Centenaire de la mort de Péguy : « Toute œuvre est vive »

Né en 1873, le lieutenant Charles Péguy meurt le 5 septembre 1914 à Villeroy (Marne), « victime inaugurale » de la Grande Guerre. Qui était Péguy ? Auteur inclassable, à la fois penseur intransigeant, passionné et poète mystique.
Marie Waller

Le philosophe Alain Finkielkraut a consacré à Péguy un ouvrage paru il y a plus de vingt ans (Le Mécontemporain – Paris, Gallimard, 1992; n.d.r. Les citations issues de ce livre sont indiquées ainsi : AF). Un hommage qui est une défense, tant la postérité de cet auteur fut enfouie sous des récupérations et réductions, affaiblissant la vaillance de sa pensée et la richesse de son œuvre. Invitation à une lecture.

L’enfant révélé par l’école
Né dans un milieu modeste, orphelin de père, Charles Péguy est élevé par sa grand-mère, paysanne analphabète et par sa mère, rempailleuse de chaise. A l’école primaire, annexe de l’école normale d’instituteurs d’Orléans, Charles Péguy est un élève studieux et exemplaire. Muni de son certificat d’études en 1884 il fait sa rentrée en octobre à l’école professionnelle. Mais à Pâques, suite à l’intervention de son instituteur pour l’obtention d’une bourse, il intègre la classe de sixième au lycée d’Orléans. Ce regard porté sur lui le révèle à lui-même et lui ouvre le monde : « L’étonnement, la nouveauté devant rosa rosae, l’ouverture de tout un monde, tout autre, de tout un nouveau monde, voilà ce qu’il faudrait dire.(…) Le grammairien qui, une fois, ouvrit la grammaire latine (…) n’a jamais su sur quels parterre de fleurs il ouvrait l’âme de l’enfant. » (Péguy, Notre Jeunesse, 1910, in AF, p. 84). Bachelier en 1891, il poursuit en classe préparatoire au lycée Lakanal mais échoue de très peu l’admission à l’Ecole normale supérieure, l'occasion pour lui de devancer son service militaire et parallèlement de poursuivre un travail personnel de recherche sur Jeanne, la "Pucelle d’Orléans". L’année suivante, il prépare le concours au lycée Louis Le Grand et est admis à l’ENS en 1894.

La conversion au socialisme
Dès ces années de jeunesse se révèlent un tempérament et des choix de vie décisifs. Péguy ne suit pas la voie toute tracée de l’enseignement supérieur, sa sécurité et son prestige. Echouant une première fois à l’agrégation il ne se représente pas, puis démissionne de l’ENS. Sa vie est ailleurs.
Dès la classe préparatoire, son ancrage amical et intellectuel, ses engagements sont socialistes. Il épouse civilement en 1897 Madeleine Baudoin, frère de Marcel, un de ses proches amis mort prématurément, appartenant à une famille de tradition communarde. Le couple eut quatre enfants nés entre 1898 et 1915.
Un an plus tard Péguy s’engage dans l’aventure d’une librairie socialiste avec Henri Herr (bibliothécaire de l’ENS) et Léon Blum dans le quartier latin, rue Cujas. La librairie Bellais est un lieu d’une grande vitalité intellectuelle, les amis et militants s’y rencontrent, y débattent d’articles à peine publiés ou à paraître, les échanges sont passionnés. Ce lieu rassemble en outre les dreyfusistes, qui apportent leur soutien à Bernard Lazare dans sa demande de révision du procès du capitaine. Le quotidien de Péguy est marqué par un travail acharné pour une survie matérielle toujours très précaire. Commercialement l’affaire est périlleuse, la librairie doit être renflouée financièrement un an plus tard en 1899 et ne lui appartiendra plus.
Mais cette effervescence dérange. En 1899, le Congrès des organisations socialistes impose un contrôle sur les publications. Esprit trop indépendant, trop critique à l’égard de tout dogmatisme, Péguy n’est pas élu comme délégué du parti et mis de côté. Intellectuel engagé mais libre, Péguy sera jamais dans une "ligne" idéologique, c’est un infatigable et intraitable "chercheur de ligne".
Ces circonstances l’amènent à fonder sa propre revue : les Cahiers de la Quinzaine qui paraîtront de 1900 à 1914. Là encore, l’aventure de la revue l'expose à un quotidien harassant pour survivre, rentrer dans ses frais. Mais c’est aussi un lieu de pensées, de confrontation, de réflexion libres hors de tout dogme et dans un souci de vérité, tout ce que le parti socialiste lui refuse. Les Cahiers seront porteurs, toutes les années suivantes, de sa réflexion intense, ardente, sans concessions.

