Aimer, c'est la seule chose qui compte

Pour lui il n'y avait pas moyen de connaître une chose sans « s'y compromettre totalement ». Quarante ans après sa mort, une exposition porte le regard à l'intérieur de la liberté de Pier Paolo Pasolini, un homme blessé par le monde.
Fabrizio Sinisi

« Pas un pore de mon corps où ne frémit cette gratitude pour la vie, cette nostalgie encore trop récente pour qu’elle puisse faire mal. (J'aime le Frioul, j'aime mes compagnons, j'aime toute la jeunesse de ces bourgs) ».

On ne peut pas vraiment comprendre Pier Paolo Pasolini sans partir d'une expérience affective. Dans son œuvre émerge continuellement un besoin, qui est sans doute sa caractéristique la plus accentuée et distinctive : une nécessité d'amour, non comme un sentiment pur et simple, mais comme le lieu privilégié de la connaissance. Celui qui lit Pasolini constate continuellement cette divergence : l'impossibilité de connaître une chose sans l'aimer. Une grande partie de sa poésie est une quête d'amour comme événement de la raison, comme « aventure du vrai » : « Aimer, connaître, c'est la seule chose qui compte / non pas avoir aimé, / non pas avoir connu. Vivre d'un amour consumé est angoissant. L'âme ne grandit plus ».

Le fil conducteur de l'exposition milanaise, organisée par le Centre culturel de Milan à l'occasion du quarantième anniversaire de la mort de Pasolini, est précisément ce binôme de l'amour et de la connaissance. Tout l'« engagement » de Pasolini – sur le plan politique, social, artistique – est issu de cet accent radical : pour aimer et comprendre les choses il faut s'y compromettre totalement. Et il ne suffit pas de l'avoir fait dans le passé, ni même il y a une seconde, il faut que ce soit aujourd’hui. Si cela ne se passe pas aujourd'hui, « l’âme ne grandit plus ».

Né à Bologne en 1922, Pasolini est sur le point de passer sa maîtrise quand la guerre oblige sa famille à quitter Bologne pour s'installer à Casarsa au Frioul, le pays de sa mère. Durant les huit années qu'il vit là-bas, il enseigne, étudie, écrit. Il débute par un livre, Poesie a Casarsa (dans l'exposition on peut voir un exemplaire de la première édition numérotée de 1942), qui séduit le grand critique littéraire Gianfranco Contini. C'est sans doute la période la plus heureuse de sa vie : « La sagesse est surprise. / Un cri est la plus vraie / des paroles… Rien / ne lui ressemble ».

Mais cette apparente facilité de vie ne tarde pas à prendre fin. Une dénonciation pénale oblige Pasolini à fuir avec sa mère à Rome : « Dans une maison sans toit et sans crépi, / une maison de pauvres, à l'extrême périphérie, / près d’une prison, / avec une épaisse couche de poussière en été et le marécage en hiver ». Pendant la journée, il est suppléant dans une école de Ciampino (parmi ses élèves il y a aussi le futur écrivain et scénariste Vincenzo Cerami, dont l'exposition présente un fragment de vidéo) ; la nuit il étudie, écrit et, surtout, découvre Rome : une planète immense, vitale, inconnue. C'est une provocation qui inaugure une nouvelle histoire, un nouvel émerveillement : « Quelle joie dans cette empressement de comprendre ! ». Le ceneri di Gramsci – Les cendres de Gramsci, un livre de 1957, ne fait que témoigner de l'événement d'un homme amoureux du monde et qui en éprouve tout le drame dans l'intimité du cœur : « Une âme en moi, qui n'était pas uniquement la mienne, / une petite âme dans ce monde illimité, / grandissait, nourrie de la joie / de celui qui aimait, même s'il n’était pas aimé en retour. / Et tout s'illuminait, à partir de cet amour. (…) À chaque page, à chaque ligne / que j'écrivais, / il y avait cette ardeur, cette présomption, / cette gratitude. (…) Doux, violent révolutionnaire / dans le cœur et dans le langage. Un homme fleurissait. (…) Par quels chemins le cœur / se trouve satisfait, parfait aussi dans ce mélange de béatitude et de douleur ? / Un peu de paix… Et il renaît en toi / c'est la guerre, c'est Dieu ».

En 1961 Pasolini devient réalisateur : il tourne son premier film, Accattone (qui sera projeté les jours d'ouverture de l'exposition, avec son Vangelo secondo Matteo). C'est un mode d'expression qu'il continuera de pratiquer jusqu'à sa mort, sans pour autant abandonner l'écriture. Pasolini explique lui-même la raison pour laquelle il passa au cinéma : « En reproduisant la réalité, le cinéma en donne une parfaite description sémiologique. Le système de signes du cinéma est pratiquement identique au système de signes de la réalité. La réalité est donc un langage ! Mais si la réalité parle, qui est-ce qui parle et avec qui parle-t-elle ? ».

