Mario Luzi

Émerveillement de la lumière du petit matin

Cent ans après sa naissance, nous redécouvrons un des plus grands poètes du vingtième siècle. Un homme qui a vécu comme beaucoup d’autres mais en répondant à un appel qui le hantait.
Fabrizio Sinisi

Par un heureux paradoxe on peut dire que les points culminants de l’œuvre de Mario Luzi sont les points où il se « contredit » : les états de crise, les moments d’émergence de sa poésie. Luzi est né en 1914, il y a tout juste cent ans, et il est mort en 2005. Il publie son premier livre, La barca (La barque) en 1935 et le dernier, Dottrina dell’estremo principiante (Doctrine de l’extrême débutant), en 2004. Près d’un siècle s’est écoulé entre les débuts et l’épilogue d’un auteur que plus personne n’hésite à reconnaître comme un des plus grands poètes italiens du XXe siècle. Mais l’œuvre de Luzi possède cette caractéristique : elle retombe – périodiquement, de manière providentielle – dans une urgence de renouvellement. Ce sont les moments où sa poésie change littéralement, expose un contrecoup, se fait porteuse d’une plus grande nouveauté.

C’est un paradoxe d’autant plus intéressant que, par bien des aspects, la biographie de Mario Luzi est celle d’un homme comme beaucoup d’autres : elle n’est pas aventureuse comme celle de D’Annunzio ou de Pasolini, ni tragique comme celle de Pascoli ou de Campana. Il fut enseignant (d’abord au lycée puis à l’université) et un écrivain reconnu, respecté et suivi mais vraiment célébré seulement à la fin de sa vie (alors qu’on a longtemps attendu l’attribution du prix Nobel, jamais arrivé). Il a presque toujours vécu à Florence, sa ville tant aimée, centre, décor et métaphore d’une grande partie de son imaginaire, de ses personnages.

LE PLUS NU DES MYSTÈRES. Cette précision pour qu’il soit clair que le parcours de Mario Luzi n’est pas extraordinaire à cause de circonstances extérieures plus ou moins rocambolesques, mais par la loyauté avec laquelle il répond à cette voix, cet appel qui le hante. Sa poésie illustre de manière infatigable comment la vie ordinaire des choses constitue, en soi, un appel irrévocable. D’où découle le vitalité de ses « ruptures » : Mario Luzi arrive plusieurs fois à percevoir que le langage conquis jusque-là ne suffit plus – et qu’il faut donc utiliser d’autres modalités, d’autres yeux, pour continuer à dire ce qui compte plus que toute autre chose : « Le fil perdu de l’événement ». Et l’événement est avant tout la vie elle-même : « Exister, le premier et le plus nu des mystères ».

Le premier de ces tournants se situe autour de 1947. Depuis 1935, année de La Barca, Mario Luzi était unanimement reconnu comme le chef de file du mouvement hermétique florentin, modèle d’une langue parfaite, très dense, d’une fixité qui couper le souffle : « L’âme absente, où que je m’adresse est une rigueur qui sidère les formes dans le vide du regard ». En 1947, le virage. Mario Luzi restera toujours réservé au sujet de l’événement biographique qui l’a provoqué. Nous savons qu’il a retrouvé l’amour de sa femme Elena et la relation avec son fils Gianni. Mais ce qui se passe ici semble précéder ces faits et même en être la condition : quelque chose d’urgent et de mystérieux apparaît dans son regard et cette chose est saluée comme un Toi, comme un événement de réouverture totale.

Quaderno gotico (Carnet gothique) est le témoin de ce déclic : « Marcher c’est venir à ta rencontre, vivre c’est progresser vers toi, tout est feu et effarement ». « Qui es-tu, qui attendais invisible, embusquée à un tournant de l’âge jusqu’à ce que ton heure arrive ? Je te dois ce temps de gratitude et d’autant de douleur. (…) J’ai envie de pleurer en pensant que j’ai gaspillé cette longue attente avec tant de paroles inadéquates, tant d’actes inconsidérés, irréparables et maintenant, blessé, je dis qu’importe, pourvu que le supplice finisse ». C’est la découverte de ce toi qui inaugure chez Mario Luzi aussi bien le drame de la vie que l’émerveillement d’une aube de sens, l’explosion d’un cri de reconnaissance : « C’est toi, l’attente n’a pas été vaine ».