Contre le rêve révolutionnaire
Péguy dans sa lucidité semble pressentir le cauchemar qu’a engendré la révolution socialiste à force d’avoir trop rêvé. Le socialisme de Péguy est un socialisme moral, qui entraîne à s'engager concrètement pour libérer l'homme de toute misère économique et culturelle. Ce n’est pas un socialisme doctrinal qui veut à tout prix accélérer la marche de l’Histoire et faire advenir l’humanité nouvelle : « Etre révolutionnaire [pour Péguy], ce n’est donc pas rêver d’un monde meilleur, mais se réveiller de tous les rêves, redescendre vers la terre ; de l’immortalité vers la finitude de la mort et de l’avenir radieux (quel qu’en soit le contenu ou le programme) vers l’ici et maintenant concret. » (AF, p. 161). L’humanité à venir ne doit pas se faire au prix de l’oppression, de l’épouvante, des massacres de masses au nom d’une quelconque idéologie systématique. Rien de plus éloigné de Péguy que le socialisme historique qui obéit à une logique nihiliste, où le sacrifice des individus « fait œuvre » pour le progrès. S’il fut proche de Jaurès un temps, la rupture fut radicale en 1902.
C’est l’inquiétude pour le sort de l’humanité qui réveille Péguy. Voilà son seul engagement : libérer l’humanité de toutes les servitudes, économiques et culturelles. A la marche forcée du destin révolutionnaire de l’humanité, Péguy oppose la lutte pour la dignité de chaque humain. Son socialisme est un devoir social, tirer l’homme de l’asservissement à la misère. Car elle « bannit l’homme de l’espace public et le déloge aussi de son for intérieur. Elle [la misère] est servitude (puisqu’elle enchaine le misérable à son corps) et exil (puisqu’elle l’éloigne simultanément du monde et de lui-même) » (AF, p.191). La nécessité humaine est celle du pain qui nourrit le corps et du livre qui nourrit l’âme pour Péguy.

Dreyfusiste et patriote
Grand ami de Bernard Lazare (1865-1903, journaliste anarchiste qui le premier dénonce l’illégalité du procès contre Dreyfus en 1896), révolté par l’antisémitisme, comme par toute exclusion quelle qu’elle soit, il compte parmi les défendeurs du capitaine. La position est originale à une époque où de tout bord on affiche sans complexe la haine du Juif. Mais au-delà du philosémitisme de Péguy, il y a un idéal politique qui s’affirme : « Nous disons une seule injustice, un seul crime [au nom de la raison d’Etat], une seule illégalité surtout si elle est officiellement enregistrée, confirmée, une seule injure à l’humanité, une seule injure à la justice et au droit, surtout si elle est universellement, légalement, nationalement, commodément acceptée, un seul crime rompt et suffit à rompre tout le pacte social, tout le contrat social. » (Péguy, Notre Jeunesse; AF, p.43). La droite est antisémite, la gauche renvoie le capitaine à ses origines bourgeoises, son statut de militaire. Mais là encore Péguy échappe aux clivages car il pointe l’essentiel : la France trahissant ses valeurs, son héritage en condamnant un innocent. En 1898, à l’adresse du directeur d’un journal adversaire de la révision du procès il déclare : « Vous insinuez que nous ne sommes pas patriotes : c’est nous qui le sommes, puisque nous ne voulons pas que la patrie soit déshonorée par une infamie ; et c’est vous qui ne l’êtes pas, puisque vous voulez que la patrie soit déshonorée par cette infamie. » (AF, p. 113).

