Charles Péguy

Péguy, un véritable humaniste

… à la découverte d’un auteur éminent de la littérature française. Considéré à la fois comme un journaliste, un styliste et un fasciste, Péguy reste avant tout un humaniste, au sens où l’entendait la Renaissance.
Alain Finkielkraut

Avvenire, 16 novembre 2014

Péguy est un auteur « maudit » mais cette malédiction est extrêmement paradoxale. Il est l’un des auteurs les plus connus de la littérature française ; nul n’ignore son nom et pourtant personne ne le lit. C’est un nom vide, une sorte d’illusion, un ensemble de clichés biographiques. On sait qu’il est mort au champ d’honneur. Or ce qui, pendant des années, a été une image de défi, est devenu une image ridicule car il est devenu ridicule de mourir au champ d’honneur. Quant à son œuvre, elle connaît un triple discrédit qui en empêche la lecture aujourd’hui. Si Péguy n’est pas étudié, c’est qu’il est considéré comme un journaliste, comme un styliste et comme un fasciste. J’en ai fait moi-même l’expérience : c’est par hasard que j’ai découvert Péguy en lisant Notre jeunesse, mais pas à l’école. Bien que j’aie fait des études littéraires, je n’avais jamais rencontré Péguy.

Péguy est d’abord perçu comme un journaliste ; et il est vrai que sa puissance philosophique s’est exprimée dans des articles de journaux. Au moment de l’affaire Dreyfus, il rêve d’un vrai journal, un journal où – dit-il – on écrit stupidement la vérité stupide, on dit de façon ennuyeuse la vérité ennuyeuse, on dit tristement la triste vérité. Ce rêve naît quand Péguy voit la vérité manipulée par l’État, quand il voit le parti socialiste naissant chercher à instrumentaliser la vérité : d’un côté la raison d’État, de l’autre la raison du parti.
Pour échapper à cette alternative, il fonde les Cahiers de la quinzaine : une expérience intellectuelle unique. Tous les quinze jours, paraissent de petits livres ou de longs articles dont Péguy est à la fois l’éditeur et le rédacteur, parfois aussi l’auteur. Comme il l’a dit lui-même, il travaille de manière précaire, de quinzaine en quinzaine, ce qui explique que cette œuvre philosophique n'ait pas été accueillie par LA philosophie. C’est une œuvre liée aux circonstances, à l’événement, alors que la philosophie traditionnelle ne supporte que le système ou l'aphorisme. Elle admet Nietzsche qui a une écriture artistique, non systématique mais aphoristique et elle écarte Péguy. C’est précisément en raison de cet ancrage dans les circonstances, qu’on ne peut plus enseigner Péguy aujourd'hui, parce que son travail - ce grand ouvrage en prose, où il a atteint à la fois le sommet de la poésie et le sommet de la philosophie - nécessite une connaissance du contexte que les étudiants n’ont plus. Voilà pourquoi les amoureux de Péguy eux-mêmes renoncent à l’enseigner.
Deuxième jugement qui décourage de lire Péguy : « il est un styliste, un maître du style ». En d'autres termes, on privilégie chez lui la forme et on finit par l’enfermer dans la littérature. On oublie le caractère propre de son travail, tout à la fois et inséparablement, philosophique et littéraire. Les philosophes sont des écrivains, et les écrivains ne savent qu’analyser la forme.
Le troisième jugement, la calomnie la plus grave, est de dire que Péguy est le fondateur du national-socialisme à la française. On cautionne ainsi l'appropriation de Péguy par Pétain. Vichy s’est approprié Péguy ! Au lieu de protester contre ce détournement, on l’accepte, on le légitime. Je crois donc qu'il est urgent de libérer Péguy du carcan où on l’a emprisonné, qu’il est urgent de le réinsérer dans la culture vivante, et je vais essayer d'expliquer pourquoi.

Ce qui nous menace aujourd'hui n’est pas tant une régression définitive dans l'ignorance, qu’une spécialisation, une professionnalisation à outrance de la vie de l'esprit, avec des spécialistes et des chercheurs de plus en plus compétents dans des domaines de plus en plus étroits : c’est ce que Péguy appelle ''une existence de mort". Et, à cette existence de mort, c’est-à-dire à cet abandon de la vie de l'esprit en faveur de la professionnalisation, Péguy répond avec ce qu'il appelle les «humanités», les sciences humaines, la culture générale en fait. Le véritable enjeu est de la maintenir. En parlant ainsi, Péguy apparaît comme un héritier de la Renaissance, comme un humaniste au sens où l’entend la Renaissance. La plus belle définition de l'humanisme, telle que la Renaissance nous l’a laissée, c’est chez un historien italien des idées, Eugenio Garin, que je l’ai trouvée. Dans son ouvrage intitulé L'éducation de l'homme moderne, Garin fait apparaître l'originalité de l'humanisme et de la Renaissance.
Première idée révolutionnaire de la Renaissance : l'éducation est un moyen pour l’homme d'accéder à son humanité. Autrement dit, la Renaissance donne une définition humaine, et rien qu’humaine, de la grande idée qui a fait l'Europe : le soin de l'âme. Auparavant, lorsqu’on s’occupait du soin de l'âme, c’était dans une perspective métaphysique, une perspective d’élection, en dehors du monde, alors que le soin de l'âme redéfini par la Renaissance est, au contraire, le soin de soi-même, dans le monde et pour le monde.
Deuxième idée révolutionnaire que nous a laissée la Renaissance, selon Garin : l'homme ne peut atteindre son humanité que par les œuvres de la culture, par la conversation, fruit de la lecture d’œuvres admirables.
Troisième idée enfin : l'humanité étant l'apanage de tous les hommes, il est nécessaire que tous les hommes soient poussés à faire cette expérience. Péguy hérite de cette troisième idée.

