Houellebecq, prophète d’un monde désespéré, orphelin de la vie éternelle

Michel Houellebecq, enfant terrible de la littérature française, professeur de désespoir : il décrit avec une froideur clinique la misère affective et sexuelle de l'homme moderne et sa solitude absolue.
Alessandra Guerra

Y a-t-il encore quelqu’un qui ne soit pas choqué par les livres de Houellebecq ? Tel l'enfant qui crie "le roi est nu", Houellebecq choque par son tallent prophétique, dénonciateur d'un monde dépressif que l’on ne saurait voir. Avec un humour ravageur, il met en mot le mal qui ronge l’homme moderne.
Il sonde le sens de la vie, en partant de la réalité qu'il observe, qu'il dissèque, qu'il broie. Il souligne, avec une ironie autobiographique, le vide existentiel qui habite l'homme perdu dans une recherche impossible parce que la réalité de la société ne lui renvoie que souffrance, solitude et acidité.
Chez Houellebecq l’homme est prisonnier, dépendant d’une réalité faite par une société qui pousse l’homme au péché de désespoir, c'est-à-dire à se couper de tout contact humain parce que tout rapport avec autrui devient insupportable. Il parle du monde tel qu’il le voit en faisant une sombre analyse d’une société contemporaine en mal d’amour et de sexe qui pousse l’homme à devenir un simple rouage d’une société mécanisée. Il trouve « qu’on ne pleure plus assez aujourd’hui, alors que c’est bon pour la santé ».
Les thématiques et le ton ne changent guère tout au long de son parcours littéraire : avec insolence, ironie, humour et ambiguïté, Houellebecq embrasse de grands sujets comme les enjeux biologiques de la sexualité, du vieillissement et de la reproduction, la science et la société, la stérilité du sexe occasionnel et de divertissement, etc.
La puissance de son écriture réside dans son style particulier qui s’appuie sur la description froide, scientifique, intransigeante et radicale de l’homme médiocre, l’anti-héros, l’homme victime de ce monde dépressif, le tout arrosé de son humour caractéristique.
« Un poète mort n’écrit plus. D’où l’importance de rester vivant ». Mais l’homme garde en lui une force et une grandeur créative qu’il décline crûment.
Dans ses premiers livres, Houellebecq a choqué par l'aspect sexuel et l’approche qu’il en fait. La désacralisation de la sexualité en tant que droit démocratique et donc une mise à disposition sur le marché, devient un bien de consommation courante, comme les droits de l'Homme ou l'accès à Internet. Humour immédiat, car on sait que dans ce domaine, la démocratie est un leurre...
L’originalité de Houellebecq est d’avoir su mettre en scène ses idées radicales, par des personnages qui incarnent ses considérations sociologiques et ses constats désolés des rapports humains. La sexualité devient ainsi une recherche de la reconnaissance humaine, la recherche d’une vie communautaire, d’une appartenance, le désir de chercher désespérément le sens de la vie à travers des sensations émotionnelles extrêmes.
S’il affirme en avoir désormais fini avec la sexualité grâce à son dernier roman, il s’estime loin d’avoir épuisé la question de la religion. Dans une interview il déclare : « La chute du catholicisme m’obsède sans doute. Je l’avais constaté en Irlande, elle était tout aussi spectaculaire en Espagne. Et il y a une interrogation pour laquelle je n’ai pas vraiment trouvé une réponse : qu’est devenue l’espérance de la vie éternelle ? Qu’elle passe à la trappe aussi rapidement me surprend. Il y a aussi l’idée plus basique que les mœurs peuvent changer complètement en l’espace de quelques années, sans que personne ne trouve à redire et avec une résistance nulle ».
Dans La carte et le territoire, son cinquième roman, Houellebecq éreinte l'art, l'amour, l'argent, les «people», ironise sur la campagne française et met en scène avec sadisme son assassinat particulièrement sanglant.
Houellebecq est un grand observateur et chercheur. Mais il ne prétend pas trouver de réponse. C’est là que se situe sa souffrance existentialiste. Il part perdant, comme s’il n’y avait aucune possibilité de réponse. Dans La carte et le territoire Houellebecq nous parle à travers son protagoniste : comment faire le lien entre la réalité extérieure (la carrière artistique d’un peintre/photographe) et la réalité interne, ses peurs, ses désirs qu’il n’arrive pas à concilier. L’anti-héros de ce dernier livre a peur de se confronter à la réalité et pour l’affronter il réduit la raison en faisant des catégories. Et il exclut ce qui ne rentre pas dans ces catégories. Pire encore, il se laisse envahir par le vide et la mort.
Rien ne tient face à l’absence d’amour qui constitue la base d’une existence vouée au vide, à la mort. Et Houellebecq nous prévient, dans ses conseils aux poètes : « Compte tenu des caractéristiques de l’époque moderne, l’amour ne peut plus guère se manifester ; mais l’idéal de l’amour n’a pas diminué. Etant, comme tout idéal, fondamentalement situé hors du temps, il ne saurait ni diminuer ni disparaître. D’où une discordance idéal-réel particulièrement criante, source de souffrances particulièrement riches. Les années d’adolescence sont importantes. Une fois que vous avez développé une conception de l’amour suffisamment idéale, suffisamment noble et parfaite, vous êtes fichu. Rien ne pourra, désormais, vous suffire ».
Ainsi son protagoniste laisse partir à l’autre bout du monde la personne aimée, sans réagir, sans rien exprimer. Mutique et dérangeant, le personnage en devient touchant, attachant, tellement il nie son humanité face aux événements de sa vie qui sont une succession d’expériences fatalistes et sans lien les unes avec les autres. Même sa souffrance en devient vide d’émotions. Mais par la rhétorique de l’écriture qui décrit ce désespoir, nous sommes séduits et happés par sa provocation existentielle qui nous pousse à chercher ce qui donne du sens à cette vie, à notre vie, entre un équilibre dangereux et la maîtrise de l’imprévu. La réalité est-elle si
mauvaise ? Et le cœur de l’homme ne peut-il correspondre à cette réalité ? Quelle est la force qui pourra changer la réalité et le cœur de l’homme ?
De livre en livre se dessine un monde très spécifique, unique même, où Houellebecq est parvenu à transmuer sa douleur, sa haine brute et son enfer personnel comme un paratonnerre des frustrations nationales.
L’intuition narrative de l’écrivain Houellebecq souligne et confirme les questions fondamentales et instinctives de l’homme Michel.