Pitié pour l’art

C’est l’un des plus importants critiques du monde. Et, pour lui, des gens comme Damien Hirst et Jeff Koons ne sont que l’ultime étape de la “descente aux enfers” de la culture moderne…dont l’Église devrait, elle aussi, se préoccuper. Mais comment ?
Luca Fiore

Sur le bandeau jaune de la couverture de l’édition italienne, on lit : “Le livre qui a lancé le débat sur l’art contemporain”. Nous savons que les bandeaux sont les miroirs aux alouettes mais L’hiver de la culture de Jean Clair (Flammarion 2011) est un pamphlet qui a fait grand bruit. Historien de l’art et, pendant de longues années, directeur d’importants musées, Jean Clair - de son vrai nom Gérard Regnier - est un académicien français très apprécié par la presse italienne pour sa verve polémique. Sa thèse ? L’occident travaille à sa “descente aux enfers” : l’exemple le plus flagrant est la dégradation de l’art figuratif. Né en lien avec la religion, l’art a perdu sa dimension transcendante pour devenir culture, activité narcissique, puis activité culturelle, enfin otage de la logique du marché. Or, pour Jean Clair, “c’est le culte, et non la culture qui, à l’origine, a rendu le monde habitable”. Son discours dénonce les stars de l’art contemporain, Damien Hirst et Jeff Koons par exemple, comme des figures médiocres, privées de talent et d’idées. Il assimile leurs œuvres à des bulles de savon “subprimeed hedge funds”.

À la lecture de vos textes les plus fameux, ‘Critique de la modernité’ ou ‘L’hiver de la culture’, on est découragé. Vous dépeignez une situation tellement navrante qu’on a l’impression qu’il n’y plus aucune issue. Pourtant, vous continuez à intervenir. Au fond, n’avez-vous pas l’espoir que quelque chose change en mieux ?

Voilà une question embarrassante. Ma position est peut-être trop esthétique. Elle n’est en tous cas ni éthique ni religieuse. Ainsi, je ne suis plus catholique pratiquant, ce qui veut dire que, si je m’approche de la présence divine, c’est au moyen de phénomènes esthétiques qui n’ont rien à voir avec la religion. Quand j’entre dans une église et y découvre des tableaux magnifiques, ou la musique de Händel et de Bach, je me sens grandi, au point souvent de désirer y revenir la semaine suivante. En revanche, plutôt que d’être confronté à certaines ‘performances’ d’aujourd’hui, je préfère rester à la maison. Peut-être suis-je hérétique, homme de l’esthétique et non homme de la foi. Quoi qu’il en soit, la religion catholique possède un trésor d’images et de sons qui sont la représentation de la beauté. Saint Augustin disait que la beauté est le signe du divin. Mais les églises d’aujourd’hui sont-elles encore la maison de Dieu ?

D’où vient cette difficulté à représenter le sacré ?

Je vais vous raconter une anecdote : un jour, le cardinal Jean-Marie Lustiger demanda à mon ami, le peintre Zoran Mušic de peindre une Nativité. Il connaissait l’œuvre de cet artiste et savait aussi qu’il avait été déporté à Dachau. Mušic travailla à ce tableau qui devait représenter une mère et son fils. Il n’y réussit pas. A ses yeux, il était impossible de traiter un tel sujet. Or, après sa mort, j’ai trouvé dans son atelier des esquisses, des dessins, des pastels de petites dimensions. Aucune Nativité, mais des Dépositions de Croix, des Pietà…
Les sujets sacrés ont été abordés par de grands artistes des XIXe et XXe siècles. Picasso, par exemple, que je considère comme un artiste “catholique”. Non seulement pour la fameuse Mise en croix de 1930, mais aussi pour la vingtaine d’incroyables dessins sur le même sujet sacré. “Guernica” est une sorte de version moderne de la crèche ; à gauche, on voit une mère avec son enfant, dont le bras droit s’affaisse dans le vide, exactement comme dans une Pietà. Picasso, lui, était capable de peindre une Nativité qui soit en même temps une Pietà.

Selon vous, rien n’est intéressant dans les églises contemporaines ?

Au cours du XIXe siècle, l’Eglise catholique a traversé une période quasi protestante : les images ont disparu des églises. Puis a suivi une période - qui se prolonge encore aujourd’hui, du moins en France - où on a commencé à utiliser des icônes byzantines. Mais nous ne sommes ni des protestants, ni des orthodoxes. Les catholiques ne devraient pas être partisans de murs vides ni d’images “invariables” ! Ensuite, on a commencé à introduire dans les lieux de culte des œuvres d’art contemporain, horribles ou monstrueuses, qui illustrent une interprétation de la foi ‘un peu limite’ selon moi.

Y-a-t-il une issue à l’impasse où nous nous trouvons ?