Pour définir Péguy, je dirai donc qu'il s’agit d’un humaniste - dans le sens que la Renaissance a donné à ce mot - perdu dans le style moderne. Car Péguy est moderne. Mais on a décrété, au contraire, qu’il était nostalgique de la tradition, c’est-à-dire d’une autorité anti-argumentaire, qui doit diriger les hommes d’en haut, de manière hétéronome. Ce point de vue est injuste pour Péguy, et témoigne d'une restriction, d’une diminution de notre compréhension du monde. La seule alternative sur laquelle la plupart des penseurs de la modernité sont d’accord, est celle-ci : ou la tradition, à savoir l'hétéronomie, ou la modernité, à savoir l'autonomie. Or le travail de Péguy témoigne de l’inverse : il n’est pas favorable à la tradition à tout prix, et il est, en revanche, favorable aux études humanistes, c’est-à-dire à la culture comme une conversation.
Pour le dire autrement, Péguy incarne l'humanisme, comme l’entendait la Renaissance ; il est contre l'humanisme moderne si l’on prend la définition qu’a donnée Heidegger du mot Humanisme, c’est-à-dire que l'homme est considéré comme maître et souverain de la nature et de l'histoire. La modernité, avec Bacon, Galilée, Descartes, instaure une sorte de nouveau programme où l'homme, patron et possesseur de la nature, est seigneur des lettres pour l'amélioration de la condition humaine.
La modernité instaure ainsi le royaume de l'homme ; et, si ce rêve traduit également le concept moderne de l'histoire, conçue comme un projet unitaire qui conduit l'humanité à son achèvement (c’est-à-dire que l'histoire va en sens unique et avance peu à peu, d’une manière linéaire pour certains, dialectique pour d’autres), l’homme accédera à cette position de souveraineté, d'omnipotence et d'omniscience, qui embrasse tout.
C’est précisément à cette vision de l'humanité comme histoire, à cette espérance, à cette eschatologie, à cette promesse de souveraineté que Péguy oppose l’idée, complètement différente, d’une humanité conçue comme une pluralité, dans sa propre bataille personnelle. Péguy n’est pas moderne, il n’est pas non plus un penseur de la tradition. On peut se demander si, après tout, il n’est pas le premier des penseurs postmodernes, ou si le postmoderne actuel ne serait pas une option pour Péguy.
Malheureusement, je ne le pense pas. Le sentiment du postmodernisme est que nous ne sommes plus modernes, dans la mesure où nous ne voulons pas croire à l'histoire en tant que processus unitaire. Nous voulons que le moderne soit la valeur fondamentale ; nous ne voulons plus condamner quoi que ce soit du passé, parce que c’est du passé.

Nous sommes des touristes de l'espace et du temps : tel est le monde postmoderne. En ce sens, ce monde n'a rien à voir avec la pluralité conçue et défendue par Péguy : celle de la conversation et non du tourisme.
Le touriste est la figure ultime de la modernité ; le postmoderne, défini par Vattimo, n’est pas la destitution du moderne, mais son couronnement. Le touriste est l'homme qui a pour sceptre une télécommande, l'homme qui peut aller de par le monde en changeant de programme rapidement. Le touriste est donc précisément l'homme moderne, qui voit le monde comme une pure et simple disponibilité. Le danger qui nous menace aujourd'hui est d'être enfermés dans une alternative où il y aurait, d'une part, le touriste qui se promène dans le jardin de l'histoire, collectionne les modèles, passe d'une chose à l'autre ; et d’autre part, une sorte d'adversaire construit sur mesure, à savoir l'homme ancré dans son territoire, renfermé sur lui-même, xénophobe, fasciste et intolérant.
L'idéologie touristique consiste aujourd'hui à faire passer pour fasciste tout ce qui conteste : c’est le sort réservé à Péguy, c’est le sort réservé à beaucoup d'autres penseurs. Si nous n’y prenons garde, nous courons le risque que s’installe une sorte de mouvement politiquement correct. Nous risquons aujourd'hui d'être condamnés à cette alternative et d’être immédiatement accusés d'intolérance, de fascisme, de xénophobie, si nous refusons de nous retrouver en tant que touriste et de voir en lui la figure humaine ultime. Mais pourtant ceci est notre devoir : je pense que Péguy plus que quiconque peut nous y aider.