Là, j’ai découvert quelque chose de moi-même.

Équateur, Brésil, Kenya. Une exposition racontera le voyage en trois étapes d’un envoyé très spécial, à la recherche de ce qui peut faire renaître la personne n’importe où. Voici son récit…
John Waters

Ce qu’est la pauvreté, nous croyons le savoir. Nous croyons que c’est quelque chose de simple. Nous ne sommes pas toujours capables de voir que la solution se trouve à portée de main mais nous croyons savoir plus ou moins où la trouver ; avec des différences de détail : d’aucuns parlent de redistribuer les ressources, d’autres de rendre les marchés plus efficaces et sensibles. Mais souvent, ces solutions, dès qu’elles sont appliquées, ne font qu’empirer la situation. Nous donnons de notre superflu en pensant que cela suffit. Mais ce n’est pas suffisant. Alors, nous donnons plus et ce n’est toujours pas suffisant. La pauvreté que nous voulons atténuer devient chronique, ou bien de nouveaux symptômes se manifestent. A la place de la pauvreté intégrale, s’installe une dépendance qui devient rapidement tout aussi malfaisante que la condition précédente. Il y aura toujours des pauvres « parmi nous » ; seulement, nous sommes « avec eux ». C’est cela, le problème…

On m’a demandé d’organiser une exposition du Meeting 2014, sur les activités de l’AVSI (Association de bénévoles pour le service international) à Quito (Équateur), Nairobi (Kenya) et São Paulo (Brésil). L’exposition présentera des projets éducatifs fondés sur la méthode de don Giussani : méthode éducative visant le développement de la personne, la génération d’un ‘sujet’ nouveau. Le titre de l’exposition « Générer la beauté -- Nouveaux débuts aux périphéries du monde » fait écho au thème du Meeting de cette année. Nous avons voulu montrer à quel point la voix insistante de don Giussani résonne dans ces « périphéries existentielles » - comme les a définies le pape François - là où les circonstances de la vie défient notre imagination de façon incommensurable. L’expression lancée par le pape va bien au-delà des dimensions géographiques, sociologiques, idéologiques, et dépasse même l’idée de l’adhésion à une foi. Elle fait appel à notre responsabilité, laquelle se situe au-delà du devoir ou de la compassion, au-delà de ce qu’on est convenu d’appeler « charité ».
Cela m’a touché personnellement, et plus profondément que tout ce que j’avais appris, entendu ou commencé à croire ; j’étais confronté à ces questions existentielles : qui suis-je ? quel est mon destin ? Questions qui engageaient ma responsabilité face aux autres et, par voie de conséquence, me poussaient à savoir qui sont ces autres et ce que je puis être pour eux. Qu’attend le Seigneur, de moi qui le suis ? Ce n’est pas simple. Il ne suffit pas de donner une poignée d’euros, geste qui ne me coûte rien ; il apaise mon sentiment de culpabilité plus qu’il ne soulage la faim ou la souffrance de l’autre, et me laisse donc, moi aussi, dans le besoin.

