Le réalisateur de la saudade

Le seul réalisateur au monde qui a travaillé du muet au digital et qui a porté sur le grand écran Le Soulier de satin de Paul Claudel. Portrait d’un cinéaste qui, jusqu’à la fin, a su se mettre à genoux.
Luca Marcora

Quand Benoit XVI le voit s’agenouiller devant lui, il allonge immédiatement la main pour l’arrêter. Nous sommes le 12 mai 2010 et Manoel de Oliveira a 101 ans. Mais il est vif et lucide comme un homme dans la pleine force de l’âge. Il vient de saluer le Pape au nom du monde culturel portugais réuni à Lisbonne : « Il me semble que la religion et l’art s’adressent tous deux à l’homme et à l’univers, à la condition humaine et à la nature Divine », disait-il, « N’est-ce pas là que s’expriment la mémoire et la nostalgie du Paradis perdu, dont nous parle la Bible, trésor inépuisable de notre culture européenne ? ».

Parmi les plus grands cinéastes de tous les temps, le seul qui ait travaillé au cinéma depuis le muet jusqu’au digital, Oliveira, est mort le 2 avril dernier. Il s’était consacré à la réalisation de films de façon définitive à plus de 60 ans. « Le cinéma est une passion. Ou mieux, je dirais qu’il s’agit d’une vocation. Il est né en 1908 à Porto, dans une famille catholique d’industriels et agriculteurs. Il se forme tout d’abord au collège de la ville, et ensuite chez les Jésuites en Galice. Il commence à travailler dans l’entreprise paternelle, mais son intérêt se porte sur le cinéma et le sport. En 1927, il est foudroyé par le documentaire muet Berlin - Symphonie d’une grande ville de Wletr Ruttmann et il décide de tourner un documentaire semblable sur sa propre terre, en syntonie avec les recherches consacrées au montage de cette époque : Douro, travail fluvial, est un documentaire sur la vie des travailleurs du fleuve qui baigne sa ville natale. Il a été projeté pour la première fois en 1931 et a suscité un certain intérêt. En ces années-là, son activité sporadique de production de documentaires côtoie une carrière de pilote automobile.

En 1942, il réalise son premier film de fiction, Aniki Bóbó, sur la vie quotidienne de quelques enfants de Porto. Il semble anticiper le néoréalisme italien. Le film est accueilli avec froideur. « J’ai perdu lentement confiance dans le travail que j’étais en train de faire, il ne me satisfaisait pas entièrement, et je pensais abandonner définitivement le cinéma. C’était l’époque où je me dédiais à l’agriculture ». À cette époque, le Portugal est sous la dictature fasciste d’António Salazar et le cinéma est rigoureusement contrôlé par le Secrétariat national de l’information. Oliveira n’adhère pas à l’Estado Novo, il est considéré comme suspect, et il a même fini en prison. Il ne tournera plus de film jusqu’en 1956.

Le nouveau départ est lié à un fait qui le marque profondément. En 1952, meurt une amie de sa femme et on lui demande de réaliser une photographie en sa mémoire. « J’avais un Leica, un appareil qui double l’image. En même temps que je photographiais le corps d’une femme morte, se détachait une autre image, qui rendait l’idée que cette image était vivante ». À partir de cette suggestion, il a écrit le scénario de Angélica, dans lequel il imagine un photographe qui, en développant le négatif d’une femme morte, la voit vivante. Le projet n’a pas été pris en considération par le Secrétariat national mais on peut déjà entre voir une constante de son œuvre successive : le cinéma conçu comme miroir de la vie.

En 1956, il réalise le court-métrage Le peintre et la ville, qu’il considère comme le tournant décisif de sa carrière. « J’ai tourné Le peintre en opposition à Douro. Alors que Douro est un film de montage, Le peintre est un film de contemplation, d’extase. Avec Le peintre, j’ai découvert que le temps est un élément très important ». C’est le préambule de son style arrivé à maturité. « L’image, quand elle persiste, acquiert une autre forme. J’ai commencé à voir des choses qui m’auraient échappé avec des mouvements rapides, avec le paysage rapide des images ».

