Maïdan, bataille spirituelle

Iter, le centre culturel de CL en France, recevait pour sa deuxième conférence de l’année le philosophe ukrainien Constantin Sigov pour partager son expérience vécue sur Maïdan.
David Victoroff

Maïdan, la place de l’indépendance à Kiev, fut le théâtre des événements dramatiques qui, de novembre 2013 à février 2014, ont conduit au renversement du régime du président Victor Ianoukovitch, au bouleversement des institutions ukrainiennes et à l’intervention militaire russe en Crimée puis dans l’est de l’Ukraine. Le rejet, sous la pression de Vladimir Poutine, d’un accord d’association avec l’Union Européenne est à l’origine de ce soulèvement. Constantin Sigov, professeur à l’université d’Etat Mohyla à Kiev, a suivi de bout en bout cette révolution.
Pour Constantin Sigov, ce qu’il appelle « la révolution de la dignité », a une portée historique qui va bien au-delà des frontières de l’Ukraine. C’est un mouvement de défense des valeurs, un moment unique qui doit être partagé avec les occidentaux. Spécialiste de Levinas, Constantin Sigov explique comment ce mouvement incarne cette conviction que justice et vérité sont inséparables. Pour lui, Maïdan a changé la donne, donnant naissance à une nouvelle génération, celle de son fils de trente ans, qui, après avoir vécu en 2004 la révolution orange, a surmonté les événements de 2014. Ceux qui se sont montrés prêts à donner leur vie et qui pour certains l’ont effectivement donnée ont consenti un sacrifice ineffaçable pour une société qui a prouvé qu’elle était vivante. Certes, la terreur du temps présent ne laisse guère de loisir pour partager cette expérience, réfléchir sur ses implications, mettre en œuvre ses enseignements. Mais le fait demeure : une bataille spirituelle historique a été gagnée parce qu’une génération a su vaincre la peur. Et de citer Dante et sa rencontre avec la louve (La Divine Comédie), frappé de stupeur au point d’abandonner tout espoir de rejoindre les cimes.
L’un des aspects qui différencient Maïdan d’autres révoltes comme au Brésil ou au Caire est selon Constantin Sigov, la part prise par les églises dans le mouvement. Le clergé ukrainien, le conseil des religions pan-ukrainien ont parlé d’une seule voix pour dire non à Ianoukovitch, non à la propagande. Entre les manifestants et les « Berkouts » (la police anti-émeute) les prêtres s’interposaient. Les manifestants ne se sont livrés à aucune dégradation, ont refusé l’esthétisation de la violence. Les foules de Maïdan étaient structurées par la prière. « Nous étions devant les cieux ouverts ». Recueillement, non violence, sobriété (l’alcool était proscrit sur la place de l’indépendance) ont marqué ce mouvement d’une emprunte religieuse.
Comment garder vivante cette expérience, conserver cette énergie collective, cette vitalité qui se sont révélées à Maïdan ? Pour répondre à cette question Constantin Sigov analyse sans la moindre rancœur la situation en Russie. Que sont devenus tous ceux qui, en 1990 protestaient à Moscou ou à Saint-Petersbourg contre l’intervention russe à Vilnius, ou encore ceux qui protestaient en 1968 contre l’entrée des chars russes à Prague ? Les chars russes sont en Ukraine, notre patrie est en danger, devraient dire les Russes. Il y a bien des protestations, y compris dans des villes de province. Mais la Russie a été frappée d’une amnésie terrible après les guerres de Tchétchénie. Aujourd’hui Soljenitsyne et Sakharov sont oubliés et la société russe semble gagnée par le « revanchisme », nouvel opium du peuple. La propagande attise la haine de l’Occident.
Va-t-on assister à une réédition de la dissidence ? Déjà des manifestations ont eu lieu à Moscou et en province. Des mères de soldats tués s’indignent de ne pouvoir faire leur deuil puisque, officiellement, il n’y a pas de soldats russes en Ukraine.
D’où l’importance, insiste Constantin Sigov, de dire les noms de ceux qui sont tombés des deux côtés comme le font les opposants russes quand ils manifestent en mémoire du Goulag. Ce rappel « quasi liturgique » des noms et des prénoms des martyrs et des victimes fait partie de la vie de la cité et peut aider à sortir du désespoir.
Et que l’on ne dise pas que les Russes défendent les valeurs chrétiennes face à des Ukrainiens fascistes et corrompus par l’Occident. Est-ce chrétien de faire pénétrer les chars russes en Crimée le jour des rameaux, fête de l’entrée du Christ à Jérusalem, demande Constantin Sigov ? D’ailleurs la subordination de l’Eglise Russe à Poutine a non seulement créé une distanciation croissante de l’église orthodoxe ukrainienne mais provoqué en Russie même un anticléricalisme croissant.
Mais Constantin Sigov explique bien que le conflit entre l’Ukraine et la Russie n’est pas un conflit ethnique ou linguistique mais une question civique, éthique et politique. Le salut de l’Ukraine ne peut venir que d’une évolution de la Russie, évolution à laquelle Maïdan aura contribué. C’est bien ce qui inquiète Poutine.
Emaillant son témoignage de citations de poètes et de philosophes russes, italiens, français et de références religieuses, Constantin Sigov insiste aussi beaucoup sur l’importance des amitiés nouées avec l’occident qui aideront Ukrainiens et Russes à surmonter les doutes et la peur.