Édouard Manet, Le fifre (dét.), 1866

Manet, le révolutionnaire

L’exposition “Manet et le Paris moderne”, ouverte du 8 mars au 2 juillet au Palais royal de Milan, célèbre les œuvres du grand peintre français. Elle part du tableau qui a donné naissance à l’art moderne et est centrée sur un mot : l’expérience.
Giuseppe Frangi

Si l’on devait fixer la date de naissance de l’art moderne, on serait censé retenir 1866.

Un an plus tôt, l’artiste parisien Édouard Manet est l’objet d’un scandale retentissant pour avoir présenté au Salon de 1865 un nu féminin, Olympia. (Le Salon était une manifestation artistique organisée chaque année à Paris depuis le XVIIIe siècle : on y exposait les œuvres agréées par l'Académie des beaux-arts). Manet avait ensuite proposé deux tableaux qu’il voulait ‘conciliants’, dont Le Fifre, représentant un garçonnet en uniforme des enfants de troupe de la garde de Napoléon III, en train de jouer du fifre. Sujet innocent, de nature à convenir au public bourgeois du Salon. Mais même ce tableau suscita de violentes querelles, au point qu’il fut écarté par la Commission appelée à décider de ce qui serait exposé, ou non, cette année-là.

En regardant aujourd’hui Le Joueur de fifre (titre original du tableau et titre également de l’Exposition dédiée à Manet au Palais royal de Milan), on se demande ce qui a pu scandaliser... Si l’on comprend qu’Olympia dans sa nudité ait paru inconvenante aux yeux des bien-pensants parisiens -encore que l’histoire de la peinture abonde en femmes nue-, devant ce jeune garçon qui joue du fifre, on ne voit pas ce qui pouvait faire problème. Evidemment, le scandale n’avait rien à voir avec le sujet mais provenait d’autre chose. Et cet ‘autre chose’ concernait l’ADN du tableau. Avec Manet se produit en effet un saut en avant, si vertigineux qu’on peut dire en vérité que l’art moderne a débuté à ce moment-là.

Pour bien comprendre, il faut observer ce chef-d’œuvre, de l’intérieur, en se laissant guider par le regard de Michel Foucault. Le philosophe a donné une série mémorable de leçons sur Manet, leçons qui ont été rassemblées par la suite dans un livre (traduit en italien par les Editions Abscondita). Foucault attire l’attention sur un élément capital : Manet a fait disparaître l’arrière-plan. « Il n’y a aucun espace derrière le joueur de fifre, écrit Foucault ; non seulement l’espace est absent derrière lui, mais il semble en quelque sorte ne se trouver nulle part ». En fait, les pieds du garçon ne reposent sur rien, car le fond est un continuum neutre et totalement vertical. Arrière-plan et surface de la toile se confondent.

Édouard Manet

FENÊTRE OUVERTE
Foucault remarque ensuite un autre facteur beaucoup plus déstabilisant : la lumière ne vient ni de droite ni de gauche ; elle est rigoureusement frontale. Elle n’émane pas d’une source interne au tableau, visualisée ou simplement suggérée : elle vient de l’extérieur, peut-être de la fenêtre ouverte de la pièce où le tableau est suspendu.
Après des siècles de créations picturales qui nous avaient habitués à l’illusion d’un espace créé à l’intérieur de la toile, Manet nous montre que cette solution a épuisé l’ensemble de ses potentialités. Toutes les œuvres exposées au Salon représentaient l’épilogue un peu pathétique d’une grande histoire (et, vues avec les yeux d’aujourd’hui, il n’y a rien de plus évident). Pour donner une autre perspective, une autre raison d’être à la peinture, il fallait couper les ponts ! Et cette rupture ne concernait pas le sujet, comme le démontre bien l’histoire du Joueur de fifre. Foucault écrit que Manet a créé le ‘tableau-objet’ : un tableau où ce n’est plus le contenu (c’est-à-dire le sujet) qui est prédominant, mais bien ce qui advient lorsqu’on le peint. La légitimation du tableau ne vient pas de ce qu’il représente, mais de l’expérience dense, profonde qui l’a fait exister.

