Sur la corde raide tendue là-haut

La foire de Rimini débutera par une suite musicale dédiée à La strada : le film, un des préférés du pape François, fête ses soixante ans. Dans cet interview la nièce de Federico Fellini nous raconte son oncle.
Maurizio Vitali

Le Meeting 2014 ouvrira ses portes en rendant hommage à Federico Fellini. Le spectacle inaugural de la trente-cinquième édition de la foire de Rimini sera une suite musicale de Nino Rota extraite de la bande sonore de La strada, chef-d’œuvre sorti exactement il y a soixante ans (en 1954), Oscar en 1957, suivi d’une enfilade de récompenses prestigieuses. C’est chemin faisant que s’entrecroisent les péripéties des trois protagonistes : Gelsomina (Giulietta Masina), l’ouverture originelle de l’enfant à la réalité ; Zampanò (Anthony Quinn), tsigane, saltimbanque, la fruste brutalité de l’animal ; le Fou acrobate (Richard Basehart), le sens de la vie comme risque, sur une corde raide tendue là-haut, et qui semble de la folie.
La trame mériterait d’être plus détaillée. Ici, nous dirons seulement que Gelsomina est vendue à Zampanò par sa mère veuve et pauvre, et qu’elle le suit, traitée comme un chien ; la rencontre avec le Fou, au moment où elle ne se sent plus rien et voudrait mourir, lui fait comprendre que même un petit caillou a de la valeur et donc sa vie à elle aussi ; la mort du Fou, accidentelle, par la main de Zampanò, la fait tellement souffrir qu’elle en perd la raison ; Zampanò l’abandonne, avec comme seule compagnie les sons de la trompette du thème musical du film. Ce n’est que des années plus tard, quand il apprendra sa mort, que Zampanò pleurera à chaudes larmes, allongé au bord de la mer, les mains enfouies désespérément dans le sable.

L’interview de Francesca Fabbri Fellini a eu lieu sur skype. Elle est « sa nièce et héritière par ADN », étant la fille de sa sœur Maria Maddalena.
Comment une rencontre aussi immédiate et facile entre Fellini et des jeunes est-elle possible ?
La strada est un film qui parle uniquement par les images, les premiers plans, les gestes et les paroles des trois principaux personnages. Cette communication touche une corde sensible chez les jeunes. Du reste, comme dit un ancien adage, la danse commence là où s’arrête la parole.

À quel âge avez-vous vu le film pour la première fois ?
J’avais huit ans. Je l’ai vu à la télévision chez moi, avec mes parents. Après que maman m’eût mise au lit et embrassée pour la nuit, je fondis en larmes, la tête cachée sous l’oreiller. J’étais accablée par la mort du Fou, qui m’avait profondément touchée par son esprit poétique. Le Fou est un rêveur comme moi. Un enflammé qui ne parvient pas à régler ses comptes avec la violence de Zampanò, le harcèle outre mesure, et finit par y perdre la vie.

Qui était pour vous l'oncle Federico à cette époque ?
La première « rencontre » a eu lieu le jour de mon baptême, il était mon parrain et tante Giulietta ma marraine. Ensuite je me le rappelle comme compagnon de jeux. J’étais née après 12 ans de mariage de mes parents et j’avais les cheveux roux: il me nommait « poupée » et disait que j’étais rouillée parce que j’avais trop tardé à venir au monde. Quand il venait à Rimini, il m’amenait souvent dans un magasin de jouets. Nous nous amusions ensemble et lui se laissait aller à la rêverie. Et puis il me dessinait. J’aime bien le croquis où il m’a représentée avec ma tresse rousse, le petit nez en trompette, le manteau bleu dont lui-même m’avait fait cadeau, avec mon allure de petit soldat.

Et quand vous n’étiez plus une fillette ?
A 19 ans je me suis installée à Rome où j’ai travaillé pendant 23 ans comme journaliste. L’oncle Federico m’avait d’abord conseillé de me faire actrice. « Tu te vois monter sur les planches pour réciter et chanter ? », me demanda-t-il. «Non ? Alors tu ne dois pas le faire. Tu es curieuse et disposée à rencontrer tout le monde, je te conseille donc de devenir journaliste. Mais étudie aussi les langues et apprends à utiliser l’ordinateur ». C’était un précurseur là aussi.

Qu’avez-vous appris de plus important dans vos rapports avec lui ?
L’humilité. Avec ses cinq Oscars il était le metteur en scène le plus connu et honoré du monde ; et pourtant il traitait chaque homme, même le plus modeste, comme s’il était la personne la plus importante à ses yeux.

