Nous autres, les inhéritiers

A six mois de son élection à l'Académie Française, Alain Finkielkraut a consacré un entretien à Traces. Son logos, passionné et passionnant, le porte à em(brasser) une amplitude de questions.
Marie Waller et Silvio Guerra

Alain Finkielkraut, penseur aux prises avec la complexité du monde, répond à nos questions et nous éclaire avec sa lucidité inquiète et néanmoins passionnée sur les enjeux de notre époque. Grâce à cette position à l'écart des idéologies toutes faites, il nous permet d'approcher une certaine vérité sur les questions de la culture, de l'appartenance, de l'Europe, de la liberté humaine, de l'amour et de la mort.

Vous écrivez : « la critique actuelle…. ne veut pas entendre parler d’appartenance. Appartenir, dit-elle, c’est trier. L’affiliation conduit à
l’exclusion. » Comment l’homme peut-il vivre sans appartenir ?


C’est lié à l’histoire du 20ème siècle, à la dévastation du nazisme. Ce grand traumatisme a inhibé à la pensée. L’Europe a désormais peur d’elle-même. Elle s’inquiète de voir sans cesse ressurgir ses démons et fuit l’appartenance dans l’indétermination. Ceux qui incarnent l’idée européenne à Bruxelles ou ailleurs s’enorgueillissent de ne reconnaître que des valeurs universelles et que des individus. Nous vivons le triomphe d’une ontologie nominaliste. Comme le nazisme engloutissait les individus dans leur communauté d’origine, l’Europe post-hitlérienne, pour expier le crime et se guérir de ses anciennes et meurtrières divagations, ne reconnaît d’existence qu’aux individus. L’antiracisme nous interdit de parler d’Islam, nous demande de ne reconnaître que des sujets singuliers. Il est très difficile dans ces conditions tout simplement de faire face à ce que nous vivons.

Néanmoins, dans toute personne, n’y a-t-il pas une exigence d’appartenance ?

L’appartenance est un élément constitutif de notre humanité. C’est ce que les Romantiques ont découvert dans leur grande polémique avec les Lumières. Nous sommes les héritiers tant des Lumières que du Romantisme. Nous devons assumer ce double héritage de l’arrachement et de l’appartenance et nous avons beaucoup de mal à le faire à cause de ce que le fascisme a fait du Romantisme.

Malgré cet arrachement culturel, politique et national, l’appartenance ne peut-elle pas constituer un élément permettant de retrouver une identité ?

Oui, mais pour qu’il y ait appartenance, il faut qu’il y ait transmission. On ne voit pas bien comment la nation pourrait survivre au désastre éducatif dans lequel nous sommes plongés. La nation, c’est une langue, une mémoire commune, une culture, des œuvres. Aujourd’hui, chez les inhéritiers prévaut plutôt l’ignorance. Ils présentent la nation comme une prison et ceux qui la défendent résument la nation française à l’hymne national. J’aime bien la Marseillaise, mais la France a d’autres noms en magasin que celui de Leconte de Lisle.

Dans une interview au Monde à propos de l'identité nationale, vous dites : « et cette identité, nous ne la fabriquons pas, elle nous est donnée »

Régis Debray le dit mieux que moi : « la particularité nationale fait partie de ces infortunes providentielles qui empêchent les êtres humains de se prendre pour des dieux ». L’homme ne peut pas se créer lui-même, ne peut pas se fonder. Il vient toujours après, il naît dans un monde, il n’invente pas sa propre langue. Hannah Arendt n’a pas d’amour particulier pour le peuple juif, mais elle éprouve un sentiment de gratitude pour le fait d’être juive. La modernité a favorisé un ressentiment contre le donné. Et ce ressentiment conduit un nombre considérable d’individus à vouloir se délivrer de toute appartenance.

Vous écrivez dans votre dernier ouvrage : « les modernes ne sont plus des craignants-Dieu, mais sans crainte, point de culture ». Comme s’il y avait une dimension de piété dans la culture ?

Il faut se prosterner avant de croire, et pour admirer, il faut faire confiance à ceux qui vous disent que c’est admirable, donc aux adultes. A 15 ans, quand on vous demande de lire Madame Bovary, normalement, vous ne comprenez pas et vous pouvez vous ennuyer. Vous savez que c’est bien avant même de pouvoir le décider, sans cette piété inaugurale, sans cette confiance, sans cette foi, la transmission de la culture n’est tout simplement pas possible. Aujourd’hui, un nombre considérable d’adultes et d’enseignants s’exonèrent de leur responsabilité envers le monde. C’est la culture qui est atteinte de plein fouet. Elle ne peut pas survivre s’il n’y a pas cette loyauté et d’une ferveur préalable envers les grandes œuvres de l’humanité.

Donc, aujourd’hui, il n’y aurait que des abstractions universelles, des individus égarés et des instants. Toute la « chair du temps » de la transmission qui fait une lignée serait perdue ?