En cette année 1866, l’histoire de la peinture entre dans une troisième dimension : c’était une évidence qui avait assez déstabilisé le jury du Salon, cette année-là, pour qu’il l’épargne au public en écartant Le Joueur de fifre de Manet. Ce tableau échappait à toutes les catégories et montrait quelque chose d’inédit. Rares étaient ceux qui, à l’époque, avaient conscience de la nouveauté de Manet. Parmi eux, Émile Zola qui, devant le tableau rejeté par le jury, déclara : « Je ne crois pas que l’on puisse obtenir un effet plus puissant avec des moyens aussi simples ». Deux ans plus tard, Manet peint le portrait de Zola, porte-drapeau de la ‘nouvelle peinture’ (on peut le voir à l’Exposition de Milan). L’écrivain y est représenté assis -ses pieds sont hors champ- mais sa position est volontairement et violemment aplatie, écrasée. Sur la table et au mur, sont mis en en évidence des éléments significatifs : une estampe japonaise, la gravure d’une œuvre de Velasquez, une reproduction d’Olympia et la couverture de l’ouvrage polémique que Zola vient de consacrer à son ami peintre.

Avec Manet, la peinture vit une sorte de nouveau départ, en s’appuyant sur des solutions toujours fort simples. Ainsi, en parcourant l’exposition milanaise, on tombe sur un tableau datant des dernières années de l’artiste (il mourut en 1883 à l’âge de 51 ans). C’est une ‘marine’ peinte en 1880 : elle évoque l’évasion légendaire de Henri Rochefort, intellectuel libéral, protagoniste de La Commune, emprisonné au bagne de Nouméa, sur une île perdue au milieu de l’océan, en Nouvelle Calédonie. La mer emplit toute la toile ; au centre, l’embarcation du fugitif. Or le tableau est projeté en dimension verticale, ce qui crée une tension dramatique qu’aucune vue ‘en profondeur’ n’aurait pu donner. L’événement de l’évasion est littéralement transformé en un événement pictural. Pour Manet, le sujet est donc un stimulant qui le pousse à être plus novateur et plus audacieux dans son propre destin de peintre.

LAZARE
Un autre chef-d’œuvre exposé à Milan nous aide à comprendre toute la portée de la révolution inaugurée par Manet. Il s’agit du tableau Le Balcon (1868). On y voit trois personnages, deux femmes et un homme, qui, du haut d’un balcon ensoleillé, sont sans doute en train de regarder passer un défilé. Comme l’a encore une fois bien saisi Michel Foucault, les trois figures se profilent en contraste : du ’trou’ obscur de la chambre, l’éblouissante blancheur de la robe des dames ressort sur le costume noir de l’homme ; obscurité artificielle qui semble impénétrable par la forte lumière estivale de midi, laquelle pourtant bombarde frontalement la toile. Foucault avance la thèse que Manet, en créant Le Balcon, aurait abordé un des thèmes majeurs de l’histoire de la peinture, celui de la résurrection de Lazare. L’obscurité de la chambre serait celle du sépulcre et les deux femmes seraient Marthe et Marie, les sœurs de Lazare, témoins lumineux de son retour à la vie. Évidemment, Manet n’a pas eu l’intention de représenter un pareil sujet. Cela s’est produit ou a été ‘suscité’ selon une dynamique inhérente à l’acte de peindre. D’une certaine manière, le sujet se matérialise en tant qu’expérience qui dépasse la représentation. Il s’agit d’une dynamique libre et gratuite, grâce à laquelle les grands thèmes présents au fond de la conscience humaine (par exemple le thème de la liberté ou celui de la mort) apparaissent de manière totalement imprévue. Et, dans certain cas, d’une manière splendide, belle et ‘inédite’, comme le montre Manet.

Avec Edouard Manet, l’histoire de la peinture prend un nouveau départ et ouvre des horizons qui frappent, tellement ils sont vastes (pensons, par exemple, à la peinture abstraite). La peinture religieuse elle-même, ’libérée’ des timidités d’une iconographie désormais vidée, et souvent réduite aux limites de l’holographie, a pu depuis lors expérimenter une infinité de voies et de langages nouveaux qui lui ont redonné vie. C’est pourquoi, même en face d’une simple nature morte de Manet, comme L’Asperge (1880), sujet banal et surprenant, nous devons nous dire que nous avons affaire au germe, d’une émouvante beauté, de tout l’art qui suivra.