Un jeu sacré

Des cercles non conformistes sous le régime aux « avancées spirituelles » lors d'un voyage en Géorgie, Dimitri Strotsev, l'un des plus grands poètes de langue russe, raconte « comment la poésie m'a amené au Christ ».
Luca Fiore

« Depuis mon adolescence, entrer dans une église était plus ou moins comme mettre les pieds dans un temple païen où l'on accomplit des sacrifices humains ». Voici l'histoire de Dimitri Strotsev, poète biélorusse de Minsk. Il a aujourd'hui 51 ans et encore une masse de cheveux frisés comme dans les années soixante-dix. « Dima, pourquoi les gardes-tu encore comme ça ? Encore contestataire ? ». « Si je les coupais, ma femme ne me reconnaîtrait plus ». Ironique, profond et visionnaire. Six recueils de poésie et un prix russe pour les auteurs résidant hors de Russie. L'histoire est passée sur lui et a laissé de profondes marques intérieures. Il sourit souvent. Regarde, écoute. S'il commence à raconter, il est difficile de l'arrêter. Son aventure commence en 1980, dans le cercle des non conformistes, né autour de la figure de Kim Khadeev, dissident local connu, protagoniste à partir de 1949 du procès des « cosmopolites de Minsk ». La Biélorussie était, à l'époque, le fleuron des républiques soviétiques. Moscou voulait en faire le lieu de l'expérience d'un État modèle. Le conformisme soviétique était ainsi fait explique Dima : « Une disponibilité immédiate à renier ses propres idées, ses propres amitiés, sa propre dignité. Et à participer à la violence contre ceux qui, peu de temps avant, avaient été amis. Notre anticonformisme ne consistait pas seulement en un mouvement de protestation directe, mais aussi dans le rassemblement de personnes qui désiraient un regard éthique et anthropologique différent de celui du régime ». Khadeev, le fondateur du cercle, a été arrêté deux fois, les personnes autour de lui discréditées, attaquées, privées de la possibilité d'étudier ou de travailler. Mais le groupe n'a jamais été complètement détruit. « Nous lisions et nous discutions des livres interdits par la censure, nous écrivions des œuvres qui ne seraient jamais éditées par les éditeurs soviétiques. Nous organisions des leçons, des séminaires et des concerts "maison" ». Pendant la guerre en Afghanistan, les amis médecins fournissaient aux jeunes pacifistes de faux certificats d'inaptitude. C'est dans ce cercle que Dima entre en contact pour la première fois avec un livre inconnu et absolument interdit : la Bible. « Un ami juif, Gregori Trestman, m'a fait lire l'un de ses poèmes, intitulé Job, sur l'aventure de sa famille traversée par l'holocauste. Il m'a fait une impression colossale ». Avec le temps, la curiosité le pousse à découvrir l'Ancien et le Nouveau Testament. La société était totalement déchristianisée. A Minsk, il ne restait que deux églises orthodoxes ouvertes avec des communautés déclinantes. Les jeunes qui les fréquentaient étaient contrôlés et encouragés à ne pas le faire. Il écrit en 1986 : « Nombreux seront les échanges cordiaux / autour du feu de mon âme / ... j'ai rêvé : j'avais foi en Dieu / mais c'est Lui qui, en moi, ne croit pas ».

Dima rencontre Anya au début de l'université. Ils fréquentent tous les deux la faculté d'Architecture. Ils se rencontrent pour la première fois lors d'une kartoshka, un de ces voyages dans les kolkhozes pour ramasser des patates, obligatoires pour les étudiants à l'époque. Ils se marient en 1983. Et c'est au cours des conversations avec Anya que les premières demandes sur Dieu commencent à prendre forme. « Elle aussi avait été élevée dans une famille athée, mais la thématique religieuse l'avait toujours touchée et elle n'en faisait pas mystère avec nous. La chose m'avait immédiatement étonné ainsi que nos amis communs. Mais finalement, c'est moi qui ai reçu le baptême avant elle. Et c'est l'histoire d'un miracle ».

