Prosperi. « La foi, un regard nouveau sur le monde »
La vie du mouvement et les passages clés de ces dernières années, jusqu’au rapport avec la politique et la culture. Le président de la Fraternité de CL s’exprime dans une interview au « Corriere della Sera »« Communion et Libération ne renoncera pas à donner son jugement sur la réalité ». Davide Prosperi est un biochimiste de 52 ans, professeur à l’université Bicocca et spécialiste en nanomédecine. Milanais, marié, père de quatre enfants, il a un frère prêtre. Peu enclin à se mettre en avant, il est peu connu du grand public. Depuis le 27 novembre 2021, il occupe la fonction la plus élevée dans la Fraternité de CL. Aujourd’hui, deux ans et demi après sa prise de fonction, il accepte d’évoquer le rapport avec la politique d’un mouvement souvent sous les projecteurs justement en raison de son action dans l’espace public. Il s’exprime également sur l’héritage de son prédécesseur, le théologien espagnol Julián Carrón.
Monsieur le professeur, qu’est-ce que le mouvement fondé par Giussani aujourd’hui ?
« Ce qu’il a toujours été, la proposition d’une amitié qui a un seul but : vivre et témoigner de l’événement chrétien. Une proposition simple et ouverte à tous, rendue convaincante par don Giussani et qui, en soixante-dix ans, s’est enracinée dans 90 pays ».
Mais l’image reflétée est aussi celle d’un mouvement divisé. Peut-être en quête d’auteur. Pourquoi la transition entre le théologien espagnol Julián Carrón et vous a-t-elle créé tant de tensions palpables ?
« Je ne parlerais pas d’un mouvement divisé. L’Église demande à tous les mouvements de mûrir, ce qui implique, entre autres, de nouvelles façons de choisir les dirigeants après la mort des fondateurs. En ce qui nous concerne, la démission soudaine et anticipée du père Carrón a créé un certain traumatisme. À l’époque, je n’ai pas été impliqué dans la décision, mais la motivation qu’il a donnée, celle de vouloir laisser le mouvement plus libre de suivre les indications de l’Église, me semble juste ».
Que s’est-il donc passé ?
« D’après ce que je vois aujourd’hui, tout le monde n’a malheureusement pas compris cette décision et certains ont du mal à accepter les changements. Cela dit, le mouvement est aussi beaucoup plus grand que ceux qui le dirigent : je suis persuadé que tout le monde participe autant que possible au chemin qui est le nôtre en ce moment. Chacun y met sa brique, qui repose toujours sur celle de ceux qui l’ont précédé ».
Vous avez écrit, en paraphrasant la pensée de votre prédécesseur, que la beauté, celle de la foi, peut être non seulement « désarmée », comme il l’affirmait, mais aussi « armée ». Un mot fort : est-ce la nouvelle étape de CL ?
« La beauté du christianisme est désarmée parce qu’elle n’a besoin d’aucun pouvoir pour s’imposer. Mais, comme je le disais, elle peut aussi être en un sens “armée”. Non qu’elle soit belliqueuse, mais parce qu’elle pose un sens. Et le Christ, qui est le sens de tout, sauve le monde parfois en s’opposant à la logique du monde. La proposition de don Giussani nous a séduits précisément parce qu’il s’agit d’un message chrétien intégral, sans rabais. Et sans céder à la tentation de ne prendre que des fragments de vérité, peut-être ceux qui nous arrangent le plus ou qui font consensus. L’expérience montre qu’en vivant ainsi, en fin de compte, on ne s’y retrouve pas ».
Sur le plan politique, la Fraternité a longtemps été proche de la Démocratie Chrétienne, puis de Forza Italia. Ensuite, il y a eu la tentative de Carrón d’enlever à CL ses étiquettes. Aujourd’hui, de nombreux hommes politiques qui ont grandi avec vous militent au sein de Fratelli d’Italia. Cela signifie-t-il que Giorgia Meloni est, pour les dirigeants, un parti vers qui regarder ?
« Je ne suis pas d’accord avec le militantisme dont vous parlez, Il me semble que nous sommes représentés dans plusieurs partis. On peut dire qu’au cours des dernières décennies, nous avons peut-être trouvé plus de résonnances et de marges de manœuvre dans la partie politique dite modérée, mais il ne manque pas de personnes proches de notre histoire qui se sont engagées ailleurs. Sans oublier des expériences institutionnelles de premier plan. CL n’a pas pour objectif de s’identifier à un parti et l’engagement politique est toujours personnel et libre. Ce qui unit, c’est le jugement sur la réalité dicté par la foi. Et c’est dans cette unité, même en politique, que nous témoignons de l’humanité nouvelle apportée par le Christ. Nous n’entendons pas renoncer à ce témoignage ».
