« Le progrès n’est pas un long fleuve tranquille »

Entretien avec Rémi Brague
Silvio Guerra et Marie Waller

Ce qui est neuf est-il vraiment bon ? La multiplication incessamment renouvelée des biens, qu’ils soient matériels ou symboliques, sont-ils vraiment au service du Bien ? Comment l’Homme peut-il se perpétuer et non se perdre dans le mouvement du progrès ? Telles sont les questions que Rémi Brague nous invite à approfondir dans son dernier ouvrage, Modérément moderne, Flammarion, 2014.

Vous envisagez la modernité comme le symptôme d’une maladie que vous nommez « modernite ». Ne seriez-vous pas antimoderne ?

Je ne suis pas antimoderne. Mais je n’apprécie pas que l’on transforme l’adjectif ‘moderne’ en une sorte de slogan qui ferait que tout ce qui est nouveau serait nécessairement meilleur que ce qu’il y avait avant. Il faut distinguer entre les temps modernes, une période historique parmi d’autres, et ce qu’ils ont apporté de bien ou de mal. La ‘Modernite’, cette obsession pour « le » progrès, est pour moi une maladie inflammatoire. A la différence « des » progrès, qui sont indéniables comme la découverte de régions inconnues qui s’est déroulée pendant l’époque moderne. Mais on ne peut pas passer sans précaution de la constatation de l’accroissement de notre savoir et de notre capacité d’intervention sur la nature par la technique à l’idée que toute innovation serait nécessairement bonne. Ce qui vaut pour l’économie capitaliste - la nécessité de révolutionner constamment les processus de production et les produits, ne vaut pas nécessairement dans d’autres domaines.
Ma tâche est facilitée par le dernier siècle qui a représenté une période de régression absolument fantastique dans la morale commune. Le XXème siècle est le grand siècle du génocide, presque de l’invention du génocide. La simple existence du génocide arménien, de la Shoa et de ceux qui l’ont suivie nous oblige à nuancer fortement l’idée d’une progression vers des lendemains radieux.
Je distingue donc les temps modernes qui sont un cadre chronologique en lui-même vide et cette manie de considérer que moderne serait un contenu en soi-même et qu’il faudrait être « de plus en plus moderne ». C’est ce que j’appelle, dans un livre que je suis en train d’écrire, le projet moderne : la tentative pour l’homme de prendre le contrôle de son destin sans point de référence extérieur. Or c’est un projet qui s’autodétruit. C’est cela qui me choque dans la modernité. Mais je ne suis pas anti moderne. Je suis anti moderniste.

Dans votre ouvrage vous appelez pour l’individu démocratique moderne, au réveil d’une conscience nobiliaire puisque vivre notre condition d’homme, c’est ‘venir de’. Est-ce que l’homme n’est pas la première victime de la modernité qui l’enferme dans un présent absolu ?

Bien entendu, c’est dans ce sens que je parle du caractère autodestructeur du projet moderne. Si l’homme ne tient son humanité que de lui-même, s’il n’y a rien ni personne pour lui dire qu’il est bon d’être homme, si il n’y a personne pour assurer sa légitimité, s’il n’y a pas de principe soit cosmologique, soit théologique, si l’homme essaie de définir lui-même ce qu’il est et ce qu’il doit devenir, il sera irrésistiblement amené à distinguer différents niveaux d’humanité. Il y aura des hommes qui seront pleinement humains et d’autres qui le seront moins. Ceux qui le seront moins, selon différents critères comme la force physique ou intellectuelle …, tout ceux qui seront en bas de l’échelle et qui n’auront aucun principe pour légitimer leur humanité courront le risque de se faire reléguer au second rang, voire de se faire simplement supprimer.
Les génocides en sont l’illustration. Il existe des plans, des utopies au nom desquelles ceux qui ne seront pas à la hauteur devront s’en aller, être supprimés plus ou moins scientifiquement. Un anarchiste allemand de la fin du XIXème siècle dit qu’il faudra éliminer cinq pour cent de la population, les possédants, les riches. Il faudrait le faire selon lui de manière scientifique et humaine. Avec l’électricité sans doute. Cette espèce de chaise électrique pour cinq pour cent de la population…
Il me semble que c’est une sorte d’aboutissement logique. Si les hommes ne sont pas tous en tant qu’hommes, en tant que sortis d’un corps humain, à l’image de Dieu, ou bien en style païen, s’ils ne sont pas la réalisation des intentions de la nature, alors on ne voit pas pourquoi on ne sélectionnerait pas des gens qui seraient plus humains que d’autres, qui auraient la responsabilité d’écarter ceux qui le sont moins. Le savant britannique John D. Bernal a écrit en 1929 dans une utopie que l’on sera capable de créer une ‘race’, une espèce humaine supérieure. Une fois qu’elle sera créée, se posera le problème de la coexistence avec les hommes non améliorés. Et là, il écrit tranquillement qu’il est probable que les hommes améliorés seront contraints de réduire le nombre des autres hommes.

