Bob Dylan

Un mystique digne du Nobel

De la culture libérale au rapport avec les Beat, de Rimbaud à Saint-Augustin, portrait raisonné d’une icône de la musique entrée, à la surprise de tous, dans le panthéon de la littérature. Grâce aussi (surtout) à un cœur toujours inquiet.
Jason Blakely

Bob Dylan est le Prix Nobel de littérature 2016. Au-delà de la discussion sur l’opportunité d’attribuer à un chanteur les honneurs réservés aux romanciers et poètes « couronnés », aux Etats-Unis s’ouvre à nouveau celle du poids politique de son art. C’est un débat qui n’a pas progressé depuis que Dylan est apparu sur scène, dans les années soixante. Pourtant cela fait cinq décennies qu’il exprime clairement lui-même son sentiment d’aliénation par rapport au monde d’une certaine culture politique américaine, libérale et de gauche, qui le revendique comme un étendard. Dans une interview de 2004 il a déclaré qu’il préférerait qu’on le considère comme un « ivrogne, fou, sioniste, bouddhiste, catholique ou mormon », plutôt que comme « l’archevêque de l’anarchie », autrement dit le « porte-parole » de la gauche des années soixante. Cela a créé une forte confusion chez bon nombre de ses fans. Et la sensation de dépaysement est compréhensible. Après tout, Dylan a atteint la célébrité comme le plus grand auteur du mouvement de protestation. Pourtant, aujourd’hui, peu de gens comprennent vraiment la perspective qui sous-tend ses positions.

ENFANT PRODIGE
Il
est vrai que Dylan, du moins dans sa phase initiale, appartient à la tradition du folk de gauche et du mouvement des chanteurs compositeurs. Il s’agissait d’une vague musicale populiste, purement américaine, qui, au milieu du siècle dernier utilisait des morceaux folk pour susciter une prise de conscience par rapport à des problèmes tels que le racisme, l’exploitation des travailleurs et les abus de pouvoir de la part des élites économiques. L’objectif du mouvement était, aussi, de provoquer un changement social. Dylan était leur enfant prodige. Avant d’avoir vingt-cinq ans, il avait déjà écrit des morceaux qui l’avaient rendu célèbre. A cette période appartient « Blowin’in the Wind », considéré comme l’hymne autant du mouvement pour les droits civils, que du mouvement pacifiste. Ce sont des mots tellement connus qu’ils ont perdu une partie de leur force poétique. Et pourtant ils conservent le murmure sourd de leur rugissement originel, d’une portée historique : « Combien de routes un homme doit-il parcourir, avant que vous ne l'appeliez homme ?/ …Oui, et combien de fois doivent tonner les canons / avant d'être interdits pour toujours ? » Pour Dylan, la réponse souffle dans le vent. Le vent suit le rythme de nos aspirations, de nos espérances, de nos rêves d’une société plus équitable, mais une justice de ce genre n’a encore aucun fondement et reste irréalisable. Mais la réponse de Dylan, vague et mystique, remonte à une deuxième tradition qui inspire son art - une réalité qui a fini par avoir une influence très forte et a fait naître des frictions entre lui et la gauche : la poésie Beat.

A première vue, les Beat sont parfaitement en harmonie avec les idéaux libéraux. Après tout, le mouvement Beat est souvent défini comme le précurseur du rejet du conformisme, de la société de consommation et du traditionalisme de la part de la contreculture hippie. Comme les romantiques qui les ont en partie inspirés, les beats voyaient dans l’art une recherche esthétique de l’illumination spirituelle en opposition à l’hyper-réalisme de l’époque moderne. Cet objectif était parfois poursuivi à travers les religions asiatiques comme le bouddhisme, mais le plus souvent encore à travers une expérimentation anti-moraliste de drogues, sexe, art et l’identification continuelle avec les rejetés et les marginaux de la société américaine. Dylan entre très tôt en contact avec les poètes Beat dans les mêmes cafés de Greenwich Village que ceux où se produisaient les musiciens folk. Il commence à s’approcher de leur sensibilité et de leur style en introduisant dans ses textes des expressions cultivées et argotiques, des thèmes liés à la société de consommation qui avance et du matérialisme spirituellement aride de l’Amérique de l’après-guerre. It’s Alright Ma, dont le texte se développe en tache d’huile, contient des vers furieux sur l’aplatissement spirituel des personnes qui l’entourent, à cause de la culture marchande : « Des signaux publicitaires qui vous induisent / à penser que vous êtes le seul /qui peut faire ce que personne n'a encore jamais fait / qui peut gagner ce que personne n'a encore jamais gagné. / Pendant ce temps la vie dehors continue / tout autour de toi »