Les problèmes auxquels l’homme est confronté aujourd’hui sont plus graves que ceux d’hier. Le pape parle d’une “culture de la mort”. Je pense à l’avortement, aux lois françaises sur le mariage entre homosexuels, à la procréation médicalement assistée, à l’euthanasie. Parlant en tant qu’historien de l’art et esthète, je dirais qu’il s’agit de thèmes que les artistes devraient tenter de représenter. Comment faire? C’est très difficile. Dans l’art contemporain, je ne vois aucun exemple du traitement de ces problèmes. Je suis allé au musée de l’anthropologie criminelle à Turin, le musée Lombroso. Là, dans la merveilleuse collection de cires anatomiques du XVIIIe siècle, j’ai vu la série consacrée aux différents stades de l’embryon, que j’ai trouvée très émouvante. Je me suis dit : si les femmes d’alors avaient pu voir ces reproductions, notre attitude actuelle face à l’avortement serait différente. Lorsqu’on a regardé ces images en trois-dimensions, il n’est plus possible de fuir la réalité en prenant l’avortement pour une chose insignifiante. Ce n’est pas uniquement une question linguistique, c’est un problème de forme, de représentation.

Ne vous fâchez pas mais, en fait, Damien Hirst a produit, précisément l’année passée, une série monumentale sur les différents stades de l’embryon. Elle a été exposée à Doha au Qatar. Et Marc Quinn a réalisé une œuvre analogue, il y quelques années…

Ah oui ? Je ne les ai pas vues, je ne les connais pas. Je suis un peu sceptique en ce qui concerne ces deux artistes : la dérision a un tel poids chez eux qu’il est difficile de savoir ce qu’ils entendent vraiment communiquer.

La dérision est-elle propre à ces artistes ou vient-elle des critiques et des media ?

Il se pourrait en effet que ce soit une projection. Mais, de toute façon, je préfère les œuvres scientifiques que j’ai vues au musée Lombroso.

Benoît XVI a promu la réconciliation entre l’Église et l’art contemporain. Comment vous y prendriez-vous pour réaliser ce rapprochement ? Partiriez-vous des écoles d’art ? des séminaires ? Signaleriez-vous certains artistes ?
Ce n’est pas une question de stratégie, mais je retournerais à l’enseignement de l’iconographie chrétienne. Ce serait un bon départ. Mais l’ignorance des chrétiens est telle que je ne vois pas comment on pourrait s’y prendre.

S’il vous était possible d’offrir à votre paroisse parisienne une œuvre d’art conservée dans un musée occidental, pour la mettre sur l’autel, laquelle choisiriez-vous ? Cela s’est fait en Russie, où quelques icônes ont été transférées des musées de l’époque soviétique dans des églises ?

Sans doute une Pietà. Laquelle ? (Il réfléchit un instant) la Pietà de Villeneuve-lès-Avignon, qui est très austère, en accord avec notre temps. Sans espoir (sourire). Non, je blague. La Pietà est la plus belle invention iconographique, le plus beau fruit de l’esprit chrétien, l’ultime création digne d’admiration. La Pietà que j’évoque est relativement récente : les artistes du XIVe se sont inspirés du domaine sacré.

Après des décennies dominées par l’avant-garde, le marché a mis en avant les peintres et les sculpteurs figuratifs. Francis Bacon et Alberto Giacometti sont devenus des artistes très appréciés. Mais il y a dix, quinze ans de cela ! Aujourd’hui, ce sont les œuvres de Jeff Koons qui se vendent à des prix fous sur le marché. Des millions d’euros pour une sculpture produite en cinq exemplaires.

C’est vrai qu’on peut parler d’Alberto Giacometti et de Lucian Freud aujourd’hui. Disons qu’il y a un besoin de retourner à l’image, de revoir des images, et, si possible, des images sans cynisme et d’une certaine beauté. C’est la nouveauté dans la nouveauté.

Ne pas être cyniques : c’est à quoi les artistes doivent avant tout s’entraîner. Comment fait-on pour ne pas être cynique ? Comment apprendre à un artiste à ne pas l’être ?

Il faut retourner aux grandes questions sur la vie et la mort. Elles peuvent être pour l’homme occidental l’occasion d’une réflexion fondamentale, radicale et, en fin de compte, transcendantale. Je pense qu’à partir de là surgiront des philosophes, des écrivains, des peintres qui recommenceront à créer un art profondément orienté vers les problèmes essentiels de la vie et de la mort. Comme c’était le cas au XIVe siècle. Suis-je en train d’exagérer ?

Le cardinal Parolin a conclu son intervention au salon du livre de Turin en lançant au monde de la culture la demande de Jésus: “Où est votre trésor ? Car là est votre cœur”. Où est le trésor de Jean Clair ? Où est son cœur ?

Dans mon enfance… Je suis né dans une famille paysanne. Ma mère était une femme très croyante. Mon père était socialiste. Et aujourd’hui, je pense plus que jamais à mes origines. Surtout quand je me retrouve, septante ans plus tard, sous la coupole de l’Académie française.