Cette idée d’autodestruction, due à l’absence de transcendance, est-elle vraiment « moderne » ?

Le terme ‘humanisme’ apparaît en 1840 pour désigner aussi bien le mouvement du 15ème renaissant que l’humanisme exclusif, l’homme comme être suprême, ne devant rendre de compte à personne et à la limite se créant lui-même, décidant lui-même qu’il est homme. C’est à partir de cette idée que l’on va pouvoir procéder par élimination conceptuelle : en décidant qui est homme on décide en même temps qui ne l’est pas. Et une fois que l’on a dit qui est humain, on dit aussi que certains ne sont pas vraiment humains. On se demande alors pourquoi on prendrait des gants…
En 1725, Sir Francis Hutcheson, moraliste si je puis dire, britannique, connu pour avoir introduit la notion de sens moral (comme il y a un sens de la vue et un sens de l’ouïe) explique qu’il y a des gens dont l’existence est superflue. L’athéisme moderne élimine le point de référence théologique, le point d’ancrage qui permettait de fonder la légitimité de l’humain. Une fois ce point de référence éliminé, l’humain se trouve en contact avec lui-même. Dans un rapport de pure réflexion avec lui-même, avec sa propre image et par une dialectique dont on peut trouver des exemples ailleurs, le réfléchi se transforme très facilement en réciproque. Quand on dit ‘l’homme décide de ce qu’il est’, cela implique en fait que certains hommes décident ce que certains autres vont être. Lorsqu’on dit que l’homme va prendre son destin en main cela veut dire concrètement que certains vont prendre en main le destin des autres. Et ceci est avoué tout à fait explicitement par Burrhus Frederic Skinner qui a connu son heure de gloire, dans une sorte d’utopie Walden Two (1948) ; c’est l’histoire d’une sorte de phalanstère, de communauté idéale. Je cite « lorsque nous demandons ce que l’homme peut faire de l’homme, nous n’entendons pas la même chose par homme dans les deux cas. Nous demandons en fait ce que quelques hommes peuvent faire de l’humanité » (au chapitre 33). Cela me semble d’une franchise tout à fait rafraîchissante. Skinner était professeur de psychologie à Harvard, quelqu’un d’extrêmement influent. Il a écrit un autre petit livre qui s’intitule «Au-delà de la liberté et de la dignité » qui est aussi tout un programme. Ce Monsieur, naturellement, est mort dans son lit couvert d’honneurs.

Cette sorte de projet d’auto-aliénation pourrions-nous dire laisse entière la question du « pourquoi il est bon qu’il y ait des hommes pour vivre cette vie ».

