Shakespeare et le drame du pardon

Le quatrième centenaire de la mort de ce grand écrivain tombe au milieu du Jubilé. Heureuse coïncidence car le rapport entre justice et miséricorde est un de ses grands thèmes. Demandons-le au juif Shylock ou à Prospero.
Fabrizio Sinisi

Le marchand de Venise, acte quatre, première scène : on va célébrer un grand procès. L’affaire est assez connue : pour aider son ami Bassanio, Antonio, le marchand vénitien, contracte une dette de trois milles ducats chez Shylock, l’usurier juif, certain de l’issue favorable de son commerce maritime. Mais malheureusement les bateaux coulent, l’argent prévu n’arrive pas, Antonio ne peut pas rembourser sa dette et, inflexible, Shylock exige une terrible amende : une livre de la chair d’Antonio. Du reste, la loi de Venise le lui permet : il y a eu un contrat, bien qu’inconsidéré ; Shylock hait Antonio qui l’a humilié à plusieurs reprises, il ne veut plus de son argent ; il exige « justice ». Et la première caractéristique de la justice semble être celle-ci : ce n’est pas un fait ni une condition mais une réponse. On ne peut pas l’obtenir tout seul : il faut que quelqu’un la concède ou au maximum la permette. Shylock le sait bien : prendre une livre de la chair d’Antonio, sans le consentement de la République, serait pure violence. Mais si la Loi le soutient et le protège, ce n’est plus seulement une vengeance : c’est « justice ». « Voilà la question » dirait le personnage d’un autre texte du même auteur.

Cette année on célèbre le quatrième centenaire de la mort de William Shakespeare : on en parle et on en parlera beaucoup ; à juste titre puisqu’il s’agit du poète qui, avec Dante, constitue l’épicentre de la culture occidentale. L’heureuse coïncidence supplémentaire est que ce centenaire tombe sur l’Année de la Miséricorde et du Jubilé extraordinaire. Une coïncidence qui n’est pas privée de signification si nous considérons combien la miséricorde était chère à Shakespeare, au point de constituer un des thèmes les plus emblématiques et mystérieux qui traversent son œuvre de part en part. La grande scène du procès du quatrième acte du Marchand de Venise est un exemple des plus évidents de la hantise permanente que cette question constitue pour le poète anglais : qu’est-ce que la justice ? Et quel est son lien avec la miséricorde ?

COMME UNE PLUIE LÉGÈRE
Analysons les faits. Quand les amis d’Antonio implorent la pitié de Shylock, pour qu’il renonce à son amende et accepte l’argent, ils ne lui demandent pas de renoncer à la justice, mais de céder à une justice « plus parfaite ». Le Doge lui dit : « Shylock, tout le monde pense, et je le pense aussi, que tu ne feras que conduire cette invention de ta méchanceté jusqu’à sa limite extrême, et qu’alors tu voudras déployer une clémence et une pitié plus extraordinaires encore que l’extraordinaire cruauté que tu sembles montrer ». Mais Shylock ne veut rien d’autre que la « justice » : il demande seulement que l’on respecte le « contrat ». Pour Shylock, Justice et Loi coïncident indépendamment de ce qu’elles comportent : « Je ne peux ni ne veux donner d’autre raison de la poursuite d’un procès si préjudiciable pour moi, qu’une haine intime, une certaine aversion que je sens contre Antonio ».
Il y a, dans la position de Shylock, une logique perverse mais absolument irréductible : il a subi un tort qu’il entend restituer. Au mal on répond par le mal, à la force par la force : c’est en cela que consiste, pour lui, le privilège du droit. À sa façon c’est une logique « naturelle » : à propos de la tentative de convaincre Shylock de pardonner, Antonio dit : « Vous pourriez aussi bien vous tenir sur le rivage à prier la mer d’abaisser la hauteur de ses marées ordinaires ». La nature est brutale, elle est mécanique, elle n’a pas pitié : ainsi doit être la Loi. Cela peut sembler paradoxal, mais Shylock incarne une idée de justice que l’homme d’aujourd’hui tend aussi à considérer comme parfaite : la justice qui confie à la loi son propre fonctionnement automatique et laisse l’homme en dehors ; la justice qui ne subit pas les influences et les « contaminations » de l’humain.
Ce sera l’intervention du docteur en droit Balthasar (en réalité Porzia travestie) qui invoquera l’argument extrême et crucial : « The quality of mercy », la « qualité du pardon ». En fait, la miséricorde est le seul vrai, grand interlocuteur d’une justice qui n’arrive pas à « se suffire à elle-même » : « Le caractère de la clémence est de n’être point forcée. Elle tombe comme la douce pluie du ciel sur le lieu placé au-dessous d’elle. Deux fois bénie, elle est bonne à celui qui l’exerce et à celui qui la reçoit. C’est la plus haute puissance du plus puissant. Elle sied au monarque sur le trône mieux que sa couronne ». La miséricorde, soutient Porzia, c’est le divin lui-même qui pénètre dans l’humain, la seule chose qui réalise la tentative de justice : « Mais la clémence est au-dessus de la domination du sceptre ; elle a son trône dans le cœur des rois. C’est un des attributs de Dieu lui-même, et les puissances de la terre se rapprochent d’autant plus de Dieu, qu’elles savent mieux mêler la clémence à la justice. Ainsi, Juif, quoique la justice soit l’argument que tu fais valoir, fais cette réflexion, qu’en ne suivant que la justice, nul de nous ne pourrait espérer de salut : nous prions pour obtenir miséricorde ; et cette prière nous enseigne à tous en même temps à pratiquer la miséricorde ».
Voilà pourquoi la miséricorde est à la fois humaine et divine : son origine est divine mais les hommes ne peuvent s’empêcher de la désirer. La miséricorde est le seul espoir et aussi le seul maître. Le court-circuit sémantique que Shakespeare met en scène ici est splendide : faire miséricorde est ce qui nous enseigne à la demander ; et inversement, demander la miséricorde est ce qui rend possible sa mise en acte. Sans la reconnaissance de ce besoin, la miséricorde n’existerait pas et ne serait pas reconnue dans le cadran des statuts humains. La racine de la miséricorde humaine est dans le divin, c’est la révolution du Christ et cette fois c’est Isabelle, personnage d’une autre pièce, Mesure pour mesure, qui le rappelle : « Jadis toutes les âmes étaient condamnées, et Celui qui aurait pu si bien se prévaloir de cette déchéance y trouva le remède. Que seriez-vous si Lui, au faîte de la Justice, vous jugeait seulement pour ce que vous êtes ? Oh, pensez-y. Alors le pardon s’exhalera de vos lèvres comme de celles d’un homme nouveau ».