La transmission des œuvres est de plus en plus difficile car tous les individus sont censés être capables de penser, de juger par eux-mêmes dès leur plus jeune âge. Si tel élève n’aime pas Flaubert ou Platon, c’est son droit. La logique démocratique débouche sur le nihilisme. Toutes les opinions se valent et les œuvres sont elles-mêmes subrepticement réduites à des opinions.

Dans votre livre vous écrivez : « Nous produisons du neuf à partir de ce que nous avons reçu. Oublier ou excommunier notre passé, ce n’est pas nous ouvrir à la dimension de l’avenir : c’est nous soumettre, sans résistance, à la force des choses ». Qu’est-ce qui vous préoccupe dans cette dynamique ?

Le présent aujourd’hui est omniprésent. Le seul moyen d’échapper à ses évidences, à ses certitudes, c’est de faire un pas de côté. Et le passé, justement, permet ce dépaysement, ce « regard éloigné ». Mais si nous nous désintéressons du passé, en croyant nous libérer d’une tradition oppressive, nous tombons, nous nous enfermons définitivement dans la prison de l’actualité.

Certes, on peut insister sur ce danger, mais n’y a-t-il pas en l’homme une intériorité qui lui permet de résister dans le présent ?

Le pari de l’Occident depuis la Renaissance, c’est que l’intériorité se construit par le dialogue avec les œuvres. Si ce dialogue est rompu, les individus sont désarmés : ils ne peuvent trouver en eux-mêmes les ressources pour résister au présent.

Habermas disait : « Ce n’est que dans la rencontre avec l’autre que nous pourrons développer ensemble ce processus d’argumentation sensible à la vérité ». En échos, le pape François dit dans sa lettre ouverte avec les non-croyants : « La vérité est une relation ! À tel point que même chacun de nous la saisit, la vérité, et l’exprime à partir de lui-même : de son histoire et de sa culture, du contexte dans lequel il vit, etc. ». Alors que vous vous interrogez en écrivant : « Mais ne sommes-nous pas nous-mêmes l’autre de l’Autre ». Ne voyez-vous pas une articulation possible entre votre interrogation et l’ « autre » comme la réalisation de notre moi ?

Comme le disait bien Julien Freund, « nous pouvons décider que nous n’avons pas d’ennemis. Mais si l’autre nous désigne comme son ennemi, que peut-on faire » ? Il y a aussi une forme d’altérité extrêmement menaçante aujourd’hui. Quand on voit ce qui se passe par exemple à Birmingham où des écoles publiques sont noyautées par des islamistes radicaux et quand on voit la situation en France, on se dit l’Europe est confrontée à un défi inquiétant auquel elle ne sait pas du tout comment faire face. Oui, il était bon à un moment donné de réhabiliter l’altérité et toute la pensée des années 50, 60,70 s’y est attachée. Toutes les figures de l’autre ont été promues, du fou au sauvage. Très bien ! Mais on a oublié l’ennemi et celui-ci se rappelle soudain à notre bon souvenir.

Vous soutenez qu’il y a des valeurs non négociables car ils fondent la société occidentale. Qu’est-ce qui permet que votre position défensive devienne aussi positive et même que « l’autre », le djihadiste, puisse y voir un bien pour lui plutôt que déclarer la guerre sainte à l Europe ?

Il est très difficile de convaincre un islamiste que la liberté des femmes vaut mieux que leur assujettissement et leur relégation. Mais il y a un moment, en effet, où quand on n’arrive pas à convaincre, il faut imposer au nom des lois de l’hospitalité : celui qui est reçu doit respecter les coutumes de celui qui reçoit.

Ne pensez-vous pas que c’est d’une conscience de la vérité de ce que nous sommes que viendra notre capacité « d’imposer » ? On peut faire appel au droit mais alors c’est une course contre la montre…

Le droit sans la force est pure invocation abstraite. Mais il n’y a d’intégration possible que si la culture d’accueil est majoritaire. Dès lors qu’elle devient minoritaire sur toujours plus de territoire, la société se désintègre.

Un des facteurs de dissolution de ces valeurs ne vient-il pas de ce qu’elles sont coupées de leurs racines chrétiennes ?


L’Europe, disait Lévinas, c’est la Bible et les Grecs. C’est aussi La Renaissance, les Lumières, le Romantisme. J’ai été très choqué de voir le président Jacques Chirac et son premier ministre de l’époque, Lionel Jospin, refuser d’inscrire toute référence aux racines chrétiennes dans la constitution afin de ne pas froisser les nouveaux européens et de faire toute sa place à l’Islam – puisque c’était de cela qu’il s’agissait –. L’Europe n’a aucun intérêt à se couper de ses racines, elle doit assumer son histoire si elle veut se souvenir qu’elle est une civilisation. Mais l’union européenne ne s’est pas tant fondée sur le souci de perpétuer la civilisation européenne que sur la mémoire de l’holocauste et la nécessité de faire table rase d’un passé criminogène pour établir une paix perpétuelle.

