L’existence à l’état pur

Ces corps extrêmement minces qui n’ont ni naissance ni destin. Visages sans visages et sans peau. Cinquante ans après la mort d’Alberto Giacometti, le secret et la « vision » de l’artiste le plus aimé du XXème siècle.
Luca Doninelli

« L’art m’intéresse beaucoup, mais la vérité
m’intéresse infiniment plus
 »
Alberto Giacometti


« Pourquoi trouvons-nous une chose belle au lieu d’être banale ? Un arbre ? Le ciel ? Des visages ? Dans le temps j’allais au Louvre [en 1962, n.d.r.] et les toiles ou les sculptures me donnaient une sublime impression... Quand je visite le Louvre aujourd’hui, je ne me lasse pas de regarder les gens en train de regarder les œuvres d’art. Le sublime, je le découvre maintenant dans les visages plus que dans les œuvres... Au point de prendre la fuite, de littéralement prendre la fuite les dernières fois que je suis allé au Louvre. Toutes ces œuvres avaient l’air tellement misérables – leur approche était plutôt miséreuse, tellement précaire, leur parcours balbutiant le long des siècles, dans toutes les directions possibles, mais extrêmement sommaire, primaire, ingénue, pour circonscrire une immensité formidable – je regardais avec désespoir les personnes vivantes. Je comprenais que jamais personne ne pourrait saisir complètement cette vie... C’était une tentative tragique et risible ».

Alberto Giacometti, suisse du canton des Grisons, né en 1901 à Borgonovo dans une famille protestante, a vécu la plus grande partie de sa vie à Paris. Il mourut en 1966 à Coire, le chef-lieu des Grisons, à une centaine de kilomètres de son village natal.
Cinquante ans après sa mort, la figure de Giacometti ne cesse de susciter admiration et amour. Ses expositions ont toujours un énorme succès et ses œuvres atteignent des prix records dans les grandes enchères d’art.

À sa manière il a eu une vie heureuse. Des années d’enfance heureuses, des études réussies, d’abord à Genève, puis à Rome où il étudia l’art ancien, avec une prédilection pour les artistes (comme Giotto et Tintoretto) chez qui l’impact direct avec la vie, disons, lui paraissait prévaloir sur la création formelle.
Ensuite il alla s’installer à Paris. Pendant une quinzaine d’années, il participa activement au mouvement surréaliste, puis pris ses distances tout en maintenant de bons rapports avec de nombreux anciens compagnons de route.

Un grand ami de Giacometti fut Jean-Paul Sartre, qui lui consacra des études intéressantes, bien que parfois gâtées par la tendance à aligner l’œuvre du sculpteur sur sa propre pensée et à accentuer les éléments existentialistes (solitude, incommunicabilité etc.) au dépens de la vision absolument originale de l’artiste que les nombreuses expositions, les études et la relecture de ses écrits ne font que souligner. Mais le fait est que souvent de grandes amitiés peuvent se maintenir toute une vie sans que le voile de l’incompréhension réciproque se déchire.

Les biographies le présentent comme un homme comblé par les ciconstances extérieures (dans le sens qu’il réussit à se consacrer complètement à son art, sans trop d’interférences d’un autre genre) et en même temps impressionable, ou plutôt entièrement désarmé en face de la réalité des choses. N’importe quel évènement pouvait le blesser, le traumatiser. Ses propres talents (plutôt ses dons) extraordinaires le rendaient vulnérable. Alberto avait vingt ans quand un admirateur âgé lui proposa de venir loger pour quelque temps chez lui à Venise, mais l’homme tomba malade et mourut alors que l’artiste était encore son hôte. Cette expérience a donné naissance à une de ses premières réalisations importantes: Il Teschio (le crâne).

Cet aspect de sa personnalité nous aide à bien comprendre le sens d’un mot très équivoque aujourd’hui : la "technique". Aujourd’hui la technique – surtout dans le domaine artistique-littéraire – est considérée comme neutre, que tous peuvent acquérir et dont les fruits dépendront du "talent" de qui l’utilise. En somme, technique et talent seraient des aptitudes bien distinctes.
Pour un grand artiste la connaissance de la soi-disante "technique" coïncide en fait avec la connaissance de soi. « La technique est l’homme in toto », disait Igor Stravinsky, un autre ami et admirateur de Giacometti.
C’est pourquoi, tout véritable artiste parvient à la connaissance de son œuvre en partant de ses blessures, en les regardant, pour comprendre leur mystère. L’intellectuel cherche à les guérir en les enserrant dans un discours compréhensif autant que possible, l’artiste, par contre, ne veut rien recouvrir, rien expliquer et interpréter, mais désire seulement regarder.