La fidélité à la nation
Son dreyfusisme nous permet de mieux comprendre ce qu’il convient d’appeler le nationalisme de Péguy. Péguy est un esprit toujours en marche, saisi par le réel, qui n’annule pas son surgissement sous le voile idéologique. Aussi, en 1905 quand Guillaume II agresse indirectement la France lors de son voyage au Maroc, Péguy se réveille. Nous sommes alors encore dans le souvenir douloureux de la défaite de 1870 et Péguy critique la cécité du socialisme "idéologique, intellectuel et pacifiste" qui ne voit pas la menace allemande. Il redoute cet universalisme abstrait, son dangereux angélisme. Son nationalisme ne prend pas non plus la forme d’un repli ethnique, d’un rejet réactionnaire de l’étranger. Sa position patriotique est celle d’une sentinelle, loyale à un héritage, fidèle à une tradition à la fois judéo-chrétienne, gréco-romaine et républicaine. Et l’héritier ne peut dilapider l’héritage. La publication de Notre Patrie en 1905 est directement liée à cette prise de conscience. Barrès, Drumont et les éditorialistes de droite croient saluer dans leurs éloges le revirement d’un ancien dreyfusard. Mais jamais d’aucune idéologie ni d’aucun bord, toujours fidèle à une pensée libre soucieuse de vérité, Péguy est amené à clarifier sa position. Dans Notre Jeunesse, publié en 1910 il écrit « ce que nous défendons, ce n’est pas seulement notre honneur. Ce n’est pas seulement l’honneur de tout notre peuple, dans le présent, c’est l’honneur historique de notre peuple, tout l’honneur historique de toute notre race, l’honneur de nos aïeux, l’honneur de nos enfants ». Le nationalisme de Péguy là encore n’est pas adhésion à une idéologie, il est scrupule moral : scrupule envers ce qui est reçu et dont on est le dépositaire, scrupule envers les morts, scrupule envers le donné. Cette inquiétude scrupuleuse est celle aussi qu’il exerce à l’encontre de la modernité. Le scrupule s’associe ici à une inquiétude nostalgique.

Le péril de la modernité
La critique de la modernité par Péguy, souligne Finkielkraut, est celle de la posture de l’homme moderne devant le réel qui est accaparement, maîtrise. La modernité travaille le fer, matière première malléable. Et non plus le bois qui résiste : « le corrélat de son [l’homme de la modernité] activité, ce n’est plus la nature ou la réalité comme elle se livre, c’est l’opérabilité et la plasticité sans limites d’une matière sans dignité, ce n’est plus l’être en tant qu’autre, c’est l’être comme prolongement de lui-même, l’être comme service, l’être délivré de toute transcendance et de toute extériorité. » (AF, p. 65). Le projet de la modernité, c’est ce projet de « mise à disposition du monde » par la science omnisciente et la technique omnipotente, consistant à exercer sur les choses un pouvoir illimité. Un pouvoir illimité, se légitimant par son illimitation-même. Le salut venant alors de l’Histoire, de son avancée irrésistible, comme si demain était indiscutablement meilleur qu’hier. Pourtant Péguy s’inquiète de cette confiance aveugle accordée à cette prétention ; il se scandalise des massacres des Arméniens prélude au génocide, des atrocités de la guerre russo-japonaise (1904) : les faits mettent à mal l’idée que le temps historique est au service du progrès. Péguy récuse donc toute justification du mal au nom d’un bien supérieur et s’oppose à ce préjugé moderne d’« une supériorité automatique d’aujourd’hui sur hier » (AF, p. 131). Sa critique vise aussi l’avancée du positivisme dans les Humanités (Taine et Renan sont visés) : le regard moderne méprise le regard rétrospectif, ne cultive pas la piété pour ce qui est reçu, hérité, tout occupé à s’affairer à l’avancement de l’humanité. Le monde moderne ne s’étonne pas, ne s’émerveille plus, « Troquant la surprise pour le surplomb, pour le regard panoramique de l’observateur absolu, il ne connaît pas d’aventures : ce n’est jamais l’autre qu’il rencontre mais toujours son propre savoir » (AF, p. 85). L’homme moderne est dévot et sa religion se nomme le progrès. Mais cet homme souverain n’est pas l’homme accompli pour Péguy : « Ce siècle qui se dit athée ne l’est point, il est autothée. Ce qui est un bien joli mot, et bien de son temps. Il s’est littéralement fait son propre Dieu et sur ce point il a une croyance ferme. » (Péguy, Un poète l’a dit; AF, p. 72). Le réel est une révélation : voilà ce que détruit la modernité : « La révélation – le fait de se donner, d’apparaître – n’est plus le mode sous lequel advient la vérité du réel. » (AF, p.68.). Le réel de Péguy doit rester incommensurable, doit rester le "choc de l’immaîtrisable", doit rester l’expérience du Mystère, de la passion (au sens évangélique) du présent.