La deuxième grande saison de la carrière de Mario Luzi commence à la fin des années soixante. Les intellectuels de gauche de l’époque, Pasolini en tête, lui reprochent son absence d’implication civile, d’engagement historique avec les événements contemporains ; ils l’accusent d’un détachement élitaire excessif. Mario Luzi répond par un choix définitif et banal seulement en apparence : il choisit la lutte dans la réalité. Il ne veut plus habiter en marge, dans la tour d’ivoire de la littérature mais il entre en matière, dans un corps à corps avec les choses. Mais le niveau auquel il mène ce dialogue n’est pas celui qu’attendait la culture marxiste de l’époque. Mario Luzi répond de manière inédite, imprévue : avec un livre d’amour. Un amour capable d’illuminer tous les replis du présent. Son horizon de travail historique sera d’approfondir, de seconder et de laisser entrer ce Toi déjà entrevu dans le Quaderno gotico, et qui explose ici.

L’issue de ce suprême défi est la publication, en 1971, de Su fondamenti invisibili (Sur d’invisibles fondements) : « Tant qu’une lumière sans bords d’ombre illumine l’obscurité du temps, remonte un après l’autre ses virages et je t’aperçois, entrée dans ma vie sans me demander d’où et quand et si oui ou non tu as surgi en apparaissant d’une nuit à l’autre. Que fait-elle ici – me dis-je alors que tu rayonnes et souris, et je souris aussi – peut-être veille-t-elle sur moi. Peut-être affine-t-elle depuis toujours ma pensée amputée et occupée par trop d’apparences – et je te regarde comme tu es, déjà connue bien que je ne t’aie jamais vue avant et je m’émerveille que l’amour ait ce visage intérieur ».

L’AXE DU DÉSIR. C’est ce contrecoup qui fait exploser à la fois le chant et la confession. Une source qui jaillit spontanément face à l’événement : « Pour toi j’ai quitté ma captivité et mon royaume, solitude inquiète qui affinait sa pupille en scrutant les cieux sur l’arête des toits. Toi qui gardais mon bien que j’allais rencontrer, mais en marchant peu tout seul et trébuchant sur mon ombre, tu me l’apportes en cadeau et tu ne veux ni adieux au passé les yeux baissés, ni abjuration, ni repentir, et tu souris profondément en moi plus que moi-même et tu resplendis, ne t’arrête pas sur le seuil : en échange, je ne peux rien te donner de digne, entre, prends possession de la maison, dans les murs, dans les fondations ».

C’est un amour qui s’impose – avec la ferme douceur, l’autorité limpide des choses vraies - comme la clé du présent et de l’histoire, l’axe du désir, le secret de la « nature du monde » : « Il avance, il file dans le silence des vallées, le lynx, il se dirige là où moi aussi, comme d’autres qui ne le savent pas, je fixais le désir, vers la source. Je n’aurais pas connu ma soif sans elle qui, portée par le tourbillon de réciprocité l’apprend et me l’enseigne. Je ne l’aurais pas connue. Et je saurais peu, bien peu de la nature du monde ». Le protagoniste et l’interlocuteur de l’histoire, dit Mario Luzi, c’est ce toi : « Point vivant, printemps du monde ».

Mario Luzi ne s’arrête pas là. À partir de 1985, avec Battesimo dei nostri frammenti (Baptême de nos fragments) et par l’amitié, fondamentale et décisive, avec don Fernaldo Flori, prêtre à Pienza et point de référence pendant ses dernières années, il commence une nouvelle saison : il publie ses œuvres à un rythme toujours plus rapide, l’une après l’autre, comme si ce « toi » inauguré tant d’années auparavant avait pris les rênes du dialogue et le talonnait et que le poète lui-même avait de la peine à le suivre. « Pour quoi je m’agite encore ? De quoi ne suis-je pas encore rassasié ? » se demande-t-il. Mais alors quel émerveillement dans cette question , dans toute la fragilité de son être le rencontrer à nouveau : « C’est lui. Il est et il advient, il advient continuellement. Il est dans son avènement, oui, il est unique, il érode et pulvérise sa propre métaphore, il détruit son propre symbole, événement abrupt et toujours absolu, toujours, à chaque instant à son commencement ».

SON INVITATION. C’est avec la même gratitude émue, la même humilité radicale face au feu de l’événement (« Qu’ai-je jamais pu dire de toi, majesté du monde ? » se demande-t-il dans un de ses derniers vers) que Mario Luzi continue à nous adresser son défi et une invitation intacte et même plus incisive : « Regarde. Regarde bien. Encore. Jusqu’au fond. Ne te retire pas, ne couvre pas ton visage de tes mains, n’appuie pas sur tes paupières, ne détourne pas ton visage. (…) La mêlée n’est pas éteinte, le oui et le non se harcèlent et s’affrontent dans le tourbillon d’une danse frénétique ». Garder les yeux ouverts sur les choses, sur le mal aussi, semble-t-il nous dire, n’est possible que si ce toi est encore ici et advient – si je te retrouve encore, toi « lumière dans la lumière, musique au fond de la musique ».