Si pour Sartre la convivence humaine (le pacte social, dirions-nous aujourd’hui) repose sur la mauvaise foi, et l’essence profonde de l’homme consiste en une solitude privée de sens (« l’homme est une passion inutile »), pour Giacometti il y a toujours un voile à percer, l’origine de tout (de la vie et de l’art) se trouve dans quelque chose qui est au-delà.
Ses figures humaines deviennent de plus en plus minces : en elles il n’y a ni naissance ni mort, ni masculin ni féminin parce que, a-t-on dit, ce qui frappe l’artiste est l’existence à l’état pur. On a l’impression que même la peau n’existe plus : l’artiste cherche l’architecture interne de l’être humain et perçoit – parfois avec angoisse – une distance entre soi-même et ce qui l’a blessé qui semble souvent ne pouvoir être comblé, comme si tout voile, une fois levé, en fasse surgir un autre.

Mais il ne s’agit pas d’un jeu sans fin – c’est au moins ce qui apparaît en admirant les œuvres de Giacometti. Elles ne sont pas un renvoi continu, destiné à alimenter une insatisfaction qui deviendrait en fin de compte l’idée dominante. Dans ces œuvres nous nous regardons, nous nous voyons, et c’est pour cela qu’il est le sculpteur le plus aimé du vingtième siècle.

Impressionants sont les piédestals qui portent ses sculptures, surtout celles de moyenne ou de petite dimension. Souvent le piédestal est beaucoup plus grand que la figure, il est une partie essentielle de la sculpture même, aussi importante qu'elle.

Dans certaines œuvres, il ne semble pas y avoir d’interaction entre les différentes figures en mouvement (même celle qui ne bouge pas accomplit une sorte de mouvement) et pourtant toutes surgissent de la même matière, prennent corps et élan – mais pas trop – à l’intérieur d’un unique horizon, suggérant l’idée non tant d’extranéité et de solitude, mais plutôt d’une vision unitaire, d’un regroupement de corps à l’intérieur d’une unique image. Dans les figures individuelles, nous ne percevons ni temps, ni durée, ni destin, mais bien la vision globale : le temps n’est pas celui des corps, des biographies, des évènements de chaque figure, mais celui de l’artiste – intérieur, silencieux.

Giacometti a étudié longuement l’icone orientale, grecque et russe. Il serait instructif d’étudier l’influence de l’icone dans l’art occidental, de l’origine à El Greco et jusqu’à Andy Warhol. Giacometti se situe aussi dans ce courant.
Dans ce contexte, je cite un fragment proposé par Giuseppe Frangi dans son magnifique blog Robedachiodi ; il provient d’un autre grand ami de Giacometti, le philosophe japonais Isaku Yanaihara : « Reprenant son travail sous une simple lampe électrique, Giacometti s’est écrié : "Il y a un instant, j’ai vu un gracieux lac derrière elle, c’était un grand lac quasi éblouissant dans lequel se réflétait la lumière du crépuscule. Malheureusement elle s’est éteinte l’instant d’après, mais je dois peindre le fond transparant, lumineux, immense à l’infini, comme je viens de l’apercevoir". En réalité, derrière moi il y avait un simple poêle à charbon et le mur décrépi couvert d’une série de graffitis. Plus on voit le visage avec densité, d’autant plus l’espace qui l’entoure devient immense ; c’est vraiment curieux ! ».

Nous rejoignons ici l’idée de l’icone, de la vision intérieure, du visage intérieur. L’existentialisme de Sartre est dépassé. La figure humaine se rend visible parce qu’elle est entourée de la beauté (le « grand lac quasi éblouissant » que Giacometti perçoit là où il n’y a qu’un poêle à charbon. La précision de la vision est impressionante : il est question de « lumière du crépuscule ».

La vision de Giacometti est con-siderante, ce qui veut dire, selon l’étimologie, que l’objet, le visage, la figure ne se rend totalement visible qu’à travers son lien ((con) avec les étoiles (sidera), nous dirions : avec l’infini.

C’est pourquoi, l’œuvre d’Alberto Giacometti, ses figures décharnées, ces visages sans visages, ces corps sans naissance et sans destin ne nous inspirent pas l’angoisse que réveillent par contre les œuvres de Sartre, elles suscitent plutôt l’amour, le désir d’embrasser, le sens de la compagnie. Nous le sentons près de nous parce son art était humain, tragique – car vraiment un siècle entier d’horreurs semble s’être déposé sur son œuvre – mais sans être angoissant ni amer, sans participer à cette instabilité si peu humaine, qui nous fait souffrir.