». Mais il ajoute immédiatement que « vous pouvez aussi vivre l'expérience inverse : celle de gagner sa vie en vivant ». Si la défaite sourde et progressive, dont parle le poète américain lauréat du prix Nobel, était « l'inévitable destin de vivre », en fait, « ce serait à pleurer ».
Le risque que nous courons, souligne Carrón, n’est pas tant, comme nous le pensons souvent, de « voir s’effondrer certaines valeurs » autour de nous. Car si les valeurs de l’homme perdent du terrain, c’est parce qu’« il s’est déjà passé quelque chose de plus grave » avant, même si nous ne nous en sommes pas aperçus. Il l’explique en reprenant une célèbre métaphore de don Giussani qui évoquait une énergie négative capable de renverser silencieusement l’homme, d’envahir son corps sans altération externe évidente : « Il l’appelait "l’effet Tchernobyl" : apparemment tout continue comme avant, mais en nous l’humanité disparaît ».



Le premier obstacle ne sont pas nos chutes (« quelle découverte : la faiblesse est faible ! »), mais une « négligence du moi » plus généralisée. « Nous ne nous intéressons pas vraiment à nous-mêmes. Rien ne nous "prend" assez et par conséquent le néant s’impose. C’est ainsi qu’on perd sa vie en vivant ». C’est la photo du nihilisme, non seulement celui qui, de Nietzsche à Houellebecq, est devenu une culture diffuse, mais celui qui avance d’un pas chaque matin au fond de notre conscience : « Le point de départ d’un cheminement humain est l’intérêt pour sa propre personne : cela devrait être évident, mais ce n’est pas le cas ». D’habitude nous portons beaucoup de préoccupations, et nous sommes attirés par tant d’autres choses avant de nous inquiéter « de notre moi, c’est-à-dire de nous aimer vraiment nous-mêmes : aujourd’hui, derrière le masque toujours plus fragile du mot "moi" règne réellement une grande confusion. Elle naît non pas de la complexité des facteurs en jeu, mais de l’absence d’un attachement passionné à notre propre vie : « Celui qui a quelque chose qui "le prend" sait exactement ce qu’il est. Il est tout sauf confus ».
Au milieu de la conférence il y a ce passage décisif comme l’enseignait don Giussani : il ne suffit pas d’essayer les choses de la vie pour en faire l’expérience, il faut les juger : « Sans jugement, il ne reste rien. Pour croître dans la compréhension de la réalité il faut la comparer avec soi-même. Si tu ne t’appropries pas une expérience, il ne t’en restera rien ». Avec les années, les expériences s’accumulent et pourtant la vie s’éloigne de nous jour après jour, le feu s’éteint – c’est le sens de la phrase d’Eliot. Tout s’aplatit à nos yeux.



Ce n’est pas qu’une question psychologique, il y a aussi des conséquences sociales évidentes : la première est « la solitude ». La difficulté à « communiquer » : si je n’ai pas fait personnellement une certaine expérience, si je ne me la suis pas appropriée, alors « je ne peux pas non plus comprendre ce que dit l’autre » à ce sujet. La solidarité, les sentiments positifs et communautaires ne suffisent pas à contrecarrer un égocentrisme diffus : « La bonne volonté de l’autre ne suffit pas pour se sentir compris ». Seule une expérience commune peut nous réunir, faire tomber les barrières : « Nous ne dépassons pas la solitude parce que nous ne nous comprenons pas. Tant de personnes peuvent être avec les autres et continuer à être seules comme des chiens » dit Carrón. Pour finir, la violence et l’exaspération se répandent. Par contre, « des personnes d’univers très différents peuvent se rencontrer », si elles font une expérience commune elles « commencent à s’enrichir réciproquement », en découvrant le « plaisir de vivre, d’être ensemble ».
L’homme seul est « dans les mains du pouvoir ». À la fin c’est la liberté qui est en jeu : non seulement la liberté formelle de faire ce qui nous passe par la tête : « Dans la réalité, les personnes vraiment libres sont rares aujourd’hui ». Carrón cite encore don Giussani qui nous a appris à scruter la liberté en action à partir de l’adjectif : « Quand me suis-je senti libre ? Quand mon désir était satisfait. Que désire l’homme ? Tout, l’infini ». Les buts provisoires ne suffisent pas, même la "compagnie" ne suffit pas quand quelqu’un voit se réaliser ce qu’il attend ; en vivant, la vie commence à faire ses comptes qui s’enfoncent sous la ligne de crédits récriminatoires et qu’on ne peut plus exiger. Si « notre image ne s’est pas réalisée », nous ne nous sentons pas accomplis. « La liberté se réalise en rapport avec l’infini. Ce qui est souvent peu réel pour nous, comme si le Mystère n’avait pas la densité nécessaire à combler notre désir. Alors nous restons coincés dans les circonstances et de là naît l’exaspération qui domine nos journées ». Carrón souligne que la déception ne nous assaille pas seulement quand la vie dit non à nos prétentions, « mais même quand elle nous dit un grand oui, même cela ne nous suffit pas. Le paradoxe c’est que la liberté réside dans la dépendance de Dieu comme le dit saint Augustin : "Vois combien de patrons ont ceux qui ne reconnaissent pas l’unique Seigneur" ».

Le vrai défi de la vie, le vrai gain – pour répondre à Eliot – c’est « accepter que la liberté s’accomplisse seulement en rapport avec le Mystère ». Leopardi avait raison : tout est peu pour la mesure du désir humain. Un troisième poète, non chrétien, l’indien Tagore avait pressenti la trajectoire de cette dépendance qui libère : « Dans ce monde, ceux qui m’aiment essaient par tous les moyens de me garder captif. Ton amour est plus grand que le leur » dit-il à Dieu, « et pourtant tu me laisses libre. Craignant que je les oublie, ils n’osent jamais me laisser seul. Mais les jours passent l’un après l’autre et tu ne te montres jamais. Je ne t’invoque pas dans mes prières, je ne te garde pas dans mon cœur et pourtant ton amour pour moi attend encore mon amour ».
Car « le Mystère ne s’impose pas : il veut être là, en attente » d’un geste libre de l’homme.