RECHERCHE DOULOUREUSE
L’antimatérialisme Beat avait de gros points communs avec le scepticisme de la gauche vis-à-vis du capitalisme. Mais le fait est que cette poétique avait un horizon beaucoup plus vaste que celui de la politique. Les Beat étaient des chercheurs – ils tendaient vers le transcendant. Leur recherche portait sur la récupération d’un sentiment religieux plus profond, qui avait été asphyxié dans le monde moderne. Cela les mettait souvent en contradiction ouverte avec la gauche traditionnelle, qui était rigoureusement laïque et voyait l’existence humaine comme un facteur principalement politique. Dans son roman Desolation Angels (qui plus tard inspira Desolation Row de Dylan), Jack Kerouac décrivait ainsi cette tension : « Je suis allé à Columbia, où la seule chose qu’ils essayaient de nous enseigner c’était Marx, comme si cela m’intéressait en quoi que ce soit. Je séchais les cours, je restais dans ma chambre et je dormais entre les bras de Dieu… j’étais plus fait pour la Russie du XIX s., que pour cette Amérique moderne faite de cheveux en brosse et de visages renfrognés à l’intérieur des Pontiac ». Ce thème Beat de la recherche spirituelle dans la désolation d’une Amérique matérialiste, est évident dans « It’s Alright Ma » de Dylan. Ce morceau contient la déclaration la plus synthétique de toutes sur la recherche spirituelle des Beat, le fameux aphorisme : « Il n’est pas occupé à naître, il est occupé à mourir. » L’objectif spirituel de la vie humaine n’était pas nécessairement de nature politique, mais consistait plutôt à renaître continuellement : être comme des enfants face à la beauté du cosmos, être ouverts et enthousiastes devant la réalité. Comme Dylan dira beaucoup plus tard, une personne doit s’engager spirituellement à rester « Forever Young », jeune pour toujours. Le but premier de l’art est l’illumination religieuse et non la mobilisation idéologique. Dylan a hérité des Beat le langage imagé, l’éclectisme et les collages de fragments lyriques modernistes. Mais pour sentir sa poétique il est nécessaire de se tourner vers l’influence du symbolisme français et sa tentative de démonter la relation entre signifiant et signifié. Dylan a connu le travail du poète symboliste français Arthur Rimbaud grâce à Suze Rotolo, sa compagne pendant les années du Greenwich Village, de 1961 à 1964. Rimbaud pensait que l’art devait exprimer des vérités transcendantes qui pouvaient être communiquées seulement d’une façon indirecte. Il se référait aux romantiques, à leur critique du culte de la raison chez les auteurs des Lumières et de la conviction que l’idéologie rationaliste aurait pu sauver le monde.

LA NOTE COSMIQUE
Dans « Mr.Tambourine Man » Dylan fait référence à l’appel de Rimbaud au voyage mystique à travers la souffrance et l’amour, à la recherche de ce qui est « indéfinissable ». Le parcours du protagoniste devient au fur et à mesure irréel, l’emmenant à travers « Les anneaux de fumée de mon esprit/ sous les ruines brumeuses du temps, / bien au-delà des feuilles gelées, / des arbres hantés effrayés, / dehors vers la plage venteuse, / hors de l'atteinte entortillée du chagrin fou ».
Mais qui est vraiment le « tambourine man » ? Pourquoi son voyage implique-t-il la perte de soi ? Les symboles dépassent, ici, le sens des mots. Ils visent plus loin. L’utilisation des concepts du Beat et du symbolisme français pour refuser la réduction de l’art à une idéologie, est évidente dans une interview accordée en 1963 à Studs Terkel, journaliste renommé de la gauche de l’époque. Terkel : « Prenons « Hard Rain’s Gonna Fall », selon moi ce sera un classique, même si cette chanson est peut-être née de ce que tu penses de la pluie radioactive ». Dylan : « Non ! Ce n’est pas de la pluie radioactive. D’autres aussi l’ont pensé…ce n’est pas de la pluie radioactive. C’est une pluie battante ». Terkel : « Pluie battante ? » Dylan : « Ce n’est pas une pluie radioactive. C’est une pluie battante ». Ce qui apparaît comme une tentative plaisante de la part de Dylan de réduire la chanson à son sens littéral, est en réalité un geste de protection des symboles qu’elle contient. Le symbole se réfère à un niveau de réalité qui ne peut pas être complètement expliqué par la politique ou en termes de langage. Cette prise de distance n’a jamais été aussi évidente que quand Dylan, en 1968, écrivit à nouveau le standard folk « I Dreamed I Saw Joe Hill » en le transformant en « I Dreamed I Saw St. Augustine ». La composition originale était devenue un standard folk, un morceau manifeste de la gauche proposé par Pete Seeger et Joan Baez. Elle raconte l’histoire d’un syndicaliste, Joseph Hillström, dont la mort violente est devenue un symbole du martyre laïque. Par contraste, le morceau de Dylan remplace Joe Hill par Augustin d’Hippone. La chanson s’ouvre avec les mêmes mots, mais les noms ont changé : « Je rêvais que je voyais Saint Augustin, vivant comme vous et moi » Dylan arrive à imaginer le saint qui nous met en garde en disant qu’ « aucun martyr n’est parmi vous maintenant, que vous puissiez prétendre vôtre » (de nos jours nous n’avons aucune idée de ce que sont les vrais martyrs) et que nous sommes tous « des rois et des reines très doués », mais nous ne comprenons pas combien nous valons. C’est là la « triste plainte » de saint Augustin adressée à un monde piégé dans la cage du désenchantement spirituel. En outre, dans la ballade originale le coupable de l’injustice était clair – "les maîtres". Mais dans la réécriture de Dylan, nous avons tous eu un rôle dans l’assassinat de saint Augustin (de même que toute l’humanité, dans la théologie chrétienne, est impliquée dans la crucifixion de Jésus). La recherche religieuse ou spirituelle inclut et informe la politique, sans pour autant pouvoir se réduire à elle. Ce que de nombreux auditeurs de Dylan ont encore des difficultés à comprendre c’est son caractère cosmique et mystique. Les problèmes sous-tendus par les discussions entre la gauche et la droite américaines (toutes les deux « sont en train de lutter dans la tour de contrôle ») sont beaucoup plus profonds que ne le reconnaissent les deux parties. Peut-être le Prix Nobel servira-t-il à faire écouter Dylan avec plus d’attention. Pour le comprendre mieux que nous n’avons fait jusqu’à maintenant.