Pour en revenir à La strada, je pense que pour le Fou même une chose apparemment insignifiante a de l’importance…
Une scène décisive du film est celle où le Fou explique à Gelsomina que s’il y a un caillou quelque part sur le sol, il a un sens, et alors comment donc notre être dans le monde n’aurait-il pas de signification. Ici apparait le sentiment religieux de Federico, la clef qui donne un sens à tout le film. Le Fou savait bien qu’il pouvait tomber amoureux de Gelsomina, et qu’elle était en train de s’éprendre de lui, mais il lui dit : fais attention, Zampanò ne peut pas vivre sans toi, il a besoin de toi. En d’autres termes, il lui indique un but, un sens pour sa vie. Le Fou a les deux pieds sur terre parce qu’il a cette conscience. Mais en même temps il a les pieds en l’air car sa vie est suspendue à une corde raide tendue à plusieurs mètres au-dessus du sol. Il vit chaque jour intensément, en prenant des risques.

Le Fou... et le clown. Gelsomina, ses grands yeux écarquillés comme ceux d’un enfant captivé par toutes les choses qu’il voit et goûte comme un don désirable, son envie de danser, son être extasié par le son de la trompette… Tout cela semble faire partie de son être de clown...
Federico était fasciné par le clown blanc qui ne peint pas son nez en rouge, celui qui pleure. Gelsomina est habitée par une profonde tristesse, au fond elle a été vendue par sa mère à un énergumène vagabond. Mais de l’abîme de cette tristesse émerge autre chose: elle vit et raisonne, prend soin des choses et apprend. « Je mets mes casseroles de côté, je fais mon petit spectacle ». Les sœurs du couvent, à la vue de cette créature si fragile, lui offrent l’hospitalité, mais elle refuse : « Je suis celle qui donne à manger à Zampanò, qui fait les spectacles… ». Petit à petit Gelsomina a découvert son importance à l’intérieur du triporteur Guzzi de Zampanò, c’est pourquoi elle dit non aux sœurs et à cette paix éphémère.

Et Zampanò ? Il semble qu’en lui il n’y ait pas un brin d’humanité. Mais à la fin...
La finale est une des scènes les plus fortes du film. Au moment où Zampanò entend la femme chanter l’air de Gelsomina tandis qu’elle étend le linge, il comprend qu’elle est morte et se rend compte alors de tout le mal qu’il a fait à cette douce créature. Aucune parole, rien que des images d’une force extraordinaire qui expriment tout: le coup de pied administré au bidon, les larmes, les mains qui creusent le sable…

Le pape Bergoglio a dit que La strada était le film de sa vie, et qu’on y retrouve saint François.
Je pense à saint François comme à quelqu’un qui a parcouru tant de routes, a cheminé et rencontré tant de gens, nous laissant un signe profond. Il s’est débarrassé de tout ce qu’il possédait, s’est fait itinérant, citadin de la vie, du chemin qu’il a parcouru en dialoguant avec le soleil, la lune, les animaux, les fleurs… avec les cailloux de notre film. Son pèlerinage est rappelé par Gelsomina, par Zampanò, par le Fou : ils ne possèdent rien, ils n’ont ni maison, ni richesses, seulement des guenilles et leurs petits spectacles.

La strada comme chemin de la vie, et les trois protagonistes comme dimensions de l’humain, ou « périphéries de l’humain » pourrions-nous dire pour rejoindre le thème du Meeting, dans son aspect essentiel.
Bien sur. L’argent, l’avoir ne te portent pas loin. Là n’est pas le bonheur, le sens n’est pas déterminé par la richesse, par ce qu’on possède, mais par le fait que nous avons été créés, nous, les fleurs, les cailloux, tout. Zampanò et Gelsomina cheminent, et où s’arrêtent-ils en cours de route? Là où on fête un mariage campagnard. Ou bien chez des sœurs dans un petit couvent perdu. Et ensuite dans un village insignifiant dans le bled. Périphéries. Puis dans le cirque... le chapiteau est la périphérie.

Vous êtes déjà venue au Meeting ?
Oui, comme spectatrice.

Avec quelle attente y allez-vous cette année ?
J’espère qu’à travers cette soirée un très grand nombre de jeunes pourront devenir amoureux des grands chefs d’œuvre et de la beauté qu’ils contiennent, que leur vienne le désir de voir ce qui est beau et porteur d’un message. Connaître ces choses est bon pour les jeunes. Non pas pour leur dire que le passé est meilleur que le présent, mais pour qu’ils apprennent à être différents par rapport à l’homologation à tout ce qui est à la mode, pour qu’ils ne se laissent pas embrigader dans le troupeau, entraîner à faire comme tout le monde.