La demande devient encore plus forte lorsqu'on regarde certains tableaux de peintres chers à Pasolini : Rosai, De Pisis, Guttuso, Mafai. Il s'agit de la lignée des « réalistes », des peintres de la chose, de l'objet, qui survient et déborde quasiment de la toile. En les regardant on comprend mieux le style cinématographique de Pasolini : en effet, son inspiration vient de là. Quand Elio Ciol, sur une des photos inédites que l'on peut voir dans l'exposition, le représente à côté d'une reproduction de la crucifixion de Masaccio, il saisit précisément ce lien profond : le regard de Pasolini a sa racine dans un réalisme révolutionnaire justement parce que traditionnel : fort, plein d’émotion et presque tendre.

En 1964 il tourne l'Évangile selon saint Mathieu : « Pour moi, qui ai toujours tenté de récupérer dans mon laïcisme les traits de la religiosité, deux données naïvement ontologiques valent du point de vue religieux : l'humanité du Christ est mue par une telle force intérieure, par une telle soif irréductible de savoir et de vérifier le savoir, sans craindre aucun scandale ni aucune contradiction, que pour elle la métaphore "divine" touche aux limites de l'expression métaphorique, jusqu'à être idéalement une réalité. En outre : pour moi la beauté est toujours une "beauté" morale, mais cette beauté nous rejoint toujours par une médiation : à travers la poésie ou la philosophie ou la pratique ; le seul cas de "beauté morale" non médiatisée, mais immédiate, à l'état pur, je l'ai expérimentée dans l'Évangile ».

Chez Pasolini cette blessure est toujours présente : une implication personnelle, jusqu'à la moelle, dans les choses ; et un sens de l'inaccompli qui, pour ainsi dire, le persécute : comme une faim – une solitude : « Il manque toujours quelque chose, il y a un vide / dans toute mon intuition. Et c'est quelque chose d’ordinaire, / ne pas être accompli est ordinaire, / n'a jamais été aussi ordinaire comme dans cette inquiétude, / ce "manque du Christ" – un visage / qui soit l'instrument d'un travail non complètement / perdu dans la pure intuition solitaire… ». « Tout est à ma disposition, constate-t-il, mais il manque quelque chose ».

Dans les années 1970 Pasolini s'engage comme éditorialiste pour le journal Corriere della Sera. C'est le début de sa bataille notoire contre le nouveau « Pouvoir ». En quoi consiste ce nouveau pouvoir ? Massimo Borghesi le résume bien dans sa contribution : « Désacralisation. Et un des symptômes de cette désacralisation est la disparition du bonheur. Solitude et absence de bonheur ». Pourtant, se demande Pasolini, « N'est-ce pas le bonheur qui compte ? N'est-ce pas pour le bonheur que se fait la révolution ? ». Dans ces mêmes années il engage une polémique avec Italo Calvino : « Qu'est-ce qui en fait rend réalisables – concrètement, dans les gestes, dans l'exécution – les massacres politiques après qu'ils aient été conçus ? Qu'est-ce qui rend réalisables les atroces entreprises de ce phénomène énorme de la nouvelle criminalité ? C'est terriblement évident : considérer la vie des autres comme un rien et son propre cœur comme rien de plus qu'un muscle. À l'opposé de Calvino, je pense donc qu'il ne faut plus avoir peur de refuser de perdre l'estime du sacré ou d'avoir un cœur ».

Après son assassinat dans la nuit du 2 novembre 1975, dont les circonstances n'ont toujours pas été complètement éclaircies, nombreux sont ceux qui ont décrit Pasolini comme un auteur « dérangeant », adversaire des « puissants ». Mais la racine de son génie est plus profonde. Comme dit Giulio Sapelli dans une belle interview rapportée par l'exposition, la grandeur de Pasolini réside dans le fait d'être « un homme qui a toujours pensé les choses sans jamais se soucier des conséquences. C'est ce que doit faire un intellectuel : il ne peut vivre comme un cynique, il doit être un homme libre. Lui il a toujours vécu en homme libre ».

Cette exposition est une tentative de porter le regard à l'intérieur de cette liberté. Une liberté qui scandalise, et qui nous blesse encore ; la liberté d'avoir un cœur vivant, d'être en quête de sens, qui coïncide avec son propre être humain : « Il y a une grande Vérité / et c'est l'inquiétude qui m'a empêché de dormir, / comme un saint ».