Réparer les vivants

‘Réparer les vivants’ est le titre du dernier roman de Maylis de Kerangal, paru en mars dernier aux éditions ‘verticales’. Alain Finkelkraut lui a consacré son émission de samedi 24 mai sur France-Culture.
Thérèse Delannoy

Si l’on résumait le livre de façon abrupte, on dirait qu’il trace ‘en direct’ les péripéties d’une transplantation cardiaque. Mais le roman dépasse infiniment le plan technico-médical car l’auteur - comme dans son ouvrage ‘Naissance d’un pont’ - choisit de traiter le sujet de manière polyphonique : elle intériorise le point de vue de chaque « acteur » si bien que la transplantation devient migration. Douleur, refus, révolte, violence… Nous vivons ces émotions, nous sommes emportés par le rythme haletant de l’histoire où l’unité d’action se démultiplie alors que l’unité de temps s’impose, inexorable.

Session de surf au large du Havre, un dimanche d’hiver, au petit matin. Simon et deux amis, à peine 20 ans chacun, se livrent à leur passion, « cette putain de passion pour le surf ! » dira son père. Au retour, frigorifiés, ils règlent le chauffage du van au maximum et s’endorment. Simon, le seul à n’avoir pas de ceinture de sécurité, mourra après son transfèrement à l’hôpital.

Grâce à l’écriture étonnante de Maylis de Kerangal, nous avons soudain le don d’ubiquité. Nous voici dans le service de réa à l’hôpital du Havre avec le médecin de garde Révol et l’infirmier coordinateur Thomas Rémige (passionné d’opéra et de chardonnerets) ; avec Marianne et Sean qui apprennent que leur fils est en état de coma irréversible ; à La Pitié-Salpétrière où l’on attend un cœur compatible ; à l’hôpital du Havre où les parents trouvent Simon comme ‘vivant’ : rose, tiède, le cœur battant artificiellement ; avec Juliette, la petite amie de Simon, qui l’attend comme prévu ; dans le bureau de l’infirmier qui, avec respect, évoque pour les parents le multi-prélèvement possible, en s’efforçant à la clarté, à la douceur. « Pas les yeux, on ne prend pas les yeux, n’est-ce pas ? », supplie Marianne ; à nouveau à la Salpétrière où l’on prépare Claire, la future greffée.

Deux scènes m’ont particulièrement frappée : la scène du prélèvement, violente du fait de l’avidité des chirurgiens à s’emparer du cœur, des reins, des poumons, du foie ; ils font leur travail mais il semble que Simon soit devenu un objet. En revanche, quand le cardiologue s’apprête à prélever le cœur, il demande « On peut clamper ? –Non ! crie l’infirmier ; et, à la demande de Marianne, il chuchote à l’oreille de Simon « Tes parents sont là, avec toi, et ta petite sœur Lou, et Juliette, et Mamé » et il lui fait ‘écouter’ le bruit de la mer : piste 7 sur le baladeur que Sean lui a remis. Alors seulement, on peut clamper.
Et la scène finale à l’hôpital du Havre. L’infirmier, fan d’opéra, s’emploie à rendre présentable le corps de Simon, avant de le remettre à ses parents. Et, tout en s’activant, il chante… C’est ‘un chant de belle mort’ ; ‘le corps qui a reçu un coup mortel - la lance au flanc du Christ - devient un sujet de louanges’. ‘Ce corps que la vie a éclaté retrouve son unité dans le souffle de la voix qui chante’ en hommage à Simon dont la mort est irréparable mais qui reste irréductiblement lui.

Une des invitées d’A. Finkelkraut, à la fin de l’émission, posa cette question : puisque nous sommes tous des receveurs potentiels, pourquoi ne serions-nous pas des donneurs potentiels ?