Si présent, même si loin du monde

C’est le récit d’un homme qui dérive avec son bateau dans l’Océan Pacifique et s’échouera sur une île de l’Archipel des Cook. Il épouse son destin de créature et vit radicalement cette dépendance absolue.
Marie Waller

Le 15 mars 2002, Tavae Raioaoa (1946-2010) quitte une île de Tahiti avec son bateau pour aller pêcher. Suite à une avarie du moteur, il va dériver dans l’Océan Pacifique et s’échouera finalement 118 jours plus tard sur un petit motu de l’Archipel des Cook. Le livre est une fidèle transcription par Lionel Duroy.

Ce texte stupéfiant est le récit d’une survie en mer dans des conditions extrêmes. Mais pas uniquement. C’est le témoignage d’un homme ayant affronté comme nul autre l’effroi, la colère, le chagrin, la solitude, la soif, la faim, la faiblesse, la douleur, le dénuement. C’est le récit d’un homme qui connaît et respecte la mer comme si elle était un prolongement de lui-même. D’un homme qui transporte en lui la mélancolie d’un peuple qui est en train de vivre, désarmé, le fracas de la modernité. C’est le récit d’un homme qui même harassé, s’abandonne à Dieu dans une foi irréductible.

Commence une longue traversée de l’immensité dépeuplée. Tavae va dériver avec la mer, le vent, le ciel, le soleil, les étoiles, les poissons, les oiseaux.

Nous savons en entamant cet ouvrage qu’il sera sauvé, qu’il retrouvera la terre et les siens. Cependant il conviendrait de lire ce récit avec cette tension du naufragé à la dérive, dans l’immensité de l’Océan et qui ne cessera de se confier au Créateur : « Ce soir-là [quand finalement il aperçoit une terre à l’horizon, vers laquelle les courants le porteront] je fis au Seigneur une prière particulière. J’avais besoin de parler, de partager cette exaltation que je sentais courir dans mes veines avec la force d’un torrent. C’était plus que ne pouvait en supporter mon corps épuisé, mon cœur usé. Je dis au Seigneur combien je lui étais reconnaissant de m’avoir sauvé, et avec lui j’essayai de me remémorer par où j’étais passé avant d’en arriver là : le sentiment d’abandon, puis le réconfort des ancêtres, l’espoir, puis le désespoir quand j’avais croisé le chalutier fantôme, la soif, puis l’orage enfin, l’ouragan et, depuis l’ouragan, le sentiment glacial que la mort rôdait constamment à l’entour de mon bateau, jusqu’à ce matin radieux où les oiseaux me sortiront des griffes des ténèbres. » (p. 161).

Le récit évoque de manière très émouvante non seulement les ancêtres de sa famille, mais l’ensemble des hommes des îles de Polynésie puisque Tavae se remémore les légendes fondatrices de la terre de son peuple. Les morts aimés ne cesseront d’être appelés, ils seront une présence constante et réconfortante. Comme un lien sans faille de la terre au ciel.

Mais cette évocation du passé le ramène aussi à la considération du présent, des legs entre génération mis à mal par l’arrivée d’un monde nouveau, celui du CEP (Centre d’Expérimentation du Pacifique) au début des années soixante, de la construction de l’aéroport de Faa’a, de l’urbanisation frénétique de cette petite île, des mirages de la consommation. Tavae évoque en particulier avec un mélange de tendresse et de colère son petit-fils, le « gamin », qui erre dans ce monde nouveau et ne parvient pas à persévérer pour suivre la noble lignée des « Seigneurs de la mer ».

L’isolement humain ouvre néanmoins à une autre présence, celle de la vie, végétale, animale…En effet Tavae va découvrir un jour avec effroi que sa petit embarcation prend des allures d’épave : sur la coque se sont amassés algues et coquillages, mais qui deviennent nourriture pour un sillage frétillant de petits poissons qui désormais l’accompagneront durant tout le périple : « Mon Dieu, me dis-je, et moi qui me croyais seul ! Je guettais sur l’horizon lointain une vie qui fût à mon échelle, et cette vie se cachait là, sous moi. »

Tavae est déjà très faible, Tavae va traverser la soif et la tempête, abattu et noyé par une terrible tempête.
« Quoi, est-ce que je n’ai pas encore suffisamment souffert ? lui lançais-je. Que veux-tu de plus ? (…) Il m’est arrivé de pleurer, mais jamais je n’ai désespéré. J’ai accepté sans révolte l’épreuve que tu m’envoyais. Mais maintenant, je t’en supplie, épargne-moi la soif, conduis-moi où tu veux, mais vite. Vite, Seigneur ! » (99).

Et ce n’est qu’après un temps de souffrance et de faiblesse intenses où il se croit sur « le chemin des morts », que tapi au fond de son bateau il a « la sensation qu’un événement extraordinaire se prépare »…la pluie, la vie, la résurrection de ses forces, de son espérance, de son désir de vaincre l’Océan. Tavae précise que c’était un dimanche, alors qu’il n’a plus la notion du temps depuis longtemps… mais la grâce de la pluie ne pouvait se manifester qu’en ce jour… « Si tu veux te reposer un peu de moi dis-je alors au bon Dieu, repose-toi. Merci, tu m’as donné plus d’eau que je n’en espérais, je ne te demande plus rien. Maintenant je peux bien attendre, si tu as autre chose à faire. Est-elle encore loin cette terre que tu me destines ? » (118).

Mais sur le chemin de cette terre promise, il lui reste un dernier obstacle à traverser que lui signale un long frisson sur son corps. Tavae prie et se prépare à affronter la furie de l’Océan, vague après vague. Il se sent mourir à chacune d’elle et voit, toujours en vie, la prochaine arriver. Ultime vague, ultime prière, ultime lien à la vie. Tavae raconte qu’il a vécu là ce que les Evangélistes appellent l’Apocalypse, l’engloutissement du monde. Il tient sa barre et c’est la main de Dieu qu’il tient. Ces pages sont sans aucun doute les plus impressionnantes de l’ouvrage.
Il sombre dans l’inconscience et c’est la chaleur du soleil, le bercement des vagues qui le réveillent. Il a faim, il a soif. Il est vivant.
« Heureusement le Seigneur était là-haut qui veillait. Je me dis que lui savait combien de jours, combien de mois peut-être, me séparaient encore de ma destination, et cela me réconforta. » (140).

Le signe de la proximité de la terre se sont ces oiseaux qui parlent au pêcheur qu’il est. Deux oiseaux qui se posent sur l’embarcation:
« J’eus le sentiment de vivre une de ces choses immenses qu’avaient vécues avant moi nos ancêtres : la découverte d’une terre après des mois de mer à bord d’une pirogue » (162).

Tavae s’échoue le 10 juillet 2002 sur un atoll de l’archipel des Cook. Il a dérivé sur plus d’un millier de kilomètres. Tavae rejoindra la Demeure et ses ancêtres huit ans plus tard, à 64 ans.

Tavae RAIOAOA
Si loin du monde
en collaboration avec Lionel Duroy
Ed. Ohéditions, 2003. – (Pocket 12065)