AUTOSTOP
Il l'a raconté dans une œuvre courte en prose, intitulée Le Caucase de la joie. « Au cours de l'été de 1988, je suis allé en Géorgie en autostop avec deux amis. Nous avions connu des géorgiens dans un festival avant-gardiste en Estonie qui nous avaient invités à montrer à Tbilissi une exposition sur la photographie en Biélorussie ». L'exposition est présentée au cœur de la ville, près de la cathédrale de Sioni, église principale orthodoxe en Géorgie. L'exposition est un succès et Dima et ses amis font la connaissance de nombreuses personnes. « Un jour, une jeune fille du coin que nous connaissions déjà et que nous estimions beaucoup, nous a demandé de façon très directe si nous voulions recevoir le baptême ». Tous les trois étaient totalement athées. Ils n'avaient jamais pensé à devenir chrétiens. Mais, pour une raison quelconque, qu'aujourd'hui encore Dima ne sait pas expliquer, sans se concerter, ils répondent tous de la même façon : oui. « Nous nous étions déjà rendu compte que les amis géorgiens, de façon miraculeuse, arrivaient à maintenir ensemble leur art avant-gardiste et la foi orthodoxe. A Tbilissi, nous avions rencontré une Église vivante et cette réalité modelait l'esprit de toute la société. Pas de manière formelle, mais dans sa substance. Ce fut un passage de confiance et, par amour, le Christ nous a accueillis. Ce fut une avancée spirituelle ». Il écrivait au cours de ces mois-là : « Ou que je ne sois maintenant plus le même / Ou que ce matin sois sorti de moi / Et maintenant il pleut un déluge comme au temps de Noé / Mais même un peu de vin le boire je ne peux ». Mais l'adhésion au christianisme n'est pas automatique. Dima se dédie à la lecture des auteurs non chrétiens qui lui semblaient proches, comme le philosophe et mystique hindouiste Sri Aurobindo. Dans son parcours, le rapport avec la poésie est central. Avant et après la conversion. « La poésie m'a guidé et porté au Christ » explique-t-il « en entrant dans le monde de la poésie et en l'accueillant en tant que jeune élevé dans l'athéisme, j'ai découvert et fait miennes les catégories spirituelles et métaphysiques au sens général. Puis le monde biblique comme annonce du Dieu unique. Et, enfin, Jésus Christ, Fils de Dieu devenu Fils de l'Homme ». Peu à peu, en effet, sa recherche se fait plus précise. Il commence à fréquenter une église à Minsk. Là, il fait connaissance avec les premiers chrétiens dont le chemin et les demandes sont les mêmes que les siens. Et une communauté prend forme. « C'était le début des années 90 : avec le temps, j'ai compris que l'annonce du Christ et la renaissance de l'Église étaient mon affaire. Et j'ai commencé à chercher ma place dans cette œuvre ».

FIN D'EMPIRE
Puis, un jour, lui qui était habitué à se sentir un habitant du grand empire soviétique, se retrouve citoyen du petit État biélorusse dont les occidentaux savent peu de choses ou rien. La révolution de 1989 était passée presque inaperçue, car à Minsk, ces années-là sont plus connues pour les dramatiques conséquences de l'accident de Tchernobyl que pour la chute du Mur de Berlin. La Biélorussie se transforme en la dernière dictature européenne. Le seul pays à l'ouest de l'Oural dans lequel on applique encore la peine de mort. « J'étais un tout jeune homme prêt à vivre et à agir » raconte-t-il « je méditais sur ce que voulais dire être avec le Christ. Sur la façon dont mon mouvement vers le Christ pouvait permettre de changer ma vie et celle de la société, en mieux ».