Cette crise que nous traversons, cela ne pourrait pas être l’occasion justement de nous demander : qu’est-ce que la différence sexuelle, qu’est-ce que l’amour, qu’est-ce que signifient procréer, éduquer, pourquoi doit-on travailler ? Est-ce que cela ne pourrait pas être l’occasion d’un recommencement, au lieu de penser que « tout est fini » ?

Nous sommes mis au défi par le développement conjoint de la technique et de l’individualisme de nous poser les questions essentielles et notamment, comme vous le dites : « qu’est-ce que l’amour ? » Et nous sommes confrontés aussi au problème de la mort. Et sur ce point, je me démarque radicalement de la tradition catholique qui dénonce tout projet d’euthanasie ou de suicide assisté comme un abandon de nos valeurs les plus chères. Je ne suis pas d’accord avec cette présentation. C’est à l’aube des temps modernes que Francis Bacon a dit qu’il revenait aux médecins de guérir leur malade et s’ils n’y arrivaient pas, de leur assurer une mort douce. Je n’ai envie que d’une chose, c’est que si un jour on diagnostique chez moi le commencement d’une démence sénile, eh bien que des médecins puissent m’aider à mourir avant que je ne tombe complètement dans l’hébétude.

Mais la sénilité ne nous permet-elle pas de nous poser cette question de la définition de la vie ?

Je comprends ce que vous dites : il y a cette idée chrétienne que nous ne sommes pas les propriétaires de notre vie, on entend dans les enterrements « Dieu a ramené à Lui tel ou tel ». Le problème, c’est que les médecins deviennent aujourd’hui les propriétaires. Ce n’est pas Dieu qui a la clef de la mort : ce sont les médecins qui, au nom des valeurs humanistes, s’instaurent en propriétaires de la vie des autres. Et je veux, moi, qu’ils me rendent un peu de ma liberté, dès lors qu’ils ne peuvent rien pour moi. Et pour le reste, quand les gens disent « mourir dans la dignité », on comprend la critique qui leur est faite, car ce mot fait peur. Nous postulons, depuis le christianisme, l’égale dignité de tous les êtres humains. Et en effet ce serait s’engager dans une très mauvaise voie que de juger indigne les grands malades, les grabataires, les vieillards séniles. Mais si je ne regarde pas la télévision tous les jours en survêt’ et en mangeant des chips, c’est parce que j’ai une certaine idée de ce que je me dois : je vis pour donner sens, pour donner forme à mon être. Tous les jours, je me lève, je travaille, j’essaie de réfléchir et quand cela ne va pas j’ai des épisodes dépressifs et je veux en sortir. A cet effort, il faut bien donner un nom. Si à un moment cette vie vous échappe, si vous ne pouvez lui donner forme, vous devez être en mesure de lui donner fin. Vous voyez, ce n’est pas du tout catholique, ce que je dis !

Avant de terminer notre entretien, je voudrais vous lire une citation de Benoît XVI…

Je préfère Benoit XVI à son successeur. Ce n’était pas un bon communicant. Il ne parlait pas à l’époque le langage compassionnel que celle-ci voulait entendre mais sa conférence de Ratisbonne et son discours des Bernardins sont des chefs-d’œuvre d’intelligence.

Il dit « un progrès qui se peut additionner n'est possible que dans le domaine matériel (...) dans le domaine de la conscience éthique et de la décision morale, il n'y a pas de possibilité équivalente d'additionner, pour la simple raison que la liberté de l'homme est toujours nouvelle et qu'elle doit toujours prendre à nouveau ses décisions (...) la liberté présuppose que, dans les décisions fondamentales, tout homme, chaque génération, est un nouveau commencement ».

C’est magnifique. Je n’ai rien à dire. Je cosigne. Hannah Arendt citait Saint Augustin : « c’est pour qu’il y ait un commencement dans le monde qu’a été créé l’homme » (La Cité de Dieu). Vous avez raison. On ne peut pas complètement enfermer l’avenir dans une vision, qu’elle soit optimiste ou pessimiste. J’adhère à tout ce que dit Benoit XVI.

Pour vous, personnellement, vous croyez dans cette liberté et dans ce commencement ? Voyez-vous des signes ?

Un commencement est toujours possible. Hannah Arendt disait, « le miracle est une faculté humaine », l’interruption des processus, c’est cela qui définit l’humanité de l’homme. Peut-être faut-il s’en remettre à Hölderlin : « là où croît le danger croît aussi ce qui sauve ». Face au danger, il y aura une réaction, une prise de conscience. C’est possible. Mais je n’en vois pas les signes.