PROSPERO ET ANTONIO
Le fait que la dernière œuvre de Shakespeare, La Tempête (que les critiques considèrent comme son testament), se termine sur le thème de la miséricorde suffirait à démontrer combien la question de la miséricorde était décisive pour lui. Prospero, duc de Milan, subit un complot de la part de son frère usurpateur Antonio et se retrouve en exil avec sa fille Miranda sur une île déserte. C’est là que pendant de longues années Prospero apprend l’art de la magie et élabore méticuleusement un plan pour se venger d’Antonio, naufragé sur l’île avec le roi de Naples et son équipage. Toutefois, au moment où la vengeance devrait se réaliser sur celui qui a détruit sa vie et celle de sa fille, Prospero renverse tout et éparpille les cartes : il décide de pardonner : « Et je finirai dans le désespoir, si je ne suis pas secouru par la prière, qui pénètre si loin qu’elle va assiéger la miséricorde elle-même, et délie toutes les fautes. Si vous voulez que vos offenses vous soient pardonnées, que votre indulgence me renvoie absous ».
Il s’agit ici de la même question que dans Le marchand de Venise mais poussée jusqu’à sa dernière racine : le pardon n’appartient pas à l’homme mais en même temps il ne peut passer qu’à travers l’homme. C’est une distinction que Shakespeare fait de manière assez spécifique. La miséricorde est une prérogative du divin, mais pour se réaliser elle doit se vérifier dans la chair et dans l’histoire de l’homme. Personne ne peut contraindre Shylock à avoir pitié ; personne ne peut contraindre le public – pas même le monde – à pardonner la fureur de Prospero. Mais dans ce pardon, dans cette « prière qui pénètre », se manifeste la liberté.

UNE IMPASSE SANS ISSUE
Dans son essai La Qualité du pardon, Peter Brook, un des plus grands réalisateurs shakespeariens, s’interroge ainsi : « Il y a l’ordre et le chaos. Il y a le pouvoir et l’abandon du pouvoir. Il y a l’orgueil et l’humilité… Pourtant dans toutes ces oppositions, quelque chose manque en profondeur. Qu’est-ce qui peut les embrasser ? En dehors de l’opposition, qui en soi pourrait aller de l’avant indéfiniment (parce qu’une opposition reste dynamique et ne peut pas dépasser son propre niveau), qu’est-ce qui manque pour que cette constante opposition, sur laquelle se base toute la vie telle que nous la connaissons, puisse être transformée ? ».
Il y a un point, dit Brook, où la dynamique humaine d’action et de réaction arriverait dans une impasse sans issue : en soi, un conflit ne fleurit en rien. Et c’est ici que quelque chose d’autre fait irruption. C’est un des mystères de Shakespeare et c’est peut-être dans ce rapport que l’on peut deviner la raison de son insistance sur le thème de la miséricorde : seul le divin peut répondre de manière adéquate à un homme qui veut être homme, parcouru par un désir tellement déterminé qu’il le pousse à la sainteté la plus gratuite comme à la fureur la plus destructrice. Ainsi, comme la miséricorde est prérogative du divin, la liberté est celle de l’homme. Le lien entre Dieu et l’homme se joue dans le rapport entre liberté et miséricorde. La puissance de Shakespeare réside dans ce continuel et persistant questionnement sur la miséricorde et la liberté comme entités réciproques, décisives pour une seule raison : afin que l’être humain ne soit pas une tragédie pour l’homme. Beaucoup de la grandeur de Shakespeare réside sans doute dans ce problème radical : dans l’espace mystérieux entre ce qui est humain et ce qui ne l’est pas – divin et humain, être et non être – sa question est encore une présence brûlante.