Vous ne vous êtes pas confronté non plus avec le député du Fratelli d’Italia Lorenzo Malagola, membre de CL et auteur de l’amendement sur l’avortement et la présence des mouvements pro-vie dans les centres de consultation ?
« J’ai appris son initiative par les journaux. CL ne guide pas les initiatives des hommes politiques sur les thèmes catholiques. Cela dit, la foi n’est pas détachée de la réalité et offre un nouveau regard sur le monde. La question anthropologique fait partie de celles qui sont au centre de notre attention ».
En d’autres termes, êtes-vous d’accord avec Malagola et livrerez-vous bataille sur des questions telles que l’avortement et l’euthanasie ? Ce sujet est très débattu aussi au sein même du centre-droit. En ce qui concerne les droits civils, Marina Berlusconi, par exemple, affirme se sentir « plus en phase avec la gauche de bon sens ».
« Sur ces questions, nous ne nous écartons pas d’un pouce de ce que l’Église a toujours dit. Après, laissons les hommes politiques faire leur métier. Nous ne cherchons pas l’affrontement à tout prix, mais nous sommes intéressés à approfondir et à montrer que la vision chrétienne de la vie convient à tous. Et à défendre la liberté de pouvoir le faire, y compris publiquement ».
Le Meeting (de Rimini, ndt) est une grande vitrine culturelle. Il l’est aussi souvent pour le gouvernement en place. La première ministre a été très applaudie par le public de CL il y a deux ans. Reviendra-t-elle cette année ?
« Je ne sais pas, je ne suis pas impliqué dans ces décisions pour lesquelles le Meeting a sa propre autonomie. Permettez-moi cependant de dire que le Meeting est bien plus qu’une vitrine politique. C’est l’une des expressions culturelles les plus significatives issues de l’expérience de cette pertinence de la foi pour la vie que j’ai mentionnée. En ce qui concerne les applaudissements, je dirais que le public du Meeting est un public intelligent et que s’il applaudit, c’est parce qu’il approuve ce qu’il entend ou du moins qu’il le trouve intéressant. D’autres premiers ministres ont été applaudis, et certains ont aussi été critiqués ».
Quelle est la relation de CL avec la Compagnie des œuvres, traditionnellement considérée comme le bras économique du mouvement ? Et pourquoi la Cdo a-t-elle pris position sur les élections européennes, et non vous directement ?
« Exactement comme pour le Meeting, il y a une origine commune mais le même espace d’autonomie et de liberté. De plus, la Cdo implique également de nombreuses personnes qui n’appartiennent pas à CL. C’est pourquoi la définition que vous rapportez, malheureusement entrée dans l’usage courant, n’est pas correcte. Quant au document diffusé avant les élections européennes, il fait partie de notre méthode éducative de valoriser ceux qui se risquent à un jugement que nous estimons vrai, et donc de le proposer à tous ».
Quelle qu’en soit la raison, Roberto Formigoni ne s’est pas présenté aux élections européennes. En êtes-vous désolé ou soulagé ?
« Le jugement porté sur Formigoni ne peut se limiter aux enquêtes, et il faut reconnaître ses mérites, comme la tentative de mettre en œuvre l’idée de subsidiarité par les réformes faites en Lombardie. Mais chaque homme a une trajectoire et les missions peuvent changer. Aujourd’hui, par exemple, il pourrait transmettre aux jeunes les nombreux aspects positifs de son expérience politique ».
Le pape François est considéré comme un juge sévère des mouvements. Il ne cesse de répéter de « ne pas se regarder le nombril ». Comment comptez-vous répondre à cet appel ?
« Mon expérience, dans ma relation avec lui, a été à l’opposé de ce que vous dites. Personnellement, je l’ai toujours trouvé affectueux et paternel. Et comme tous les pères, il corrige parfois pour faire grandir. François a saisi l’importance des mouvements pour l’Église et nous aide à comprendre que notre raison d’être est en fonction de l’Église, et non en fonction de nous-mêmes. Si nous nous limitions à l’éducation entre nous, nous ne serions qu’une autre paroisse en dehors de la paroisse. Notre tâche est la mission, la construction de l’Église dans le monde ».