Un maître de vie

Péguy, écrivain chrétien, mais aussi écolier, entrepreneur, militant, socialiste…
Bref, c’est un homme libre et une personnalité riche et actuelle que nous fait redécouvrir Claire Daudin.
David Victoroff

Le centenaire de la mort de Charles Péguy, référence pour don Giussani en tant qu’écrivain inspiré par sa foi, valait bien qu’Iter, le centre culturel de CL en France, lui consacre sa première conférence du cycle 2014-2015. Son président Jean-Pierre Lemaire a invité Claire Daudin, présidente de l’Amitié Charles Péguy, qui a dirigé la dernière édition des œuvres poétiques de l’écrivain chez La Pléiade.
Claire Daudin nous fait partager son admiration pour ce « maître de vie », immense artiste auquel elle a consacré une grande partie de son travail de chercheuse et d’écrivain. Pour mieux cerner la personnalité complexe de Péguy, elle le décrit sous cinq aspects : l’écolier, le militant, l’entrepreneur, l’écrivain et le chrétien.

L’écolier
Né en 1873, deux ans après la défaite française face à l’Allemagne – une catastrophe nationale soldée par la chute du second empire et la perte de l’Alsace-Lorraine – le petit Charles vit ses premières années dans un milieu modeste. Fils unique, orphelin de père, sa mère est rempailleuse de chaises à Orléans, la ville libérée des Anglais par Jeanne d’Arc. Ses origines populaires le prédestinaient à l’enseignement professionnel sitôt son brevet obtenu. Mais grâce à l’un de ses maîtres qui lui obtient une bourse de la ville d’Orléans, il entre en sixième au Lycée. Il parlera plus tard de cette arrivée à Pâques dans l’enseignement secondaire et de la découverte du latin, alors réservé à l’élite de la bourgeoisie, comme d’une résurrection. Son maître avait vu juste : ses études le mèneront à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, jusqu’à nos jours la plus prestigieuse des institutions d’enseignement littéraires de la République (Claire Daudin est elle aussi diplômée de cette école).
De cette expérience, Charles Péguy conservera toujours un grand intérêt pour les questions d’éducation. Il considère la notion d’élite un peu comme une perversion de l’esprit démocratique. Chacun à sa place et tous ensemble pareillement premiers dira-t-il. Il prendra aussi des positions qui encore aujourd’hui sont pertinentes sur l’éternelle « crise de l’enseignement » qui pour lui est avant tout une crise de vie. « Une société qui ne s’enseigne pas est une société qui ne s’aime pas » dira-t-il.

Le militant
Son arrivée dans le Quartier latin au milieu des années 1890 devait naturellement le conduire à s’engager politiquement. Très vite, il prend parti pour Dreyfus : cet officier d’état-major français, un Juif d’origine alsacienne, était accusé d’avoir transmis des renseignements aux Allemands. Ces accusations se révéleront infondées et, après avoir été condamné et envoyé au bagne en Guyane, l’officier fut gracié et réhabilité. Sa cause a divisé la France en deux, mis en lumière l’antisémitisme latent, notamment dans les milieux militaires. Elle fut également l’occasion de révéler des personnalités comme Emile Zola et son fameux article
« J’accuse » publié dans le journal L’Aurore pour défendre Dreyfus. Ce fut la grande affaire de Charles Péguy qui devint à Normal sup' le « chef militaire » des dreyfusards. Cette bataille ainsi que l’amitié qui le liait au journaliste Bernard Lazare, l’ont amené à se sensibiliser au sort des communautés juives d’Europe orientale.
Charles Péguy s’est aussi à l’époque « converti au socialisme », comme il le dira lui-même. Mais le socialisme sera pour lui une mystique plus que de la politique. Rêvant d’une société harmonieuse dans la diversité, il rejettera le dogmatisme marxiste de Jules Guesde et dénoncera les compromis politiques de Jean Jaurès avec celui-ci.

L’entrepreneur
Plus surprenant pour un intellectuel français « de gauche », Charles Péguy fut un entrepreneur, fondateur de la revue littéraire Les cahiers de la quinzaine. Refusant la sécurité du fonctionnaire, il accepte les risques de fins de mois difficiles et ce qu’il nomme
« l’irrévocable lourdeur des servitudes matérielles ». Il dit passer un tiers de son temps à la fabrication, un tiers à la gestion et à la vente et un tiers seulement à l’écriture, se qualifiant de pauvre industriel et de petit boutiquier.