La Mystique charnelle
S’il devient de plus en plus étranger à la foi catholique de son enfance dans les années d’étudiant et de jeune militant, le legs chrétien est ancré en lui et fera son chemin en profondeur. Nous pourrions même avancer que son socialisme vient de son fonds chrétien. C’est toujours la valeur absolue de l’homme qu’il défend contre les puissances politiques, économiques, idéologiques. Si en effet la politique (et toute forme de pouvoir) instrumentalise des causes, la mystique s’y dévoue. En ce sens l’engagement de Péguy est mystique, d’une mystique incarnée : « ce qui définit l’opération mystique ce n’est pas, comme il est dit communément, l’immédiateté du contact avec le ciel, c’est le fait, pour l’âme de garder les pieds sur terre. Et homo factus est : Jésus ne s’est pas retiré du monde, il y est entré, il s’y est aventuré, il a assumé tous les prédicats, toutes les limites de la condition humaine. "Jésus même a été charnel" » (AF, p. 35). Temporel et spirituel sont nécessairement imbriqués chez Péguy. Et il n’est pas fidèle à une idée, il est fidèle à cette exigence qui rend ce parcours si essentiellement singulier. En 1908 il confie à un proche ami qu’il est redevenu catholique. Mais là encore une foi catholique d’une piété pure, celle de la prière, de la contemplation et de la grâce primant sur celles des sacrements. Péguy se tient à la périphérie de l’Eglise, mais au cœur de la foi vivante. Touché par la maladie d’un de ses fils, il marche vers Notre-Dame de Chartres (1912, 1913).
Suivre le chemin spirituel de Péguy, c’est suivre la figure de Jeanne, oeuvre déjà en germe dans les années 1890, à la fois évocation historique et introspection personnelle. La Jeanne d’Arc de 1897 est une héroïne "socialiste", populaire, courageuse, éprise de justice, qui s’élève contre les puissances politiques et religieuses et meurt hérétique. L’ouvrage est dédié « A toutes celles et ceux qui seront morts d’une mort humaine pour l’établissement de la République socialiste universelle ». Les trois Mystères (Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc, 1910 ; Porche du Mystère de la seconde vertu, 1911 ; Mystère des Saints Innocents, 1912) sont l’expression des méditations de Péguy sur la foi, l’espérance et la charité. Ce terme de Mystère est central : il indique un genre littéraire puisque Péguy reprend le genre moyenâgeux du Mystère apparu au XIVème siècle : l’histoire sainte mise en scène sur les parvis des églises pour un public populaire, non lettré. Nous retrouvons ici l’incarnation du Christ qui s’adresse à la simplicité humaine. Mais le Mystère est aussi cet "espace" qui n’appartient qu’à Dieu et qui sauve l’homme. Et ce qui sauve l’homme de son ubris, c’est la Passion (le drame de sa vie) qu’il vit avec le Mystère.

Trajectoire apparemment inconstante, l’œuvre de Péguy révèle au contraire un esprit fidèle à ses inquiétudes, pur et ardent, mis au défi de vivre et penser la complexité du réel. Ni fuir le monde ni se compromettre dans le monde, Péguy « défend la responsabilité pour le monde face à la double tentation du carriérisme et de l’angélisme, du pur intérêt et de la pure spiritualité » (AF, p. 39).
A présent, lisons-le à la manière dont il nous le demande : « Des hommes aussi, des hommes enfin qui sachent lire, et ce que c’est que lire, c’est-à-dire que c’est entrer dans ; dans quoi, mon ami ; dans une œuvre, dans la lecture d’une œuvre, dans une vie, dans la contemplation d’une vie, avec amitié, avec fidélité, avec même une sorte de complaisance indispensable, non seulement avec sympathie, mais avec amour ; qu’il faut entrer comme dans la source de l’œuvre ; et littéralement collaborer avec l’auteur ; qu’il ne faut pas recevoir l’œuvre passivement ; que la lecture est l’acte commun, l’opération commune du lisant et du lu, de l’œuvre et du lecteur, du livre et du lecteur, de l’auteur et du lecteur. » (Péguy, Clio, Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne).