Une histoire en images

«Il suffit d’être lucide vis-à-vis de ce qui se passe et d’être honnête vis-à-vis de ce que nous sentons», Henri Cartier-Bresson, Images à la sauvette, 1952
Elena Canavese

La grande rétrospective dédiée au photographe Henri Cartier-Bresson, à dix ans de sa mort, reconfirme sans aucun doute la fine sensibilité du célèbre reporter, ainsi que sa capacité de fixer cet instant précis et éphémère où forme et contenu s’ajustent en parfait équilibre. Ce qui émerge et surprend dans cette exposition, présentée non par hasard de façon chronologique, c’est aussi une riche histoire du XXème siècle en images.
Le reportage de Cartier-Bresson n’est pas obtenu au moyen d’une rafale d’images ni en abordant le sujet dans un style exubérant, il est plutôt le fruit d’une rencontre entre «l’esprit du temps» et son être photographe, c’est-à-dire un homme qui, inévitablement, « [porte] un jugement sur ce qu’il [voit] ». Etre photographe, écrit-il lui-même, «implique toujours une grande responsabilité».
Cette tâche débute tôt pour Cartier-Bresson. Par sa formation dans le Paris des surréalistes, il se découvre dès sa jeunesse passionné pour la peinture, un intérêt qui non seulement est ravivé les dernières années de sa vie, mais apparait avec évidence dans la qualité de composition de l’image de sa production photographique.
La rencontre décisive qui l’a porté à comprendre la force expressive et moderne de l’appareil photographique, et à faire du Leica commercialisé en 1925, le «prolongement de [son] œil», a été celle avec le reporter hongrois Martin Munkacsi, ou plutôt avec sa photo «Enfants jouant sur les rives du lac Tanganyika» (1929) ; Cartier-Bresson confesse:

« J’ai soudain compris que la photographie peut fixer l’éternité dans l’instant. C’est la seule photo qui m’ait influencé. Il y a dans cette image une telle intensité, une telle spontanéité, une telle joie de vivre, une telle merveille, qu’elle m’éblouit encore aujourd’hui. La perfection de la forme, le sens de la vie, un frémissement sans pareil… Je me suis dit : bon Dieu, on peut faire ça avec un appareil … Je l’ai ressenti comme un coup de pied au cul : allez, vas-y! ».

Dès les premières influences surréalistes, parmi lesquelles la plus marquante est celle de Eugène Atget - inspirateur inconscient du surréalisme - les images de Bresson montrent un intérêt constant pour l’évènement banal, une sorte d’épique du quotidien, présenté parfois aussi de son côté plus comique. En suivant les voyages en Italie, en Espagne et au Mexique, l’exposition amène le visiteur à regarder les reportages des années quarante et cinquante, s’accordant parfaitement à la pensée et la sensibilité de son temps. Ce sont les années au cours desquelles la tentative de reconstruction rend les artistes sensibles à une récupération de la “matière”, comprise comme origine, avant l’existence charnelle. Et c’est dans le même esprit que Cartier-Bresson, dans son célèbre livre Images à la sauvette (1952), consacre une analyse spéciale à l’acte de photographier, dont le déclic devient le signe de la relation avec le monde : capter le moment épiphanique et primordial de la course du temps coïncidait en fait avec la recherche des principes originaux fondateurs de la poétique informelle et avec l’intérêt pour le processus créatif de Jackson Pollock.
Dans la série qui reprend la découverte du temps libre en France, Cartier-Bresson présente ses sujets pris sur le vif, « sans pose », dans leur immédiateté charnelle et privées de glamour, qui conduisent elles aussi à ce sentiment d’adhésion au concret de la vie.
Et ainsi, passant des visages caractéristiques de la Chine au studio d’Alberto Giacometti, dont les œuvres “magmatiques” rappellent l’antique civilisation étrusque, le célèbre photographe nous raconte par ces images la complexe histoire de l’Europe et du monde dans la période de l’après-guerre.
À partir des années soixante-dix, Bresson met fin à ses activités de photographe pour se dédier à nouveau à ses anciennes passions : la peinture et le dessin.
Esprit dynamique et infatigable travailleur, Cartier-Bresson était aussi en première ligne quant aux activités d’organisation : en 1947 il fonda avec Robert Capa l’agence Magnum et, quelques années avant sa mort, créa avec sa femme et sa fille la Fondation Henri Cartier-Bresson (2000).

Outre une riche documentation du siècle passé, ce qui demeure finalement de l’exposition au Centre Pompidou à Paris, c’est indubitablement l’impression d’un homme de recherche infatigable, libre vis-à-vis des ‘solution standard’ ou ‘recette toute faite’ et la tête, l’œil et le cœur toujours en alerte.

«C’est en vivant que nous nous découvrons, en même temps que nous découvrons le monde extérieur ; il nous façonne, mais nous pouvons aussi agir sur lui. Un équilibre doit être établi entre ces deux mondes, l’intérieur et l’extérieur, qui dans un dialogue constant n’en forment qu’un, et c’est ce monde qu’il nous faut communiquer».


Exposition Henri Cartier-Bresson
12 février 2014 - 9 juin 2014
de 11h00 à 23h00
Galerie 2 - Centre Pompidou, Paris