L’écrivain
Malgré tout, l’écriture est au centre de son activité, même si, à la différence d’autres auteurs, tous ses écrits, à l’exception de la poésie, ont été publiés dans sa revue et non dans des livres. La revue est pour lui un choix de conviction et un choix de sacrifice. Ni homme politique, ni écrivain dans sa tour d’ivoire, mais auteur vivant au jour le jour de sa revue, « J’écris utilement dans mes modestes cahiers » dit-il. On trouve dans ses écrits de nombreuses prises de positions prophétiques sur les déviations que va connaître le XXe siècle, que ce soit sa dénonciation d’un art prétendument socialiste, sa défense de la littérature face à la propagande ou encore son opposition à l’anticléricalisme comme prétention politique à dominer les consciences. On trouve dans ses prises de position la dénonciation et l’annonce des germes des totalitarismes qui pourriront le XXe siècle.
À côté de copieux articles comme Les Entretiens ou Notre Jeunesse, il écrira une pièce de théâtre, Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, ainsi qu’une œuvre poétique considérable (les mystères, les quatrains, les tapisseries…), tant en prose qu’en vers, très liées à sa réflexion sur le Christ et son expérience chrétienne. Claire Daudin rapproche son œuvre et la crise passionnelle qu’il a vécue, déchiré entre son amour platonique pour Blanche Raphaël et sa fidélité envers son épouse qu’il ne quittera pas.

Le chrétien
À vingt ans, Péguy se déclare « athée de tous les dieux ». Il a un problème avec l’enfer, car il ne supporte pas l’idée que des hommes puissent être exclus de la cité harmonieuse, son idéal. Il a aussi un problème avec l’Église dont il se sent à la périphérie : il n’est pas marié religieusement et ses enfants ne sont pas baptisés car sa femme ne le souhaite pas et qu’il ne veut rien imposer. Mais il souffre de n’avoir pas, pour cette raison, accès aux sacrements. Il éprouve aussi un certain mépris pour une partie du clergé, ces « curés » auxquels il reproche de « marcher dans les jardins de la grâce avec des pas d’éléphant ».
Il n’empêche que, plongé dans les Écritures, il cheminera au cœur de l’Évangile et développera une véritable théologie dans ses œuvres poétiques : Le Mystère de la charité, Le Porche du Mystère de la deuxième vertu, Le Mystère des Saints Innocents… Il y exposera des intuitions prophétiques, allant d’ailleurs jusqu’à faire parler Dieu dans ses vers. L’idée selon laquelle Dieu a besoin de ses créatures (« Celui qui est tout n’est rien sans celui qui n’est rien ») ou encore sa conviction que l’homme est libre face à Dieu (« la liberté, qui est […] la plus belle création de Dieu », « un salut qui ne serait pas libre […] qu’est-ce que ça voudrait dire ») ont profondément inspiré les théologiens modernes, notamment ceux qui ont joué un rôle dans Vatican II. Sans parler, naturellement de don Giussani.

Malgré toute sa richesse, l’œuvre de Péguy n’est pas au programme dans l’enseignement d’aujourd’hui. Chrétien, il n’est pas vraiment à la mode. Socialiste, il a cependant dit du mal de Jaurès et n’est pas assez idéologue. Patriote convaincu que les idéaux s’incarnent et qu’ils valent parfois la peine de mourir pour eux – ce qu’il fera à la bataille de la Marne en 1914 – il tranche avec l’hédonisme ambiant. La réédition cette année dans La Pléiade de Justine, œuvre du marquis de Sade, a davantage intéressé les gazettes que celle de Charles Péguy. Néanmoins cet auteur continue de compter de fervents lecteurs et son influence n’est pas prête de s’éteindre si l’on en juge par l’accueil chaleureux fait à la conférence de Claire Daudin.


Pour en savoir plus
Le site www.charlespeguy.fr de l’Amitié Charles Péguy contient beaucoup de renseignements sur la vie et l’œuvre de l’écrivain. On pourra bien sûr acheter la réédition des œuvres poétiques et dramatique de Charles Péguy parue dans La Pléiade dirigée par Claire Daudin.