CHRISTIANISME RÉALISTE
C'est à cette période qu'il commence à se consacrer à l'édition en publiant des textes liés à l'orthodoxie. Il s'implique aussi dans certaines œuvres d'un auteur extraordinaire, Antony de Surozh. Figure charismatique, métropolite de l'Église orthodoxe russe pour l'Europe occidentale, qui, depuis Londres, repropose le christianisme en tant qu'expérience vivante. Dima se met en contact à la fin des années 90 avec le premier éditeur qui avait publié ses écrits en russe. C'est Constantin Sigov, de la maison d'édition Duch i Litera de Kiev. Le temps passant, il se rend compte que le cercle des gens autour de l'éditeur ukrainien appartiennent à des religions et des confessions chrétiennes diverses. « Les rapports interreligieux m'ont toujours beaucoup intéressés. En Biélorussie, les relations entre juifs et musulmans, par exemple, ont toujours été bonnes. Mais je me rendais compte que l'on n'arrivait pas à aller au-delà de gestes formels. Je ressens ce problème, pas seulement d'un point de vue religieux, mais aussi anthropologique. Je suis un poète : je comprends que cette non rencontre ne nous donne pas la possibilité de vivre la vie en plénitude ». C'est pour cette raison que lorsque Constantin l'invite aux semaines de vie commune pour ce qu'ils appellent « l'institut théologique », Dima est enthousiaste : « Il y avait des russes, des ukrainiens, des orthodoxes, des catholiques et des uniates (chrétiens d'Orient qui reconnaissent l'autorité du pape tout en conservant leurs propres rites NdT). Certes, j'ai dû vaincre mes préjugés envers les personnes d'autres cultures. Mais un dialogue vrai a été possible ». Là se noue une amitié avec des personnes de Point Cœur, et surtout, il fait la connaissance d'Alexandre Filonenko et, avec lui, de Communion et Libération. « Sacha (Filonenko, NdR) m'a dit que pour moi il serait intéressant de connaître des gens du mouvement. Je lui ai fait confiance et cela n'a pas été une erreur. Il est très convaincant, généreux et joyeux. Son amitié avec la communauté est un jeu sacré. Une forme amicale libre, on parle de choses très sérieuses et elles se vivent de façon profonde ». Dima commence à fréquenter les rencontres du mouvement à Moscou et à Kharkov et prend conscience d'une manière très différente de vivre la foi. « En connaissant les membres de CL, j'ai commencé à trouver une réponse à une question que j'avais depuis longtemps : comment peut-on vivre le christianisme à notre époque ? La forme du mouvement de laïcs est une forme que l'Église orthodoxe ne connaît pas et pour moi c'est vraiment fascinant. Aujourd'hui, l'homme, moi en premier, a besoin d'un christianisme réaliste. Pour une personne de CL, il est clair que le christianisme est une nouveauté pour la vie et que dans la pure conservation de la tradition, cette nouveauté s'engourdit. Pour le mouvement, la vérité est une nouvelle ouverte, pas une sagesse ou un savoir mystérieux auxquels on ne peut accéder qu'en observant des rites. Une nouveauté que l'on peut connaître avec un rapport direct. Le christianisme réaliste se montre par lui-même. Les portes ouvertes, tu ne dois pas les ouvrir. Elles sont ouvertes. Le rapport avec les autres ne me conduit plus dans un labyrinthe, mais les choses se montrent pour ce qu'elles sont et me parlent ». Extrait du Journal de 2012 : « Doux et terrible / faire naufrage avec Dieu / faire naufrage toi et moi / en bas / dans le monde ». L'année qui vient de s'écouler a été pleine d'occasions pour approfondir cette amitié. A Moscou, à Kharkov, à Kiev. Mais aussi en Italie au meeting de Rimini, à l'Assemblée des Responsables de La Thuile et à Rome avec le pape le 7 mars avec sa femme et ses deux enfants. Pour le 23 et 24 mai, il a organisé deux jours à Minsk pour présenter ses nouveaux amis : « En Biélorussie, il y a tant de personnes merveilleuses prêtes à accueillir l'invitation qui résonne dans le mouvement ».