En 1963, dans Actes de printemps, il filme la représentation de la Passion du Christ que les habitants du village de Curalha mettent en scène chaque Jeudi Saint. « Un événement qui s’est passé il y a deux mille ans, réécrit au XVIème siècle et réinterprété au XXème. Tout cela est visible simultanément. Seul le cinéma peut rendre cet artifice. Et c’est là tout son charme ». Ainsi prend forme cette idée personnelle du cinéma qui se réalise dans sa fameuse "tétralogie des amours frustrés". C’est le début officiel, à 63 ans, d’une carrière qui se révélera extrêmement prolifique. Dans Le passé et le présent (1972), Benilde ou la Vierge Mère (1975), Amour de perdition (1978) et Francisca (1981), le réalisateur prend quatre œuvre littéraires et en jette les paroles sur la pellicule de façon quasi expérimentale : avec des pages entières lues dans un autre contexte, des premiers plans où l’objet du cadrage est décentré, les durées qui s’allongent, arrivant à dépasser quatre heures. Les cadrages eux-mêmes se dilatent dans le temps et l’interprétation assume une dimension toujours plus divergente, au point que dans Francisca, les acteurs récitent en regardant directement la caméra. « D’une certaine façon, le théâtre préexiste à la vie. Nous sommes déjà dans un spectacle, une représentation vitale. Vitale car originelle, non pas la représentation d’une autre chose, mais d’elle-même. Le cinéma, qu’apporte-t-il alors ? Ou bien il filme le spectacle de la vie, ou bien il filme le spectacle de la scène ». Par ces films, Oliveira raconte une société faite de conventions et de simulations qui se raconte elle-même, où l’homme démontre qu’il est incapable de se donner le bonheur, et qu’il réussit seulement à se détruire par ses propres forces.

En 1985, il porte intégralement sur le grand écran Le Soulier de satin, le célèbre poème de Paul Claudel (1925), avec un respect quasi religieux du texte original. Cette œuvre parle de la vocation et de l’impossibilité de satisfaire en cette vie le désir de bonheur. Dans cette œuvre monumentale, « stupéfiante pour la manière dont elle a été conçue, déconcertante, par moment, pour la façon particulière de considérer le spectacle théâtral », le réalisateur trouve la synthèse la plus complète de son idée de cinéma, en résumant des thèmes et figures de la tétralogie et, en même temps, en les dépassant dans un horizon plus ample qu'est l'idée catholique de destin. « Tout apparaît lié dans une corrélation continue, intime et surprenante entre les éléments en jeu, où Deus escreve direito por linhas tortas, Dieu écrit droit sur des lignes courbes, comme le dit le proverbe portugais évoqué par Claudel lui-même ».

Le rapport entre Oliveira et le christianisme est problématique. « Je suis fils de catholiques, j’ai été éduqué dans la religion catholique. Je crois en Dieu, mais je n’ai pas la certitude ». Cependant, « Avec ou sans doute, l’aspect religieux de la vie m'a toujours accompagné; tous mes films sont religieux ». Et cette religiosité naît d’une simple évidence : « Personne n’est né de par sa propre volonté. Nous avons été placés ici par la volonté du Créateur, Celui que nous appelons Dieu. Nous sommes des créatures limitées et, d’une certaine façon, sans défense. Nous savons seulement que, quand nous naissons, nous devons mourir ».

De 1986 à 2014, il réalise plus de trente films, riches en citations littéraires et artistiques, faisant référence à l’histoire et à la politique : une production énorme et rigoureuse dont la maturité du regard croit tout au long des années et témoigne toujours plus d’une inquiétude religieuse qui attend une réponse. Peut-être justement c’est cette tension qui le porte à réaliser en 2010 L'étrange affaire Angélica, sur base du script de 1952, qui a été si décisif pour sa vocation de réalisateur. Entre l’hommage à Chagall et à l’enchantement du cinéma des origines, Oliveira raconte encore une fois la magie d’un regard en mesure de fixer sur la pellicule le reflet de la vie pour le conserver dans le temps. Et il le fait avec la certitude tranquille que la mort ne peut être la parole définitive sur la vie commencée en ce monde, justement parce que c’est le cœur qui le demande.

Après avoir tourné Gebo et l’ombre (2012), un film sur l’intensité de l’attente, il déclare : « Il semble que, dans mes films, il ne se passe rien, mais entre-temps les choses fondamentales se passent ! Comment expliquer la vie ? La vie n’a pas d’explication, elle se déploie ».

Manoel de Oliveira est mort le jeudi saint à 106 ans. Il reste encore un film à découvrir de lui : La Visite (en portugais : Visita, ou Memorias e Confissões), réalisé en 1982, avec l’indication précise de ne le projeter qu’après sa mort. « Chacun, dans la vie, a un rôle précis. Ce monde est un théâtre et nous sommes les interprètes. Nous récitons un scénario que nous commençons à connaître seulement en le vivant. Nous ne connaissons pas le futur car l’auteur ne nous l’a pas encore révélé ! La Visite naît d’une circonstance fortuite. J’ai compris que je devais conserver ce souvenir et le transmettre au cinéma ». C’est le dernier cadeau d’un homme qui, à cent ans, savait encore se mettre à genoux.