Pourquoi il y a des hommes tout court ! Le paradoxe de la modernité tardive c’est que nos sociétés sont arrivées à produire non seulement des biens matériels pour nourrir leur population et réduire la pauvreté – et ceci mérite un grand coup de chapeau – mais aussi à produire des biens de nature culturelle et sociale tout à fait respectables – le fait que l’on ne s’égorge pas dans les rues par exemple, le fait que l’on puisse s’acheter pour trois sous toute la littérature et la musique mondiales.
Nos sociétés industrielles, démocratiques réussissent à produire des biens de toute sorte. Mais elles sont incapables de produire la raison qui ferait qu’il serait bien que ces biens aient des bénéficiaires. Ce qui est remarquable c’est que nous avons de plus en plus de biens de toute nature et de moins en moins d’enfants, ce qui veut dire que nous ne sommes pas convaincus qu’il soit dans l’intérêt de l’homme de jouir de ces biens. Si nous pensions que ces biens ont une valeur absolue, nous souhaiterions qu’ils soient partagés par le maximum d’individus. Or la liaison est semble-t-il quasiment automatique et stable entre l’amélioration du niveau matériel de vie mais également juridique et culturel et le recul démographique.

Mais là ne faudrait-il pas penser Un bien, LE bien ?

Je prépare justement un livre qui s’intitulera Du Bien. Ce sont des conférences que j’ai données à l’Institut catholique à la chaire Etienne Gilson, une chaire de métaphysique. Je vais essayer de montrer que nous avons besoin d’un « bien fort », à côté du bien faible (debole) tel que l’entend Gianni Vattimo. Le bien faible suffit tout à fait quand il s’agit de régler la coexistence entre les hommes, mais il trouve sa limite quand il s’agit de légitimer l’existence même des hommes. Une fois qu’ils sont là, on va chercher à les faire coexister de la manière la plus harmonieuse possible, et pour cela on n’a pas besoin de sortir la grosse artillerie du Bien. En revanche pour légitimer l’humain il faut la Grosse Bertha, on ne peut pas y aller à moindre frais.

Et ce Bien renvoie à une transcendance ?

Et comment ! On peut approcher cette idée à partir de Platon. C’est dans la métaphysique classique, c’est dans la Bible ! Il faut proposer cela de manière convaincante, mais cela serait déjà un pas important de montrer qu’une telle conception est indispensable.

Cette transcendance serait-elle le fruit d’un questionnement, d’un constat ou bien peut-on la rencontrer par le biais de l’Eglise ?

- J’essaie de parler de manière à peu près neutre. Mais si on cherche les endroits où l’on peut faire l’expérience de ce genre de Bien il n’y en a pas énormément. Et il y a ce que l’Eglise nous dit. L’expérience du Bien, sa présence culmine dans le visage du Christ. Cela ne me semble pas négociable. On peut dire cela même à un incroyant. D’ailleurs c’est à eux qu’il faut s’adresser. On peut dire effectivement qu’il y a dans l’expérience d’un Dieu créateur et rédempteur, l’expérience du Dieu vétéro-testamentaire et néo-testamentaire, l’idée non seulement d’un Bien mais d’un Bien qui nous veut du bien, qui nous aime. Et on a en tant que Chrétiens quelque chose à dire de capital et d’urgent. C’est maintenant que les décisions se prennent. L’idée du progrès suggère l’image d’une sorte de tapis roulant, d’un long fleuve tranquille qui nous porte vers un avenir radieux. Mais l’avenir existe dans la mesure où nous décidons ce qu’il sera. Il n’y a pas une sorte de nécessité historique. Cela serait une très mauvaise façon de comprendre l’idée de Providence que de la confondre avec un tapis roulant. Cette image hante nos contemporains : pensez au terme de réactionnaire ! Réactionnaire cela suppose qu’il existe quelque chose comme un tapis roulant, donc qu’il existe des gens qui marchent à contre-courant. Mais s’il n’y a pas de tapis roulant, l’image sous-jacente s’effondre.

Donc le présent pourrait être éclairé par une Raison elle-même éclairée par un Bien, par un Amour ?