LES INVASIONS. Et alors ? La méthode éducative de don Giussani ne consiste pas à faire l’aumône. Elle n’offre ni secours ni ressources matériels, mais la possibilité d’une régénération totale de la personne humaine. Ce que nous devons essayer de comprendre, dans notre travail préparatoire à l’exposition, c’est comment l’appel du Christ ouvre la perspective d’une vie meilleure, à travers toutes formes de rapports humains, dans des lieux très différents et si très éloignés les uns des autres, là où apparaissent les besoins de l’homme dans toute leur urgence.
A Quito, par exemple, nous avons visité les invasiones (quartiers) de la zone Pisulli. Cette partie de la ville a ‘explosé’ sous l’effet de l’invasion de familles qui, venant de zones rurales, s’y sont installées de force. Aujourd’hui, les deux tiers de la population de cette zone vivent dans la pauvreté. De nombreuses familles sont victimes d’escroqueries et de corruption ; certaines ont perdu tous leurs biens, à plusieurs reprises. Et pourtant, quelque chose en eux a permis à ces gens de survivre et de rester là pour construire une nouvelle civilisation au cœur de l’ancienne. Grâce au travail que l’AVSI réalise au milieu d’eux, un mode de pensée s’est mis en place, qui ne considère pas le parcours éducatif comme un moyen de former des compétences utiles à l’économie ou à la société, mais comme une façon de réveiller l’être humain dans sa totalité. Là, nous avons perçu comment la foi devient culture, ce qui arrive quand, dans cette situation, un étudiant (ou n’importe qui d’autre) rencontre un adulte dont la présence propose objectivement une hypothèse qui explique toute la vie. Comme don Giussani l’a développé dans Le risque éducatif, cela devient un chemin de reconnaissance, un parcours d’affection, un processus d’appropriation et d’utilisation de la réalité à des fins personnelles. Ainsi l’étudiant devient adulte, protagoniste à part entière dans le réel, capable de générer par lui-même une nouveauté dans son histoire.
Au cours du voyage, nos certitudes quant à ce que nous considérions comme « acquis » ont souvent été mises à l’épreuve. Je reviens à la notion de « pauvreté ». Comment pourrais-je la définir aujourd’hui ? J’ai compris que le problème avait été envisagé trop longtemps à partir d’analyses et d’explications simplistes. A São Paulo, j’ai appris que la pauvreté a quelque chose à voir avec une forme de solitude, ce que je n’avais jamais imaginé auparavant. Les hommes politiques et les philanthropes parlent souvent d’« exclusion » et, dans notre culture, ce mot évoque quelque chose de négatif mais de partiel ; il suggère la non-participation à la vie économique de la société, ce qui n’est que l’aspect initial. C’est tout ce qui en dérive qui constitue le cercle vicieux créé par la pauvreté : la perte du statut social et de la dignité, la dépendance, le mépris de soi-même, la dégradation culturelle, la honte, une espèce de mort, même si le corps est toujours vivant. La pauvreté est un coup que l’on subit, même si la société n’est pas toujours consciente de l’avoir donné. Or la souffrance et le désarroi causés par ce coup peuvent marquer toute une vie et se transmettre de génération en génération.

L’AMNESIE. A São Paolo, j’ai découvert une chose à travers le travail du Centre de récupération éducative et nutritive (CREN) qui aide les pauvres dans les favelas, avec le soutien de l’AVSI. C’est que, contrairement à ce que je croyais, la malnutrition ne peut pas toujours être définie mathématiquement. Elle a certainement à voir avec l’absence d’une bonne alimentation, mais beaucoup plus encore avec une forme d’amnésie. Des filles de la campagne, abandonnées par leurs familles, arrivent dans les favelas, se marient, ont des enfants mais ne savent pas leur donner les soins indispensables. Les nourrir convenablement ne va pas de soi ; c’est une sagesse qui s’apprend au sein d’une culture. Quand la culture se désagrège par suite de l’indigence, des difficultés, des déplacements, cette sagesse, soigneusement cultivée depuis des générations, se perd. C’est une des manifestations de la « solitude » comme symptôme-clé d’une profonde pauvreté. C’est là que nous pouvons saisir l’importance de l’éducation, au sens le plus profond du terme, celle qui vise à régénérer la personne. Aucune intervention de l’AVSI ne peut être paternaliste ; ce serait un désastre. Elle ne peut aboutir que si elle est amitié, compagnie dans laquelle la nature des besoins est reconnue, rendue visible. Nous sommes tous pauvres, mais de façon différente. Et tous, nous sommes seuls, mais pas forcément dans les mêmes conditions. Voilà pourquoi l’idée de ‘compagnie’ est vitale. Le Destin ne nous laisse pas seuls.

L’ANTIDOTE. S’il existe un antidote à la pauvreté, c’est bien la beauté, dans son sens le plus profond et le plus vrai, c’est-à-dire l’écho, le rappel ou la nostalgie d’une grandeur, en nous, que nous avions oubliée. A Nairobi, nous l’avons vue dans le contraste flagrant entre les slum de Kibera et la nouveauté, la fraîcheur qui se respirent dans les classes de l’école « Little Prince e Cardinal Otunga », où les jeunes font l’expérience d’une vie différente. Les voir littéralement s’épanouir devant nos yeux a été une chose merveilleuse. Mais il y a eu plus surprenant encore : au cours de notre voyage en Équateur, au Brésil et au Kenya, nous avons demandé à ceux que nous rencontrions, de nous raconter ce qu’avait signifié dans leur vie le fait d’avoir accompagné ou d’être accompagnés. Que signifiait le fait d’inviter l’autre à être soi-même, de l’aider à générer en soi-même une personne nouvelle ? « Quelle méthode avez-vous utilisée pour changer la vie des autres ? » Très souvent, on nous a répondu la même chose, très simple : « Je me suis changé moi-même! ».