Tout idéal se termine par une défaite ?

Biographie du dissident tchèque, écrite par son ami Michael Zantovsky : le portrait d’un homme qui n’a jamais donné de nom à son dieu. Mais qui n’a pas gaspillé un seul souffle de vie.
John Waters

Il y a quelques années, j’ai participé à une conférence sur Vaclav Havel, au cours de laquelle le dissident tchèque était décrit comme un « athée ». Je savais bien que rien ne pouvait être moins vrai que cette définition, et j’ai découvert que l’information provenait de certains « catholiques tchèques », qui l’avaient suggérée à l’orateur.
Non ! Havel tentait de percevoir le concept que nous
appelons « Dieu » dans un contexte qui va au-delà des mots et, en même temps, comme quelque chose de pleinement réel et vital au quotidien. Dans une recension des Lettres à Olga, écrites par Havel à sa femme alors qu’il était en prison, l’écrivain allemand Heinrich Böll observait qu’en lui se manifestait une nouvelle forme de religiosité, « qui, par délicatesse, ne s’adresse plus à Dieu avec le nom que les politiques ont piétiné ». Bien qu’Havel ait évité d’utiliser intentionnellement le mot « Dieu », Böll concluait : « J’oserais dire que le Christ parle dans ces lettres, bien que ce soit un Christ qui ne se décrit pas lui-même par ce nom, mais c’est toujours un Christ… ».
« Sans aucun doute, écrivait Havel dans l’une de ces lettres, je pourrais utiliser le mot Dieu à la place de mon quelque chose ou de l’expression horizon absolu ; toutefois, cette approche ne me semble pas très sérieuse ». Havel reconnaissait être proche de la sensibilité chrétienne et était content lorsque quelqu’un s’en apercevait, mais il sentait devoir peser soigneusement les mots.
Dans sa nouvelle biographie : Vaclav Havel, Une vie (Buchet-Chatel, 2014) Michael Zantovsky, ami et ancien attaché de presse du grand dissident et philosophe à l’époque où il était Président, explique certaines des réactions contradictoires envers Havel dans son pays, qui ont été une source de grande confusion à l’étranger.
Pour le monde entier, Havel était l’un des grands héros du XXème siècle, véritable icône de la transformation politique pacifique, et la voix la plus résolue sur les thèmes de la moralité publique et de la responsabilité. Il était célébré dans sa patrie et dans le monde entier. Dans les jours frénétiques qui ont suivi la Révolution de velours de 1989, son peuple était d’avis qu’il n’aurait jamais pu faire le moindre mal.
Mais petit à petit survint un changement difficile à comprendre de l’extérieur. Il semble qu’il y ait un lien partiel avec la division de la Tchécoslovaquie, survenue au cours de sa présidence, et source de grande consternation pour beaucoup. Un autre facteur a été la transition à l’improviste d’une économie contrôlée à un capitalisme presque absolu, qui a inauguré une période d’avidité, de corruption et de chaos. Ces développements ont alimenté un cynisme diffus à l’égard de Havel, cultivé par les médias tchèques, et accru par ses secondes noces, un an après la mort d’Olga.
En outre, il semble que Havel n’ait cessé d’imposer des taxes et des restrictions complexes dans le domaine moral à son peuple, qui finit par le voir comme un ennuyeux prédicateur. Selon ses Mémoires de 2007, il a achevé son second mandat présidentiel en 2002, avec un sentiment de défaite et de désillusion. Au lieu de développer sa vision de « politique post-politique », il avait été épuisé par une routine incessante, tandis que le pouvoir réel s’exerçait ailleurs.
L’œuvre de Zantovsky confirme cette impression en dressant le portrait d’un homme qui, après avoir consacré sa carrière, sa santé et son âme au pays qu’il aimait, finit par s’éteindre dans sa résidence de campagne en 2011, une semaine avant Noël, seul, entouré uniquement de sa femme et des religieuses qui venaient chaque jour d’un couvent voisin pour le soigner. Vaclav Havel, une vie raconte donc une histoire extrêmement triste et, sous certains aspects, tragique.
Que nous enseignent alors les derniers instants de la vie de ce grand homme ? Que toute espérance terrestre et tout élan idéal se termine dans un vide ? Que toute aspiration de l’homme est toujours menacée par le risque de la désillusion ?
Les faits de toute sa vie nous disent que, quelles qu’aient été ses fautes, Havel a vécu sa vie pour un grand idéal qui a inséré son existence dans une perspective plus large. Pour lui, les aspirations terrestres étaient d’une importance vitale, et pas seulement en lui et pour lui. Il était tout aussi important d’honorer le don de la vie sans en gaspiller le moindre souffle, en étant toujours conscient qu’il était jugé à chaque instant. C’est un homme qui n’a jamais attribué de nom ou de visage – certainement pas un visage « humain » – à son dieu, et pourtant c’est l’un des hommes les plus authentiquement saints de notre temps. C’est comme si deux Havel avaient existé : l’homme qui s’est battu et impliqué dans ce monde terrestre, et le Havel éternel, dont la vie a toujours tendu vers l’infini. Rarement ce dualisme a coexisté de manière aussi harmonieuse que chez lui.
Ce regard nous permet de mieux saisir combien son existence a été ontologiquement chrétienne, et sa mort, vécue comme un processus de détachement de la réalité quotidienne que nous connaissons, celle d’un homme capable de faire coexister dans son cœur ces deux conceptions de la réalité.