Le rapport à l’avenir suppose un rapport guéri au passé. Or la culture occidentale souffre actuellement d’une haine de soi et d’une haine de son propre passé. N’oublions pas que le passé c’est l’avenir de l’avenir. Le destin de demain est de devenir un hier. Si l’on pense que tout hier est empoisonné, le meilleur moyen d’éviter que l’empoisonnement se propage est qu’il n’y ait pas de lendemain. S’il n’y a pas de rapport pacifié, de rapport pardonné, absout au passé, on n’a pas envie d’avoir un futur. J’ai l’impression que cela pourrait éclairer la situation actuelle de la sensibilité occidentale : voir son passé comme une suite interrompue de crimes – ce qui n’est pas faux, la civilisation occidentale est la seule qui se soit donnée les moyens techniques d’intervenir sur les autres – donc c’est la seule qui a pu faire toute sorte de bêtise mais pas uniquement. Alors que l’on reconnaisse et que l’on se repente, d’accord. Mais s’il n’y a pas d’absolution, donc d’absoluteur, s’il n’y a pas d’absolu pour absoudre, cela devient un poison.
Et j’ai l’impression qu’il y a beaucoup de poison dans la manie de repentance actuelle. Il y a ce phénomène pervers d’une confession sans absolution et d’une haine de soi qui est d’autant plus facile qu’elle s’adresse à nos ancêtres. Car nous nous sommes des « gentils », ce sont nos parents, nos arrières-grands parents qui étaient d’ignobles salauds.

Est-ce en lui-même ou par une influence extérieure que l’homme pourrait pallier cette inflammation de la modernite ? Non seulement en prendre conscience, mais arrêter le processus ? Commencer à désirer cette liberté, cette éducation ?

Vous avez prononcé un mot tout à fait important, c’est le mot liberté. En fait, ce que nous avons à redécouvrir c’est la liberté. Car dans la plupart des cas, la liberté dont nous nous vantons c’est la liberté de la feuille qui est portée de-ci, de-là par le vent, du taxi libre, c’est-à-dire vide, qui ne va nulle part, pris d’assaut par n’importe qui, qui le mènera n’importe où. La liberté du taxi est celle aussi du caddie qui est vide et que l’on va remplir… c’est la liberté du consommateur. Notre combat est pour la liberté. Une liberté qui consiste vraiment à se conduire à tous les sens du mot - au sens de conduire une voiture et au sens de se conduire bien ou mal.

Ce qui suppose une personne et donc le choix d’une dépendance (à Dieu) ?

Moi je dirais plutôt obligation au sens où l’on dit à quelqu’un qui nous a rendu un service « je suis votre obligé », le mot dépendance pourrait laisser penser que nous sommes tenus en laisse, enchaînés. Or c’est le contraire : nous avons reçu quelque chose qui nous rend libres. On doit préférer le mot obligation, à condition de creuser le mot jusqu’à son sens premier.

Il s’agit d’un lien de la créature au Créateur ?

L’homme moderne a de plus en plus de mal à admettre avoir reçu quelque chose. C’est d’autant plus paradoxal que même les sciences de la nature nous apprennent que nous avons tout reçu : de notre milieu social, de nos parents… Nous tenons tout de ce processus commencé aux origines de la vie et même aux origines de l’Univers puisque nous sommes faits d’atomes apparus très peu de temps après le Big Bang… d’un côté on sait cela de plus en plus clairement, d’un autre côté on ne veut pas dépendre, on ne veut rien devoir à personne, ce qui est une contre vérité. Ce qui est vrai, c’est que nous sommes libres. Mais encore faut-il que cette liberté ne veuille pas dire la capacité d’être soumis sans résistance à n’importe quelle influence, à être finalement le jouet de tout ce qui peut nous diriger. Pour certains, l’idéal de la liberté, c’est la ‘chute libre’… Vous connaissez l’histoire de l’optimiste qui se jette du haut de la tour Eiffel et qui, arrivé à cinq mètres du sol, dit ‘jusqu’à présent tout va bien’…